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-8. Russian Roulette
Qui sommes-nous ?
Des étrangers qui viennent de mondes différents
Ou peut-être sommes-nous les victimes d’explosions spontanées ?

Flëur, 2003

 

Un bruit de verre brisé le sort brutalement du sommeil. Comme souvent, la fenêtre de sa chambre s'est entrouverte et en plus d'un froid glacial, les sons de l'extérieur se font un plaisir de pénétrer dans sa maigre intimité. Ses paupières sont malheureusement trop lourdes pour qu'il se lève la refermer et il se contente de remonter les couvertures sur lui, grappillant quelques instants de repos supplémentaires.

Se lever, essayer de manger quelque chose, se traîner au lycée et passer la journée à remplir des copies d'examens insensés, pour finalement rentrer épuisé et devoir réviser à nouveau, jusqu'à en avoir les yeux rougis et que la fatigue l'emporte : voila son quotidien depuis le début de la semaine, et il lui faudra encore tenir le coup un jour de plus s'il veut voir arriver les deux semaines de vacances qui l'attendent.

Quelques heures plus tard, attablé devant le sujet de physique-chimie, son cerveau à peine éveillé tourne à cent à l'heure pour essayer de déchiffrer le charabia scientifique qui s'étale devant lui. Si l'épreuve de mathématiques, qui ressemblait surtout à des statistiques, était encore abordable, ces concepts-là lui paraissent totalement incompréhensibles. Il a pourtant passé une bonne partie de ses révisions sur le sujet, aidé à grand-peine par Gabriel qui désespérait de le voir autant perdu, mais à présent devant sa feuille blanche, son cerveau est comme vide. Quelques notions lui évoquent vaguement quelque chose et il se contente de recopier des morceaux du cours qui lui reviennent en mémoire, coinçant irrémédiablement dès qu'il s'agit de cas pratiques.

Le peu de motivation qui lui reste est alimenté par le fait que plus tôt il aura fini, et plus tôt il pourra jouir de ses premiers instants de vacances. Autant celles de Noël lui avaient paru mornes et fades, autant celles-ci seront un soulagement face à la terrible charge de travail dont on les accable ces derniers temps. Il jette un œil autour de lui pour voir ses camarades plongés dans leur copie, affairés à rédiger des lignes et des lignes de réponse. Il ne peut que soupirer de dépit en lâchant tout ce qui lui passe par l'esprit sur la feuille blanche, se faisant peu d'illusion quant à ce que cela risque de donner.

Avant même qu'il n'ait l'occasion de relire quoi que ce soit, le temps imparti touche à sa fin et en un clin d'œil, les copies sont ramassées par les surveillants. C'est à peine s'il a le temps de se lever que la quasi-totalité de la salle s'est déjà ruée à l'extérieur.

Au premier pas dehors, le vent glacé le prend de plein fouet après ces heures passées dans une fournaise, arrachant presque des larmes à ses yeux fatigués. Il repère tout de même Gabriel, appuyé contre un mur, qui lui fait signe de le rejoindre.

— Ça a été ? demande son ami avec une mine inquiète.

— Je ne sais pas, c'était un peu… compliqué pour moi.

— Alex ! l'interpelle aussitôt Marine en trottinant jusqu'à lui.

Il lui sourit par habitude mais le contrecoup de l'épreuve, ajouté au stress de l'ensemble de la semaine, commence à se faire sentir et il n'est pas vraiment d'humeur à supporter l'enthousiasme débordant de la jeune fille.

— Ça s'est bien passé ? demande-t-elle après un chaste baiser.

— Je ne sais pas. Et toi ?

— Ça va, c'était plus facile que je ne l'aurais pensé.

Il serre les dents pour ne pas faire de commentaire, prenant sur lui pour ne pas relever l'indélicatesse de la remarque.

— Il y a une fête ce soir, continue Marine, pour fêter le début des vacances. Tu viens avec moi ?

Quel genre de question est-ce, ce forçage implicite ? Il se tourne vers Gabriel pour chercher du soutien mais celui-ci s'est mis à l'écart, un masque de pierre pour visage alors qu'il regarde fixement l'horizon.

— Je suis fatigué, soupire Sacha, je crois que je vais dormir ce soir…

— Allez, il faut que tu viennes ! insiste-t-elle en accrochant soudain son bras. C'est la dernière fois qu'on se verra avant une semaine, j'ai envie de passer la soirée avec toi…

Une soirée à supporter pour une semaine de tranquillité, ça le vaut sûrement… Ce genre de pensée lui fait se demander parfois s'il fait bien de rester avec elle alors que ça devient de plus en plus pénible de lui consacrer du temps. Est-ce qu'en repoussant l'échéance il n'est pas en train d'aggraver ce qui l'attend au final ?

— Je ne sais pas…

— Juste un peu ! Au moins boire un verre, s'il te plaît.

L'énergie demandée pour lui résister commence à être plus importante que celle qu'il faudra pour s'y rendre et il abandonne la partie en hochant la tête.

— On se rejoint là-bas ? Je dois passer chercher Anaïs.

— D'accord.

Elle lui vole un nouveau baiser, un peu plus long que le précédent, avant de rejoindre ses amies postées un peu plus loin.

