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Il tombait. Autour de lui, tout était noir, immobile, silencieux. Aucune odeur ne venait troubler sa chute, aucune ombre de vent. Juste la sensation inexorable de tomber, la résistance de l'air, cet étrange sentiment d'aspiration dans le néant. Plutôt qu'un malaise, une certaine sérénité l'envahissait tandis qu'il s'enfonçait lentement dans les ténèbres.

 

Emmanuel se réveilla en sursaut.

Il referma les yeux lorsqu'un rayon de soleil l'atteignit en plein visage, s'étira, puis se leva pour rejoindre la salle de bain d'un pas endormi. Il n'était que sept heures mais son horloge biologique n'avait pas encore compris qu'il était en vacances. Une irrépressible envie de s'étendre sur la terrasse le prenait dès que le soleil d'été se montrait, et s'il le pouvait, il ne s'en serait pas privé aujourd'hui.

Sauf qu'il avait un train à prendre dans deux heures. Lézarder sur la terrasse, ce serait pour une autre fois.

Il sortit de la salle de bain à peine sec et partit se faire un café, nu. Il n'avait aucun problème avec le fait de ne rien porter lorsqu'il était chez lui – après tout, il était bien chez lui, autant en profiter. Il avala un mug de liquide amer en se grattant le ventre, engloutit deux barres chocolatées pour accompagner le tout, et repartit vers la chambre pour finir de se préparer.

Dans un coin de la pièce, un sac de randonnée et un autre de sport, tous deux pleins à craquer, contenaient déjà ses affaires pour les deux semaines à venir. Il enfila un jean large, sortit un tee-shirt de l'armoire et le laissa sur le lit le temps d'examiner l'état de sa dernière folie en date.

Sur son bas-ventre, l'encre du nouveau tatouage luisait encore légèrement, formant une ligne plus foncée sur les bords qui contrastait avec sa peau rougeâtre. Il en suivit du doigt les contours, soupirant de plaisir, et y appliqua une fine couche de crème hydratante avant d'enfin enfiler son tee-shirt.

Dans sa vie, il avait eu plus de tatouages que de rencarts ; il savait à quoi s'attendre avec celui-ci, contrairement à ses nouvelles conquêtes. Heureusement, son boulot était assez prenant pour lui passer l'envie de sortir le soir ou d'avoir constamment quelqu'un entre les pattes.

Il aimait sa vie tranquille, dans cette petite ville sans histoire où il pouvait n'être qu'un inconnu s'il le voulait. Il ne gagnait pas une fortune, mais assez pour voir le monde et satisfaire ses quelques petits hobbies au passage – comme celui qu'il allait satisfaire la semaine prochaine, courtoisie de son meilleur ami.

Il se réjouit d'être récemment passé voir Prune, sa relookeuse attitrée. Cela lui éviterait d'avoir quoi que ce soit à faire à ses cheveux, fraîchement colorés en une brillante teinte de gris. Il y passa les doigts pour la forme, puis jeta un dernier coup d'œil à ses sacs.

Tout était prêt, il ne restait plus qu'à y aller.

Une fois à bord du train, calé contre la fenêtre et sa veste serrée autour de lui, il planta ses écouteurs dans ses oreilles, monta le son et ferma les yeux. Il cherchait au fond de lui le souvenir de la chute, cette paix intérieure qu'elle lui procurait. Lorsqu'il la trouva, le monde cessa d'exister et il somnola, un petit sourire aux lèvres.

*

 

– Manu, mon amour ! s'exclama Matthias lorsqu'il le retrouva à la gare.

Emmanuel grogna mais le laissa l'éteindre affectueusement, trop habitué par son attitude pour s'en offusquer.

­– Tu as fait bon voyage ?

– Aussi bon que possible, je suppose.

– Steph est resté dans la voiture, on te ramène à la maison. J'ai organisé une petite fête pour célébrer ton arrivée !

­ – Super… Je me tape neuf heures de train et tu veux en plus me faire aller à une fête ?

Matthias se contenta de rire en l'entraînant vers la sortie. Heureusement, Emmanuel s'était déjà préparé à l'idée, vu qu'à chaque fois qu'il mettait les pieds chez les jumeaux, la – ou plutôt, les – fêtes étaient toujours de rigueur. Si c'était le prix à payer pour un logement gratuit et de qualité, il pouvait s'en accommoder.

