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À cause du brouhaha qui emplit le bar, la voix de Sacha ne lui parvient que dans un murmure étouffé. Kolia attrape son ami par le bras et le force à se rapprocher pour qu'il répète.

— Je dois y aller, on m'attend, crie-t-il à son oreille.

Kolia sourit et acquiesce. Ils savent tous les deux qui est ce « on », celui qui le fait rentrer alors que minuit n'a pas encore sonné, un samedi soir qui plus est. Kolia regarde avec regret la silhouette de Sacha fendre la foule en s'éloignant. Ce n'est pas comme s'il voulait de lui, ou même de son petit-ami qui, bien que charmant, l'a toujours mis vaguement mal à l'aise ; il voudrait simplement trouver quelqu'un lui aussi, et ailleurs que dans une chambre d'hôtel anonyme.

Il commande une nouvelle bière au bar et sort par la porte de service pour l'agrémenter d'une cigarette. Des filles sortent à leur tour et lui jettent un coup d'œil curieux, qu'il ne prend pas la peine de leur retourner. Ce soir, il n'est pas d'humeur à jouer le jeu du mec normal et rangé. Son travail de secrétaire dans l'entreprise de bois de ses parents est plus ennuyeux chaque jour, et sans les efforts de Sacha pour le garder sur pieds, il aurait sûrement pris ses clics et ses clacs il y a longtemps pour aller voir ailleurs.

Ailleurs, oui, mais où ?

Une averse éclate soudain au dessus de sa tête. Il part se mettre à l'abri du préau, sa cigarette a moitié entamée. Il n'y a plus que lui dans l'arrière-cour miteuse du bar, encombrée de cartons pourrissant sous l'assaut des intempéries. La bière a goût de pisse et sa cigarette de mélasse amère. Il pose la première au sol et écrase la seconde sous son talon, trop las pour retourner à l'intérieur. Il sait déjà qu'il va devoir rentrer, seul.

Comme toujours.

— T'as pas une clope ?

Il se tourne en direction de la voix et se retrouve face à un chien mouillé, ses cheveux décolorés plaqués le long de ses joues creuses par la pluie. Il hausse un sourcil mais sort tout de même une cigarette, dont le garçon s'empare avec un signe de tête en guise de remerciement. Kolia le regarde du coin de l'œil l'allumer à grand-peine puis s'incruster près de lui pour la fumer au sec. En moins de cinq bouffées, il en a déjà consumé plus des trois quarts.

Kolia secoue doucement la tête, navré que la seule chose pour le distraire soit de voir un gamin encore plus pitoyable que lui. Quel triste réconfort.

— Hey, ça t'intéresse ? demande celui-ci en écrasant son mégot.

— Quoi ?

— La totale.

Le garçon lui montre trois doigts et Kolia secoue aussitôt la tête en fronçant les sourcils.

— Rentre chez toi, gamin, gronde-t-il en s'écartant.

La pluie est froide et cinglante mais il la brave sans rien dire ; il préfère écouter le gargouillis de l'eau plutôt que ces inepties sortir de la bouche de quelqu'un à peine en âge de boire. Malheureusement pour lui, l'autre n'est pas décidé à le lâcher : il surgit devant lui, vaguement essoufflé.

— Attends, putain. La moitié ?

— Tu délires ou quoi ? J'ai l'air de me payer des putes ?!

Il redoute un instant que le gosse lui réponde « oui » mais celui-ci baisse la tête face à sa colère. Kolia le contourne et poursuit son chemin, jusqu'à ce qu'une main agrippe sa manche pour le retenir.

— S'te plaît, gratuit si tu veux, je veux juste dormir quelque part… si je rentre maintenant je vais me faire tuer.

Sous les mèches blondes, Kolia voit des marques violacées s'étendre de chaque côté de son cou, et la culpabilité vient aussitôt balayer tout son bon sens. Il se remet en marche, les lèvres pincées, tirant le garçon par le bras jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il doive le suivre.

D'habitude, Sacha et lui traînent dans les bars de leur quartier, mais pas ce soir. Il espérait qu'en allant jusqu'au centre, il pourrait faire mieux qu'un simple verre entre amis. Maintenant qu'il se retrouve avec un fardeau sur les bras, il regrette d'avoir traversé la ville pour ça, envisageant même un instant de se débarrasser du garçon dans un motel en route.

Lorsqu'il se tourne vers lui, l'air défait que le gamin affiche lui passe toute envie de le laisser finir la nuit seul. Il aimerait pouvoir s'indigner de sa situation, mais il sait bien qu'il n'est ni le premier ni le dernier ado à la rue qui préfère vendre ses services que de se remettre sur les rails.

Il aimerait bien pouvoir refaire le monde, mais ce soir, il ne s'en sent vraiment pas le courage.

Le chauffeur de taxi qui les conduit à destination les regarde avec un mépris mal dissimulé. Kolia sent qu'il va devoir mettre la main à la poche pour s'éviter les remarques mais ça n'a pas d'importance. Comparé à la galère de prendre le métro, quelques roubles de plus ne sont rien.