Encore une fois, il sent qu'il s'est fait avoir. Il croise le regard d'Ally en se retournant, étrangement envieux, et cette petite guerre féminine commence à sérieusement l'exaspérer. Si elles le connaissaient vraiment, elles se monteraient sûrement moins intéressées par sa personne.

« Les femmes j'ai donné, tout ce que ça m'apporte ce sont des ennuis. » Les paroles d'Armand lui reviennent en mémoire et il se demande bien pourquoi il ne l'a pas écouté à ce moment-là.

Gabriel n'a pas bougé, absorbé dans sa contemplation, et lui lance un regard vaguement dépité alors qu'il s'approche.

— Est-ce que tu vas venir ? demande Sacha sans trop se faire d'espoir.

— J'en sais rien, répond-il en haussant les épaules.

Sacha soupire devant ce « non » déguisé et résigné à son sort, le suit en silence jusqu'à l'endroit où leurs routes se séparent.

--

— Tu veux boire quelque chose ?

Il lui fait signe que non et cherche désespérément un moyen de s'éclipser de cette pièce bourrée de monde, de bruit et d'alcools plus immondes les uns que les autres. Comme il s'en doutait, venir était une mauvaise idée. Le mélange des odeurs de boissons, de sueur et de marijuana lui donne la nausée, sans compter qu'il a faim et que les quelques résidus de nourriture traînant dans la pièce sont particulièrement repoussants.

Marine ne fait d'ailleurs rien pour arranger la situation, éprouvant sa patience en lui tournant sans arrêt autour, se collant à lui comme un animal en chaleur. Il n'a peut-être pas fait l'amour depuis un nombre conséquent de mois mais tout de même, il n'en est pas réduit pour autant à s'envoyer en l'air à la première occasion avec une quasi étrangère.

Ce petit manège finit par sérieusement l'énerver, suffisamment pour qu'il prenne ses affaires et quitte les lieux sans prendre le temps de s'expliquer avec l'intéressée. Dehors, l'atmosphère est glaciale, chargée d'une humidité qui s'infiltre à travers chaque fibre de ses vêtements et lui arrache d'incontrôlables frissons. Dieu que Moscou et son froid sec lui manquent ; là bas, il supportait moins dix degrés Celsius sans broncher, alors qu'approcher de zéro ici lui fait l'effet de plonger dans de l'eau glacée. Ayant encore la ville à traverser pour retrouver son immeuble, il presse le pas à la pensée de se glisser sous ses draps. Cependant, une fois à l'intérieur, il découvre qu'ici aussi le temps est à la fête : les murs tremblent presque sous la puissance des haut-parleurs qui crachent une musique électronique assourdissante. Bienvenue, voisin de palier.

Il songe un instant à se terrer sous les couvertures pour atténuer le son mais il sait très bien que ça n'y changera rien. Navré, il s'assied sur le sol et passe en revue ses possibilités d'échappatoire : Armand sera sûrement là mais débarquer à la boutique, au milieu de la nuit, alors que ce dernier l'a prévenu qu'il partait tôt le lendemain et serait absent tout le week-end, lui paraît franchement exagéré. Il reste bien Gabriel, mais… l'annonce de sa participation à cette maudite soirée l'avait plus ou moins contrarié un peu plus tôt. Si c'est pour se brouiller avec son seul ami, ça ne vaut peut-être pas le coup.

Pourtant, lorsqu'un crayon tombe du bureau après une vibration du mur particulièrement intense, il lâche un grognement de frustration et lui envoie un message :

« Je suis parti, trop de bruit. Ici aussi, trop de bruit…Que fais-tu ? » 

Un petit son lui indique que le message est envoyé et il attend patiemment la réponse, qui ne se fait pas attendre :

« Pas grand-chose. Ici c'est calme, viens si tu veux. »

Il ne peut retenir un grand sourire et fourre rapidement de quoi se changer dans son sac, avant de repartir au petit trot vers chez son ami.

Une demi-heure plus tard, glacé mais heureux, il frappe doucement à la porte. Gabriel vient lui ouvrir rapidement, vêtu d'un Levi's ample et d'un tee-shirt moulant qui souligne si bien ses muscles que Sacha en pâlirait presque de jalousie.

— Je ne dérange pas ? demande-t-il poliment avant d'entrer.

— Pas du tout, je passais un fantastique moment avec moi-même. Tu veux boire quelque chose ?

— Surtout pas, répond Sacha avec une grimace. Mais si je pouvais prendre une douche…

— Fais comme chez toi.

L'eau lui brûle délicieusement la peau, chassant les odeurs indésirables en même temps que les restes de son énervement, pour le laisser chaud et engourdi. Il enfile un caleçon propre et un pantalon de jogging avant de rejoindre Gabriel dans sa chambre, affairé sur son ordinateur. La pièce est baignée par la faible lueur de l'halogène et le son mélodieux d'un morceau de musique orientale qu'il ne connaît pas.

— C'était comment, cette fête ? demande son hôte en refermant le portable pour se tourner vers lui.

— Affreux, soupire Sacha en s'asseyant sur le lit. Trop de bruit, trop de fumée, et Marine se comportait comme… ce n'était pas beau à voir.