Au volant du break rouge, Stéphane fumait une cigarette mentholée avec un air absent. Emmanuel lui glissa une main sur la nuque en guise de salut. L'intéressé sourit en lui jetant un coup d'œil, et fit démarrer le moteur dès que les garçons furent installés.

– Ça fait plaisir de vous voir, lâcha leur invité en s'étirant sur la banquette arrière.

­– Pareil, répondit Stéphane de sa voix calme.

De dos, les jumeaux étaient parfaitement identiques : même carrure, même hauteur, même teinte brune de cheveux coupés courts. De face, les yeux et la bouche fermés, on aurait certainement pu les confondre également, mais là où Matthias regorgeait d'énergie et d'humour cynique, Stéphane était étrangement posé et imperturbable. Dans ses iris cerclés de vert nageait une tranquillité inébranlable, tandis que ceux plus sombres de Matthias brillaient comme des flammes à chaque instant.

Ils ne se connaissaient que depuis quatre ans, mais il avait l'impression de déjà tout savoir d'eux. Matthias l'avait pratiquement adopté dès qu'ils s'étaient rencontrés et lui avait tout appris sur les hauteurs, surtout sur le moyen le plus rapide de descendre. Sous son euphorie et ses bavardages incessants, il possédait une sensibilité aigüe qui leur avait permis de s'accrocher l'un à l'autre toutes ces années, chacun complétant la personnalité de l'autre, lui redressant les bretelles à l'occasion.

Stéphane était un autre genre de personnage, plus terre à terre sans doute, mais tout aussi indispensable à Emmanuel aujourd'hui. Il anticipait déjà leur soirée, le cœur léger de pouvoir enfin profiter de leur compagnie après des mois sans se voir.

Ils arrivèrent à la villa en début de soirée. L'air commençait déjà à se charger de la lourdeur estivale, bien que juin fût à peine entamé. Stéphane se gara pendant qu'ils déposaient les sacs d'Emmanuel dans le patio, richement décoré d'art moderne. Cette étonnante demeure à la décoration éclectique ne reflétait pas grand-chose de la véritable vie des jumeaux, programmeur en freelance pour l'un et pilote de montgolfière pour l'autre. Le domaine leur était simplement légué de leurs grands-parents maternels, disparus alors qu'ils n'étaient que des gamins.

Tant que leurs parents préféraient voir le monde, ils en faisaient leur QG. Une aubaine pour les visiteurs de passage.

­– Tu veux manger un morceau ? proposa Matthias en le guidant vers la cuisine.

– J'ai toujours faim, tu me connais.

– Je me demande où tu mets tout ça, plaisanta-t-il.

Matthias était lui aussi du genre à avaler n'importe quoi sans jamais prendre un gramme, tandis que son jumeau se forçait à faire de l'exercice dès qu'ils abusaient d'une soirée dans leur restaurant mexicain préféré. Des années plus tôt, Emmanuel et lui avaient participé à un concours du plus gros mangeur de flammekueches – Matthias en avait englouti huit à lui seul, l'air à peine rassasié, alors qu'Emmanuel avait préféré se faire vomir après la cinquième, répugné par tout ce gras.

Depuis, ils étaient devenus inséparables.

Emmanuel se prépara un sandwich, qu'il dut refaire lorsque Stéphane mordit dedans à peine posé sur la table, et leur sortit une bière à chacun qu'ils allèrent siroter dans le jardin.

– Alors, quoi de neuf ? demanda Emmanuel qui léchait les miettes de ses doigts.

­– Oh, tu sais, la routine, soupira Matthias en lui montrant son poignet, toujours pris dans une attelle depuis une mauvaise chute le mois dernier.

– Toujours pas réparé ?

– Ils vont peut-être ré-ouvrir, une histoire d'os qui se remet mal…

– Hum, ça fait envie, plaisanta-t-il.

Stéphane s'approcha sans un mot et passa ses doigts dans ses cheveux, laissant couler les mèches grises devant ses yeux.

­– Tu as changé, dit-il simplement.

– Prune avait envie de tester de nouveaux trucs.

– Ça te va bien, lâcha-t-il avec un petit sourire rêveur.