 

— Il n'y a rien de valeur ici alors n'essaye pas, grogne-t-il en laissant son invité entrer dans son appartement.

— Je ne suis pas un voleur, répond sèchement l'intéressé.

— Et moi je ne suis pas la SPA. Va te laver et laisse tes fringues dans l'entrée.

Lorsque le garçon commence à se déshabiller, Kolia réalise qu'il a oublié de préciser l'entrée de la salle de bain. Trop tard pour l'arrêter, maintenant. Sous un vieux tee-shirt moulant et un jean troué aux genoux, son corps n'est qu'os et nerfs, encore recouvert d'un duvet blond ne parvenant pas à masquer les cicatrices et ecchymoses qui s'étendent ici et là.

Le gamin semble surpris que Kolia ne détourne pas les yeux ni ne fasse de remarque. Qu'y a-t-il à dire, après tout ?

— Frotte bien, lâche-il en désignant la salle de bain.

Pendant que le son de la douche résonne dans l'appartement, Kolia se prépare un café en prévision de la nuit qui l'attend. Il se demande ce qu'il lui a pris de ramener chez lui un prostitué, probablement mineur et peut-être drogué. Il se demande aussi ce qu'il aurait pu faire d'autre… le laisser crever sous la pluie, jusqu'à ce que quelqu'un le ramasse et finisse de lui rompre le cou ?

Il aurait bien appelé Sacha pour lui en parler mais à cette heure-ci, il doit être occupé à autre chose de bien plus intéressant. L'attente est interminable. Après un mug entier de café, il entre dans la salle de bain en toussotant pour annoncer sa présence. Le garçon est assis au sol, tête baissée sous le jet fumant de la douche. Kolia se demande s'il s'est endormi mais lorsqu'il éteint, celui-ci lève sur lui des yeux marron et humides.

— Allez, sèche-toi, gamin. Je vais t'apporter des fringues propres.

— Nika, dit-il en prenant la serviette qu'on lui tend. Pas « gamin ».

— Nikolaï ? s'étonne son hôte à l'idée qu'ils partagent le même prénom.

— Nikita.

Il se retient de sourire et part chercher un tee-shirt et un short dans son armoire, espérant que le cordon sera suffisant pour le faire tenir sur les hanches ridiculement étroites de Nika. Celui-ci les enfile sans rien dire et le suit au salon, s'asseyant sur le canapé à ses côtés. Lorsqu'il commence à l'embrasser et glisse une main sur son entrejambe, Kolia se voit obligé de le saisir par les épaules pour l'écarter, réfrénant une grimace au son de ses os craquant sous ses doigts.

— On ne t'a pas appris à dire merci avec des mots ?

— Je peux le faire avec la bouche, propose-t-il en tentant de se dégager.

— C'est gentil mais tu n'es vraiment pas mon genre.

— Quoi, tu es hétéro ? Ferme les yeux et puis voilà.

— Non, pas « et puis voilà ». Laisse tomber, je ne suis pas d'humeur.

Il regarde Nika se replier sur lui-même, ramener ses jambes griffées contre lui et masquer son visage pâle sous les longues mèches décolorées qui s'emmêlent sur son crâne. Il lui rappelle un peu Elia, la fille d'Anna dont Sacha s'occupe souvent ; elle prend la même posture défensive lorsqu'on la contrarie, ses ongles plantés de colère au creux de ses paumes.

— Tu as quel âge ? demande Kolia.

— Vingt ans.

— C'est ça, et moi j'en ai dix-huit.

— Tu as plutôt l'air d'en avoir trente…

— Vingt-cinq, merci bien, râle-t-il avec un petit sourire. C'est un client qui t'a fait ça ?

— Ça quoi ? rétorque Nika en levant les yeux vers lui.

Kolia tapote sa gorge, le faisant reculer par réflexe.

— Ouais, ouais. Chacun son trip, tant qu'ils payent…

— Quelle philosophie de merde, soupire Kolia.

Cette fois-ci, pas de réponse. Il n'a même plus envie de lui poser de questions, pas envie d'en savoir plus sur son quotidien misérable et ses passes glauques qui doivent lui rapporter un montant dérisoire pour qu'il veuille les enchaîner même dans son état. Il l'observe un moment, son visage quelque part gracieux dans sa maigreur, les dessins au cutteur sur ses bras qui forment des tatouages incolores.

Nika l'imite et pose timidement une main sur le genou de Kolia.

— C'est sympa de m'avoir pris.

— Qu'est-ce qui te dit que je ne suis pas un psychopathe qui va t'égorger et te découper en morceau ?

— Je n'ai pas peur de mourir.

— Eh bah tu devrais !

Énervé, Kolia se lève et passe derrière le paravent en bois qui sépare son studio en un semblant de salon et de chambre. Il balance ses vêtements dans le panier d'osier qui lui sert de bac à linge et part se laver les dents pour ôter le goût désagréable qui tapisse sa langue depuis sa dernière cigarette.

— Soirée à la con, grommelle-t-il en jetant une couverture en direction du canapé.