Gabriel lui fait une grimace malicieuse qui lui arrache un petit rire.

— Alors, tu l'as plantée et laissée sur sa faim ?

— Oui, on peut dire ça.

— J'aurais peut-être dû venir, en fait…

Il secoue la tête et intérieurement, le sentiment que son ami ne lui en veut finalement pas provoque en lui un certain soulagement.

— Mon voisin fait aussi une fête dans l'immeuble, pas moyen de dormir.

— Eh bien tu vois, ici, c'est calme plat.

— Merveilleux.

Gabriel sort un instant, pendant lequel il se laisse tomber allongé sur le lit. La combinaison de la musique et de la couette moelleuse le rend de plus en plus somnolent, et il est à la limite de s'endormir lorsque son ami est de retour.

— Dors si tu es fatigué, murmure Gabriel en lui faisant signe de se mettre sous les draps.

Il cherche à lutter mais la fatigue est trop forte. Il se glisse dans le lit, accueillant avec plaisir l'agréable douceur qui l'enveloppe, et le temps d'une inspiration sombre dans un paisible sommeil.

--

Une pâle lueur faisant rougeoyer ses paupières le réveille lentement. Il se souvient de s'être réveillé au milieu de la nuit, après un cauchemar, pour trouver le corps de Gabriel roulé en boule près de lui, et cette simple présence avait suffi à ce qu'il se rendorme.

À présent, il est seul dans le lit ; l'occasion de s'étirer longuement avant d'ouvrir les yeux. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas aussi bien dormi, et quelques nuits de plus comme celle-ci rattraperaient sûrement tout ce sommeil en retard qu'il a accumulé. Il essaye de repousser la couette mais la chaleur qui s'en dégage est trop tentante et il se contente de se retourner pour examiner la chambre du regard. Il rencontre d'abord la truffe rose de Lullaby, qui vient le renifler et à qui il offre une petite caresse de bonjour, puis repère Gabriel assis dans le coin à coussin, en train de dessiner sur un bloc.

Il retient son souffle quelques minutes, curieux d'assister à ce spectacle inattendu. Ce n'est que lorsqu'il réalise que c'est peut-être lui le sujet d'esquisse que l'embarras le fait bouger, sortant Gabriel de sa concentration.

— Tu es réveillé ? s'étonne-t-il en refermant rapidement son calepin.

Il lui répond d'un sourire et s'extirpe des draps dans un élan de bonne conscience, filant avant toute chose dans la salle de bain adjacente pour soulager la pression sur sa vessie et rincer de sa bouche le désagréable goût de nuit.

— Quelle heure il est ? demande-t-il en ramenant ses cheveux vers l'arrière dans une tentative d'habituer ses yeux à la clarté matinale.

— Pas loin d'onze heures, répond Gabriel en s'étirant à son tour.

— Извини… (1)

— C'est bon, t'inquiète. Un petit déj', ça te tente ?

— Tout à fait.

Après avoir avalé un bon tiers de brioche à eux deux, leur début d'après-midi détente est interrompu par un Christophe survolté, venu les sortir sans ménagement de leur léthargie. Sacha se garde bien de soutenir les plaintes de son ami qui ne cesse de rembarrer le dernier venu, à la fois reconnaissant de ce regain d'enthousiasme et amusé par la relation de complicité qu'il entretient avec Gabriel. Et malgré qu'elle lui rappelle l'absence de ses propres amis, la bonne humeur qui en découle le touche agréablement, laissant derrière elle cette impression d'être quelque part inclus dans leur petit cercle.

— Alex, je peux te parler ? lui chuchote Chris alors qu'ils se retrouvent seuls pour quelques instants.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— C'est l'anniversaire de Gaby dans une semaine, je sais qu'il n'aime pas en parler mais ça serait bien qu'on organise un petit quelque chose.

— Je ne savais pas…

— T'en fais pas, je voulais juste savoir si tu voulais participer.

— Oui, qu'est-ce qu'il faut faire ?

— Pas grand-chose. En fait, si tu pouvais te débrouiller pour attirer Gaby dehors samedi après-midi, ça nous permettrait d'organiser tout ça.

— D'accord. Il y aura beaucoup de monde ?

— Non, juste ses amis. Je ne sais pas encore si Guillaume sera là mais Lena revient le matin même pour passer ses vacances ici. Peut-être qu'une ou deux personnes de son lycée viendront dans la soirée, ce n'est pas sûr.

— Ok. Si vous avez besoin d'aide, n'hésitez pas…

— C'est cool.

Le retour de Gabriel les réduit au silence et celui-ci les regarde avec suspicion.

— De quoi vous parlez ?

— De rien, curieux, répond illico Chris en se levant. Il faut que j'y aille, si je rentre trop tard tout le monde va encore piquer une crise !

— Tu as trop peur de ta mère, tu veux dire…

— Pfff, je me demande ce que ça vaut d'être majeur si je dois toujours rentrer à la même heure depuis des années.

— Allez file, on se voit bientôt.

— Ouais, à plus petite tête. À plus, Alex !

— Au revoir, répond-il avec un petit signe de la main.

Gabriel le laisse partir et quelques secondes plus tard, lui lance ce même regard intrigué.