Emmanuel se sentit presque embarrassé du compliment, peu habitué que son ami lui en fasse hors des moments où ils étaient seuls. Matthias rompit le charme pour lui faire un résumé des évènements depuis sa dernière visite, quelques mois plus tôt. Du boulot, parfois, trop de fêtes, des concerts et des soirées, et des rencontres sur lesquelles il se montra inhabituellement évasif.

Il laissa la conversation se dérouler sans lui un moment, mais le petit air insistant de Stéphane le força à parler lui aussi de son boulot, épuisant souvent, des humeurs de Prune, de ses sorties du weekend. Ses rencontres, elles ne regardaient que lui, et ils le savaient assez pour ne pas s'en mêler. Matthias lui china quand même une réponse au sujet de son célibat, qui lui attira un coup de poing amical.

Comme s'il était du genre à se caser, vraiment.

À peine le temps de se changer et la villa se remplit soudain d'invités par douzaines, la plupart inconnus, certains qu'il aurait autant aimé ne pas revoir. Stéphane le laissa se réfugier auprès de lui un moment, riant de toutes les filles qui venaient lui demander de montrer ses tatouages. Emmanuel céda lors des cinq premières bières, puis les envoya sur les roses avec une expression hargneuse qui ne manqua pas de les faire fuir.

Un joint calma son énervement, qu'une tournée de shots raviva avant que la seconde lui fasse carrément perdre le sens des réalités. Il était plus de deux heures du matin lorsqu'il remit les pieds sur terre et les intrus commençaient doucement à vider les lieux. Il annonça son départ à Matthias d'un signe de main, que celui-ci lui retourna maladroitement.

L'eau fraîche de la douche le sortit de sa torpeur. Il avala deux cachets d'aspirine pour la forme, conscient que cela ne suffirait pas pour éviter la gueule de bois du lendemain, et plutôt que de rejoindre sa chambre d'ami, frappa doucement à la porte en face.

Comme d'habitude, Stéphane était à-demi allongé dans son lit, le visage éclairé par la lueur blafarde de son ordinateur portable posé sur les cuisses.

­– Je peux venir ? chuchota Emmanuel.

­– Ferme derrière toi, répondit-il sans lever les yeux.

Emmanuel s'exécuta et abandonna son caleçon au sol, le seul vêtement qu'il portait, avant de se glisser sous les draps. Il crut s'endormir avant que Stéphane n'ait éteint sa maudite machine, mais le contact de ses doigts frais sur sa peau le réveilla aussitôt.

Il fit basculer le jeune homme sur le dos et ravit sa bouche, son piercing de langue résonnant contre leurs dents. Stéphane n'était pas vraiment le genre de mec qu'il avait l'habitude de fréquenter ; il les préférait plus vocaux, plus jeunes, plus insouciants surtout. Et pourtant, cette révérence avec laquelle ses mains le caressaient, la sensualité de ses soupirs avait le chic pour le faire frémir des pieds à la tête.

Il n'y avait rien de concret entre eux, pas vraiment de sentiments en dehors de leur amitié, mais l'attraction de leurs caractères opposés les avait emmenés sous la couette une fois, et Emmanuel avait réalisé qu'il aimait autant celle-ci que celle de sa chambre d'ami.

La couette, et son occupant aux mains baladeuses, bien sûr.

Stéphane le rendit ivre de caresses, de contact. Il le laissa passer sa langue partout sur son corps, redessiner ses tatouages et au-delà. Stéphane ne prononça pas un mot, jouant de ses doigts agiles pour laisser Emmanuel s'occuper de la musique, l'enfonçant jusque dans sa gorge pour le voir se tordre de plaisir. Il haleta et empoigna ses cheveux en bataille pour le faire remonter, sucer lentement sa langue. Stéphane soupira.

S'il n'était pas aussi fatigué par le voyage et la soirée, Emmanuel aurait fait l'effort d'aller chercher un préservatif pour finalement lui arracher quelques sons d'extase, mais ni l'un ni l'autre ne semblaient en état pour ça. Emmanuel s'installa sur lui, cuisses contre hanches, torse contre torse. Stéphane soupira dans sa bouche lorsqu'il empoigna leurs érections pour les frotter ensemble, mordit doucement sa lèvre percée.

– Tu es magnifique, haleta-t-il.