Il se glisse lui-même sous les draps et attrape le livre écorné qui peuple sa table de nuit, trop énervé pour fermer l'œil. Il entend le parquet grincer sous les pas de son invité et fais mine de ne pas le voir s'approcher du lit, s'agenouiller à son chevet.

— Je peux dormir avec toi ?

— Tu rêves, pour que tu me sautes dessus ?

— Que si tu es d'accord, promis. Allez, s'il te plaît…

Un soupir las lui répond. Kolia l'ignore quelques pages supplémentaires mais la ténacité du garçon est remarquable.

— Viens et tiens-toi tranquille, finit-il par céder.

D'ici qu'il éteigne enfin la lumière, Nika semble s'être endormi, roulé en boule de son côté du lit. Mais lorsqu'il s'installe à son tour, il le sent se rapprocher, sa jambe effleurer les siennes, ses doigts se poser sur son ventre.

— Qu'est-ce que j'ai dit ? gronde-t-il en lui empoignant le bras.

— Tu n'as pas dit que je n'avais pas le droit de te persuader.

— J'aurais dû !

Nika le pousse gentiment du nez, frotte son front contre sa joue et sa bouche contre son menton rugueux, et il sent malgré lui qu'il ne peut pas rester insensible à ses avances. Lorsque sa langue vient se faufiler entre ses lèvres, Kolia pose une main sur sa nuque pour le presser contre lui, soudain avide de contact. L'obscurité qui les entoure est une bénédiction ; il n'aurait jamais pu le toucher en voyant les bleus s'étendre sur le corps de son amant, mais Nika ne démontre pas le moindre signe d'inconfort.

Les quelques vêtements qui leur restent rejoignent rapidement le panier d'osier. Nika s'installe au-dessus de lui, ses cuisses pressées contre ses hanches, et à le sentir se frotter contre lui avec un gémissement excité, Kolia se demande s'il n'a pas sous-estimé son âge. Son sexe est déjà dur et il le caresse avec un petit rictus, élicitant un nouveau gémissement de son partenaire. Ce n'est que lorsque des petites dents se referment autour de son téton qu'il le lâche, soudainement trop occupé par son propre plaisir pour poursuivre ses actions.

Comme il s'y attendait, le garçon est beaucoup trop talentueux pour son bien. Ses lèvres viennent à peine de se refermer sur sa chair qu'il a déjà envie de jouir. Nika le sent et vient lécher ses bourses à la place, les faisant rouler sur sa langue pour arracher un gémissement à son amant.

Kolia retrouve ses esprits le temps de le saisir sous les bras pour le faire remonter et le plaquer sur le matelas. La bouche qui se presse contre la sienne a un goût douceâtre qui l'excite étrangement. Sa conscience lui crie qu'il délire complètement, que préservatif ou non il s'expose à toutes sortes d'infections plus ou moins mortelles et que vu l'âge probable de son partenaire, il est passible de nombreuses années de prison ne serait-ce que pour l'avoir embrassé.

Malheureusement pour elle, Kolia ne l'écoute pas aussi souvent qu'il ne le devrait.

Le gémissement que Nika lâche lorsqu'il s'enfonce en lui est musique à ses oreilles. Il réalise soudain que ça fait des semaines, peut-être des mois qu'il n'a pas ramené un mec chez lui. Une bonne raison de faire durer la rencontre de ce soir, aussi malsaine soit-elle, aussi longtemps qu'il le peut.

Son partenaire n'a pas l'air de partager son avis. Entre son timbre mélodieux, ses doigts qui se glissent partout où c'est agréable et sa langue qui essaye de s'installer de façon permanente chez la sienne, Kolia a la sensation qu'on l'a branché sur un générateur menaçant de l'électrocuter à tout moment. Il a beau lui chuchoter de calmer le jeu, Nika l'ignore : d'un mouvement de bassin qui le prend par surprise, Kolia se retrouve sur le dos, son amant à cheval sur lui.

Durant les quelques secondes qu'il passe à admirer sa silhouette dans l'obscurité, Nika conclut un déhanché obscène par un adorable couinement qui le fait se répandre sur son torse. Kolia n'a pas le temps de protester qu'il sent ses faibles défenses s'effondrer ; le temps de se redresser pour le serrer contre lui, il lâche à son tour un gémissement que Nika étouffe d'un baiser.

Contre toute attente, Nika poursuit ses marques d'affection longtemps après qu'ils se soient vautrés entre les draps défaits, et encore plus surprenant, Kolia peine à trouver l'envie de l'arrêter. C'est finalement la fatigue qui le persuade de décrocher le garçon de son cou pour un détour par la salle de bains avant de s'installer sous la couette, pour de bon cette fois.

Au réveil, Kolia ne prétend pas être étonné de se retrouver seul, mais le petit mot laissé à son attention sur le meuble de l'entrée lui arrache un sourire.

« Merci, je te revaudrai ça. N »

— Ça m'étonnerait, gamin, grommelle Kolia en froissant le papier entre ses doigts.

Pourtant, plutôt que de le jeter, il le glissa dans le tiroir de la table basse, où atterrit tout ce qui n'a pas vraiment sa place ailleurs.

 

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