— De quoi vous parliez ?

— Rien d'important, vraiment, répond-il avec son meilleur sourire pour l'empêcher d'argumenter.

--

Qui aurait cru que ces vacances seraient une telle de bénédiction ? Pour une fois, passer un peu de temps loin de l'agitation habituelle lui laisse une douce saveur sur la langue, que l'absence de sa petite amie ne semble pas le moins du monde entacher. Sans compter que son voisin de palier a disparu sans laisser de traces il y a quelques jours de cela, son départ étant synonyme d'agréables soirées tranquilles pour se consacrer au violon.

— …bien sûr, il faut avoir un peu d'imagination, continue Armand en faisant de grands gestes au milieu du garage. D'abord, on se débarrasse de ces caisses, et en remplaçant ces vieilles étagères moisies par de bons supports solides, on pourrait avoir une surface dédiée à l'entreposage…

Il avance vers le fond de la pièce, faisant des enjambées exagérées comme s'il mesurait le sol avec ses pas.

— … et là, poursuit-il en brassant l'air pour illustrer ses propos, un atelier tout équipé, genre cinéma américain avec l'équipement rutilant digne du carrossier de James Bond. Enfin, version sobre quoi, disons qu'on pourrait avoir un paravent là…

Sacha se retient de rire, bras croisés dans l'encadrement de la porte, et profite d'un bref moment d'interruption pour poser la question qui lui brûle les lèvres depuis son arrivée.

— Mais, et ta voiture, tu vas la mettre où ?

— Cette poubelle ? Elle va aller se trouver une place dans une des ruelles pas loin, tiens. On ne peut pas se permettre de gâcher de la place pour ce genre de chose…

— Enfin, ce n'est pas un centre commercial tu sais, juste une boutique, fait savamment remarquer Sacha.

Armand cligne des yeux quelques secondes, laissant l'information arriver jusqu'au cerveau, et finit par hausser les épaules.

— Bah, ça peut être une grande boutique, ce n'est pas une raison. Et puis je ne veux pas dire mais on manque déjà de place.

— Je t'avais dit que ces pianos…

— Oui, je sais, enfin bref. Tu m'aides à sortir les cartons ?

À peine deux heures plus tard, ils sont déjà en sueur et c'est tout juste si la pièce paraît vivable. Armand ne cesse de jouer aux pom-pom girls, inventant des slogans plus débiles les uns que les autres pour ne pas leur faire perdre leur motivation qui ont obligés à deux reprises Sacha à s'arrêter, tellement rire lui donnait mal au ventre.

Pinceaux à la main et bandanas noués sur la tête, ils n'entendent pas retentir la clochette d'entrée du magasin, ni le timide appel suivi de pas qui se rapprochent. D'ailleurs, lorsqu'Armand jette une bâche en plastique sur l'entrée, il n'a pas non plus remarqué que quelqu'un s'y trouve, et c'est Sacha qui doit se dévouer pour dépêtrer Gabriel de son emballage transparent.

— Tiens ? Qu'est-ce que tu fais sous ma bâche ? s'exclame Armand en se grattant le front d'un doigt taché de peinture.

— Non, je… rétorque l'intéressé en rougissant. C'est parce que Sacha m'a appelé, mais quand j'ai voulu rappeler ça ne répondait pas, et comme je passais à côté…

Celui-ci ne peut se retenir de rire à nouveau et une tournée générale d'hilarité plus tard, s'excuse finalement d'avoir laissé son téléphone dans une autre pièce.

— Je vous dérange peut-être, demande à tout hasard Gabriel.

— Du tout, on s'agrandit comme tu vois, répond Armand. Les volontaires sont d'ailleurs les bienvenus, sans vouloir influencer personne.

Le jeune homme saisit l'allusion et remonte ses manches en signe de bonne volonté, avant d'attraper un morceau de tissu qui traîne par là pour s'en faire un bandana improvisé. Sacha ne peut s'empêcher de remarquer qu'une fois plus, son ami est étonnamment bien habillé, et redoute un instant le sort de ses pauvres habits après avoir participé à ce genre de travaux.

Gabriel, de son côté, ne s'en soucie pas le moins du monde, et se saisit d'un pinceau avant de rejoindre le maître d'œuvre qui repart dans une théâtrale explication de ce qu'il compte faire de la pièce.

— Au fait, pourquoi tu m'as appelé ? demande Gabriel lorsqu'ils se retrouvent à travailler côte à côte.

— Ah, c'est parce que je voulais savoir si tu faisais quelque chose samedi…

Le retour de l'air suspicieux de son ami lui confirme qu'il se doute déjà que Christophe prépare quelque chose, cependant il a assez confiance en son prétexte pour ne pas afficher la moindre perturbation face à sa réaction.

— Ça dépend, pourquoi ?

— C'est parce que tu as dit que tu aimerais bien voir un concert de classique, un jour…

— Ah, tu veux l'inviter au concert ? intervient Armand en s'immisçant entre eux.

— Quel concert ?