Emmanuel le laissa masser les côtés rasés de son crâne, démêler les longues mèches grises du milieu, puis descendre doucement le long de sa nuque, sa colonne, ses fesses. Il se cambra à son contact, se redressa pour que Stéphane tire sur ses anneaux de mamelons comme il l'aimait.

Lorsque celui-ci y planta carrément les dents, un éclair se propagea directement jusqu'à sa queue et il se répandit sur le torse de son partenaire, secoué de convulsions. Stéphane rit de le voir lâcher prise aussi vite et passa un doigt souillé sur les lèvres d'Emmanuel, qui le lécha pour le plaisir de voir ses yeux s'écarquiller.

Emmanuel le fit venir à la force du poignet, variant d'intensité pour le garder sur le fil du rasoir aussi longtemps que possible.

Ils profitèrent des derniers résidus de plaisir l'un contre l'autre, jusqu'à ce qu'Emmanuel soit prêt à s'effondrer de sommeil. Stéphane se dévoua pour aller chercher une serviette humide et le nettoyer vaguement, sans doute inquiet pour l'état de ses draps le lendemain. Lorsqu'il revint, Emmanuel s'était blotti à sa place, ronflant tout bas.

Il rêvait toujours qu'il tombait.

*

 

– Il s'appelle Vega, dit Matthias en rentrant lui-même son numéro dans le portable d'Emmanuel. Il a une maison près de Nice, on est allés sauter quelques fois ensemble. J'avais préparé ce voyage depuis des mois mais grâce à ce foutu poignet…

­– Dis-toi que tu fais une bonne action, ricana Emmanuel en avalant son sixième pain au chocolat.

– Génial, grommela son ami en lui rendant l'appareil. Si tu t'écrases au pied de cette putain de montagne, ce sera une sacrée bonne action, tiens.

– Ça n'arrivera pas, répondit-il très sérieusement. Je vais pas te faire honte auprès de ton pote, t'inquiète pas, ça fait pas trois semaines que je saute je te rappelle.

Emmanuel s'attendait à une bourrade amicale en réponse, mais Matthias était d'humeur exécrable depuis ce matin. Plutôt que de le prendre avec des pincettes, il se força à rester naturel, espérant ainsi que la mauvaise ambiance se dissipe d'elle-même.

– Parle-moi plutôt de ton type, ajouta-t-il, voir si je dois m'inquiéter que ce soit lui qui repeigne la falaise.

­– Ça ne risque pas, ce mec est le meilleur BASE jumper que j'aie jamais accompagné, il fait ça depuis presque dix ans. Il connaît du monde là-bas, il a déjà loué une cabine et une nana et son mec vous suivront en caisse, des potes à lui. T'auras même le temps de visiter la putain de région, alors soit gentil et sourit quand il te parle, capische ?

– Tu veux pas que je lui suce la bite aussi ? gronda Emmanuel en fronçant les sourcils.

– Je te laisse aviser pour ça, rétorqua-t-il en feignant d'ignorer son irritation. Tu as une heure de correspondance à Amsterdam et il te récupérera à l'aéroport dimanche, vous verrez ensemble pour le planning, on n'avait rien prévu de spécial. Il conçoit des jumpsuits comme hobby, il t'en ramènera sûrement une pour que t'essayes.

– La mienne est très bien, merci.

– Essaye d'abord, tu verras. Ce mec c'est un pro, pas un bidouilleur du dimanche, tu peux lui faire confiance pour ce genre de truc. Il n'a que mes mesures mais à part les centimètres qui te manquent, ça devrait t'aller. Et puis tu pourras toujours faire un ourlet…

Emmanuel lui sauta à la gorge avant qu'il finisse sa phrase, le secouant exagérément pour faire passer le message sans avoir à l'étrangler pour de bon. Pour cinq centimètres de différence, il avait du culot de faire une remarque !

Stéphane les interrompit au même moment, tirant Emmanuel en arrière pour épargner la santé de son jumeau.

– Vous pourriez vous tenir jusqu'à midi, au moins, fit-il remarquer sur un ton blasé.

Emmanuel se rassit en grognant. Heureusement pour lui que les deux frères n'étaient pas aussi crétins l'un que l'autre, ou il y aurait depuis longtemps eu un meurtre dans cette maison.

 

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