— Pas de problème, pas de problème ! Marcus va fournir les pass de toute façon, je lui laisserai un message pour lui dire d'en rajouter un. Comme je ne suis pas là, réunion de famille oblige, je peux bien te laisser ma place. Et puis pour le repas, c'est un buffet, alors un de plus ou un de moins…

— Mais quel concert ? répète Gabriel pour ramener son interlocuteur à la réalité.

— La première française de sieur Malevski, quoi d'autre, glousse celui-ci en lui passant un bras autour des épaules. Un ami à moi organise un concert de charité et un de ses violonistes s'est décommandé à la dernière minute… tu imagines la panique. Je lui ai donc assuré que j'avais sous la main un merveilleux prodige qui serait prêt sans problème pour le récital, et bien sûr il m'a laissé carte blanche.

Sacha se souvient très bien de ne pas avoir pu placer le moindre mot lorsqu'Armand lui a annoncé la nouvelle, déballant aussitôt les détails d'organisation et de répétition avec suffisamment de conviction pour qu'il soit dans l'incapacité de refuser.

— D'ailleurs, les deux derniers essais n'ont fait que confirmer la justesse de mon choix…

— Arrête, se défend-il, ce n'était pas si bien que ça. J'ai encore du travail.

— Oui oui, dis ce que tu veux, tu seras parfait. Alors le néophyte, toujours intéressé ?

Gabriel hoche aussitôt la tête avec un sourire complice, qui ne manque pas d'amuser son ami. Finalement, ça aura été facile de respecter la promesse faite à Christophe… sans compter que voir Gabriel heureux à la perspective de venir le voir jouer agit sans surprise en faveur de sa bonne humeur.

À eux trois, ils expédient le restant du travail à grands coups de pinceau, ne les reposant qu'à la tombée de la nuit pour souffler enfin.

— Alors mes esclaves, je vous offre à dîner ? s'exclame Armand en leur tapant dans le dos sans la moindre délicatesse. Enfin toi encore, tu dois avoir l'habitude, mais le petit nouveau il a l'air d'avoir besoin de s'en remettre…

Gabriel grogne en lui lançant son bandana à la figure et alors qu'il s'apprête à refuser, Sacha le retient en lui prenant le bras.

— Ne te fatigue pas, il va insister. Dis oui maintenant…

Sans même leur prêter attention, Armand les pousse jusqu'à l'étage, où il leur indique la salle de bain avant de continuer en direction de la cuisine.

— Je vous fais réchauffer de la paëlla, lance-t-il avant de disparaître derrière un pan de mur.

— Ça lui arrive de poser de vraies questions ? s'indigne faussement Gabriel.

— Mmm… pas souvent.

Ils secouent ensemble la tête avec un sourire complice, puis se rincent les mains et les avant-bras des éventuels résidus de peinture. Sacha en profite pour se mettre torse nu, utilisant une serviette humide pour se débarrasser du plus gros de sa sueur, et capte au passage un coup d'œil curieux de Gabriel dans le miroir. Celui-ci détourne cependant vite les yeux pour s'intéresser à une de ses mèches de cheveux, qu'une éclaboussure de peinture a rendue bicolore.

— Attends, je vais le faire, l'arrête Sacha en le voyant à la limite de l'arracher.

À l'aide d'un coin propre de la serviette, il ramollit la substance avec de l'eau avant de séparer les cheveux un à un. Son ami reste figé, ses grands yeux gris fixés sur lui par l'intermédiaire de la glace, mais il n'y prête même pas attention. Le souvenir de ces gestes est en train de refaire surface, accompagné du visage des petites filles qu'il gardait avec Anna et à qui il démêlait les cheveux avec délicatesse pour ne pas les faire crier. Un souvenir enveloppé d'un million d'autres, un million de sensations, de bruits et d'odeurs, un million de regrets qui lui serrent douloureusement le cœur un court instant.

— Ça ne va pas ? demande doucement Gabriel qui semble avoir remarqué son soudain saut d'humeur.

— Si si, juste quelques souvenirs idiots…

Il s'écarte en remarquant que sa tâche est accomplie et son ami se retourne pour le remercier, posant une seconde sa main sur son bras. Une seconde de trop sans doute, car Sacha lui attrape le poignet pour voir se dessiner sur sa peau laiteuse un réseau de fines lignes rouges entrecroisées, encore fraîches de leur cicatrisation.

— Gabriel…

— Non, ne dis rien. Je sais. C'est juste… ce n'est pas important.

Mais un instant, un bref instant dans ces iris nuageux, un éclair de douleur et de désespoir transparaît pour contrecarrer son mensonge ; bien sûr que c'est important, puisque c'est tout ce qui compte, cette douleur enfouie qu'il n'arrive pas à contenir. Bien plus important que des souvenirs.

Alors, Sacha l'enlace brièvement, espérant lui transmettre un peu de chaleur, un peu de douceur pour alléger sa peine, puisqu'il ne semble pas être capable de plus. Et sentir Gabriel, contrairement à d'habitude, se relaxer un peu dans ses bras, lui donne le mince espoir que tout n'est pas encore perdu.

--

Non seulement il n'a quasiment pas dormi de la nuit, trop stressé pour pouvoir trouver le sommeil, mais la journée à venir s'annonce au moins aussi terrible. Un vent d'une force inimaginable ploie les arbres devant sa fenêtre, emportant avec lui des trombes d'eau qui ruissellent à en faire déborder les caniveaux. Même si son manteau est sûrement assez épais pour le protéger du froid, il n'a aucun moyen d'éviter cette pluie torrentielle, mettant par la même occasion en péril son violon qu'il transporte dans un simple étui probablement non hermétique.

Déjà que son esprit est fatigué du manque de sommeil, se le torturer pour trouver un moyen de traverser la ville sans en ressortir trempé jusqu'aux os n'arrange en rien son état. Il finit par renoncer, abattu par ce signe du destin qui semble vouloir le retenir chez lui, et tend la main vers son téléphone pour prévenir Armand qu'il ne va pas pouvoir tenir sa promesse. Cependant, celui-ci se met à vibrer avant qu'il n'ait le temps de composer le moindre numéro, et il décroche avec étonnement.

« Oui ?

— Hey, lance Gabriel de son habituelle voix douce. Tu as vu le temps ?

— Difficile de le rater, soupire-t-il en s'adossant au mur. Je ne sais pas si je vais y aller…

— Devine pourquoi j'appelle, l'interrompt son ami sur un ton joueur.

— Pourquoi ?

— Chris nous emmène en voiture, on sera là dans une demi-heure.

— Non, je ne peux pas…

— Tu ne veux pas y aller ?

— Si bien sûr, mais…

— Mais quoi ?

Il soupire, mais l'entêtement de Gabriel est plus fort que sa détermination à argumenter.

— D'accord, je vous attends, admet-il enfin.

— On se dépêche, promis ! » répond ce dernier avant de raccrocher.

 

Faire le trajet au chaud dans une voiture est un luxe qu'il n'aurait osé espérer. Peu importe les embouteillages ou les grognements de Christophe, ici au moins il peut fermer les yeux et se concentrer sur son programme, sur les mélodies qu'il ressasse depuis des jours et qu'il va bientôt devoir reproduire devant une foule d'inconnus. Quelle idée il a eu de consentir une fois de plus aux souhaits déraisonnables d'Armand…

— C'est là, annonce Gabriel en le faisant sursauter.

Christophe les dépose avant de repartir sur les chapeaux de roues, apparemment en retard pour une raison inconnue dont Sacha ne tente même pas de percer le mystère. Non, ce qui lui importe pour l'instant, c'est de calmer le trac qui le paralyse à la vue de l'immense bâtiment de verre et d'acier qui se dresse devant lui, bien loin de la petite salle qu'il s'était imaginée. Gabriel se charge de l'entraîner à l'intérieur en le poussant discrètement et il le remercie intérieurement d'être d'humeur à prendre les devants, car sans lui il ne se sentirait vraiment pas la force de trouver son chemin jusqu'aux coulisses.

— Tu sais vers où on doit aller ? chuchote Gabriel en retournant dans sa main le pass que leur a fourni Armand.

Il secoue lentement la tête, bien incapable de repérer quoi que ce soit dans ce brouhaha de gens et d'objets que l'on ne cesse de déplacer de droite à gauche. Gabriel s'aventure alors vers le fond de la pièce, à la poursuite de ce qui lui semble être un musicien en costume. Celui-ci s'enfonce derrière une porte où ils le suivent, un peu inquiet de se retrouver à errer dans de longs couloirs de béton nu, lorsque soudain une voix les fait se retourner.

— Qu'est-ce que vous faites ici ? demande un homme à l'allure étrange, ses cheveux gris plaqués en arrière par une substance collante renforçant son attitude austère.

Sacha bredouille une réponse incompréhensible mais plus que les mots, c'est son étui à violon et le pass autour de son cou qui parlent pour lui.

— Vous êtes le violoniste de secours, c'est ça ? lance-t-il en décrispant un peu son expression. Armand m'a parlé d'un grand blond qui viendrait avec un ami.

Ils hochent tous deux la tête et se voient gratifiés d'une sèche poignée de main.

— Venez, suivez-moi.

Sans se soucier des présentations ou de les attendre, l'homme traverse le couloir à grandes enjambées, jusqu'à déboucher sur une vaste loge où se préparent les musiciens. Il prend alors certains d'entre eux à l'écart et fait signe à Sacha de s'avancer pour l'introduire au groupe. Les présentations sont expédiées par quelques poignées de main et il n'a pas le temps de retenir le moindre prénom que l'homme qui l'a escorté jusqu'ici les conduit sur une petite scène, loin de la foule de visiteurs, pour répéter une dernière fois avec le violoniste suppléant. Gabriel, qui l'a suivi, se retrouve à s'asseoir sur les fauteuils en contrebas où le chef d'orchestre s'installe également.

Sacha s'installe au bout de la rangée, une partition posée devant lui, et comme ses collègues se met en place pour commencer la partie commune. Malgré son stress évident, dès les premières notes ses doigts retrouvent l'enchaînement comme par magie. Visiblement, ses heures d'entraînement ont payé, sans compter que son rôle avec l'orchestre est aussi simple que bref. N'étant pas le seul violon à jouer, d'ailleurs, un oubli ne se fera probablement pas trop sentir.

Le chef d'orchestre les interrompt un peu avant la fin avec un sourire satisfait et chasse de la scène les musiciens, à l'exception de Sacha qui se voit rejoint par une mince jeune fille à la longue chevelure rousse, les joues scintillantes de blush pailleté.

Le moment redouté arrive, celui du duo pour lequel on l'a réquisitionné en priorité.

— Vanessa, enchantée, dit-elle de sa voix fluette en lui tendant une main fine et blanche comme de la craie.

— Aleksandr, répond-il avec un accent russe un peu trop prononcé qui le fait rougir.

— Est-ce que tu as eu des difficultés avec la partition ?

— Non, ça va… on m'a déjà accompagné quelquefois au piano, je devrais y arriver.

— N'hésite pas à m'interrompre si je vais trop vite, et si c'est trop long on peut toujours se contenter de la première partie. Je ne devais plus jouer, alors juste un peu serait même suffisant pour moi.

Le sourire qu'elle lui renvoie semble irradier de douceur et de reconnaissance, à tel point que Sacha doute de la stabilité de sa voix s'il tente la moindre répondre. Il lui indique pourtant qu'il va faire de son mieux et s'installe près du piano, son violon calé contre son cou, prêt à démarrer à son signal.

La jeune femme joue d'une façon fluide et régulière, bien plus facile à suivre que le rythme chaotique d'Armand, et à nouveau il sent la mélodie s'emparer de lui et le faire jouer sans avoir à réfléchir. Son stress passe le temps du morceau, l'ensemble de ses appréhensions noyées dans les notes qui lui emplissent la tête, et le regard approbateur de la jeune fille ne fait qu'accentuer ce sentiment de légèreté.

— C'est parfait ! s'exclame le chef d'orchestre en les rejoignant une fois le morceau fini.

Il les félicite individuellement avant de se concentrer sur la pianiste, avec qui il engage une discussion animée tandis que Sacha s'éclipse pour rejoindre Gabriel.

— Wow ! C'était… on aurait dit que vous aviez répété pendant des mois.

— Arrête, tu exagères…

Il se sent un peu mal à l'aise mais l'admiration de Gabriel semble sincère, tout comme celle du chef d'orchestre qui revient vers lui pour lui dire à quel point l'harmonie était remarquable et combien il aimerait l'avoir dans son orchestre à plein temps. Heureusement, ce dernier repart presque aussitôt à l'appel d'autres musiciens, lui évitant de devoir répondre à ces embarrassants commentaires.

— Viens, on va manger quelque chose, conclut-il en entraînant Gabriel à sa suite.

--

Un bref instant, il avait espéré que passer le stress de la répétition aurait suffi à le calmer. Mais à présent qu'il se retrouve tassé dans ce couloir, coincé entre tous les musiciens, la torture semble indescriptible. Les bruits du public à quelques mètres de là le rendent à fleur de peau, les mains tremblantes et le cœur affolé. C'est tout juste s'il arrive encore à réfléchir. Et soudain, le mouvement commun des inconnus qui l'entourent l'entraîne malgré lui sur scène ; il s'y retrouve aveuglé, face à face avec des spots qui réduisent le public à une masse d'ombres et de bruissements. C'est mué par la force du groupe qui se met en place, les doigts serrés autour de son archet pour se rassurer. À peine le temps de prendre sa respiration que le chef d'orchestre lève les bras, le propulsant sans préavis dans le morceau.

Son esprit n'enregistre plus que les gribouillis noirs de la partition, mêlés au fil que les deux violonistes qui l'encadrent tissent pour le guider dans sa tâche. Puis soudain, le temps se met à passer en accéléré ; en un battement de cil tout n'est plus qu'applaudissements, suivis des ténèbres des coulisses, juste une seconde avant que Vanessa n'arrive dans sa robe de princesse. Elle lui attrape la main un instant, le temps de l'entraîner sur scène, puis prend sa place au piano sans un mot.

Lui s'appuie à nouveau contre le bois brillant, concentré à oublier les spectateurs pour se focaliser sur la musique. Les premières notes que Vanessa lâche dans l'atmosphère sont comme une envolée de pétales de fleurs ; enfin, il n'entend plus rien, rien d'autre que le bruit des marteaux, que le son des cordes et les vibrations du bois ancré dans ses paumes. Les notes s'emmêlent et se démêlent, lentement, pendant de longues minutes où il perd pied, puis tandis que la musique s'éteint le silence est soudain troublé par un bourdonnement d'applaudissement qui le sort de sa transe.

Ils disparaissent rapidement dans les coulisses, où des mains l'attrapent pour le féliciter, où Vanessa s'approche pour lui déposer un baiser sur la joue, et il profite d'un moment d'inattention pour échapper à cette euphorie. Son violon en main, il s'enfuit discrètement dans les couloirs sombres, récupérant au passage Gabriel qui l'attendait devant l'entrée des artistes.

Ensemble, ils courent à moitié jusqu'à la sortie, évitant de leur mieux les groupes de spectateurs qui s'agglutinent dans tous les coins, pour finalement se retrouver à l'air libre sous un ciel gris mais sec.

Gabriel lui lance un regard interrogateur et il se contente de rire en secouant la tête. Respirer l'air frais chasse la pression qui pèse sur lui depuis ce matin et il allume une cigarette pour en tirer une longue bouffée, avant de lâcher une longue expiration teintée de soulagement.

— C'est la dernière, s'excuse-t-il en la tendant à Gabriel.

Son ami se contente d'une aspiration avant de lui rendre.

— Tu veux y retourner ? demande celui-ci.

— Absolument pas, soupire Sacha en se mettant en marche. Rentrons.

Leurs longues marches silencieuses sont devenues une habitude, une sorte de moment privilégié où ils n'ont pas besoin de parler pour se comprendre, leur petit instant de détente à chacun. Le temps passe tellement vite que la lumière du jour commence déjà à décliner lorsqu'ils mettent enfin les pieds sous le porche de Gabriel.

À peine entrés, une silhouette jaillit devant eux et se jette sur ce dernier, qui d'un mouvement leste la fait basculer au sol avant de la bloquer de son poids.

— Aw, gémit Christophe en tentant de se libérer.

— Imbécile, tu sais bien que je gagne toujours à ce jeu !

Gabriel le libère et a juste le temps d'allumer la lumière avant de se faire happer dans une étreinte écrasante.

— Bon anniversaire ! lui crie Lena dans l'oreille en lui compressant la cage thoracique de toutes ses forces, vite rejoint par Chris qui fait signe à Sacha de se mêler à cette joyeuse embrassade collective.

— Lâchez-moi, crétins ! grogne Gabriel en se débattant. Franchement, quel âge vous croyez que j'ai pour organiser ce genre de truc ?

— Tu es encore un petit garçon ! le charrie Chris en lui ôtant son élastique à cheveux pour les ébouriffer. Viens là et ne fais pas semblant d'être grognon.

Gabriel ne répond pas et le suit dans le salon où attendent un petit groupe de personnes, dont certaines que Sacha ne connaît pas. Il y identifie tout de même Guillaume, accompagné d'une jeune fille, et Emmanuel, avec son éternelle coupe façon hérisson décoloré. Gabriel les salue un par un et tous s'installent dans le salon, où trône déjà une montagne de bouteilles apportées par chacun d'entre eux.

— D'abord, tu invites des gens chez moi, et maintenant tu veux me soûler ? ironise Gabriel en jetant un œil à la collection d'alcool.

— C'est cool, hein ? lui répond Chris avec enthousiasme.

— Ce n'est pas comme si tu ne me faisais pas le coup tous les ans, non plus…

Lena lui passe un bras autour des épaules.

— Allez, faisons la fête !

Quelques verres plus tard, l'humeur générale s'est allégée et ils sont déjà à court de coussins à lancer sur Emmanuel pour qu'il cesse de raconter ses histoires sordides. Lena a ramené une tournée de pizzas qu'ils se partagent pour éponger les grammes d'alcool qui sont déjà passés dans leur sang. Chris et Emmanuel se lancent ensuite dans un duel sans pitié sur la console de salon, laissant les autres en tête à tête sur le canapé.

— Est-ce que tes parents ont appelé ? demande Lena en posant ses jambes sur les genoux de Gabriel.

— Ce matin, mais je n'ai pas décroché. Ils peuvent aller se faire foutre s'ils veulent que je fasse semblant d'être touché par leur attention.

Sacha reste silencieux mais le tremblement de la voix de son ami n'est que trop évident pour croire que cela lui est égal. Le mélange de haine et de tristesse que la pensée de ses parents semble lui provoquer est de plus en plus visible au fil du temps, et malheureusement il ne peut pas grand-chose pour l'aider à s'en défaire. Surtout que Gabriel persiste à cacher son jeu, refoulant ses émotions comme il refoule ses secrets, en se gardant bien de laisser quiconque l'approcher de trop près. Pourtant, difficile d'ignorer sa façon inconsciente de frotter l'intérieur de son poignet lorsqu'il en parle, le seul endroit visible où se dessinent les stigmates de sa peine.

Le temps que Sacha sorte de ses pensées, quelques-uns des inconnus se sont déjà éclipsés et tout le monde s'est rassemblé autour du divan pour le moment fatidique. Lena ramène alors un gâteau recouvert de bougies, accompagné de la chanson traditionnelle, qui tourne court lorsque le souffle empressé de l'intéressé vient plonger la pièce dans le noir. Le temps que quelqu'un ne rallume, chacun a sorti son cadeau et l'a déposé sur la table basse.

— Vous êtes bêtes, fallait pas, grommelle Gabriel en rougissant légèrement.

Il attrape une première enveloppe au hasard, affublée de la simple mention « de la part de Guillaume », que le jeune homme constate avec surprise vide.

— C'est moi qui la garde, plaisante son entraîneur en brandissant une carte plastifiée à l'effigie de Gabriel.

— Salaud, il était temps que je récupère ma licence, lâche-t-il en se levant pour une brève accolade.

— Que ce soit clair, ça ne lève pas les conditions que j'ai posées, même si tu reprends les compétitions.

— Je sais, je sais.

Il arbore tout de même un petit sourire satisfait qui amuse Sacha, se levant lui aussi pour saluer Guillaume qui les quitte au bras de sa compagne afin d'honorer un autre rendez-vous.

— À mon tour ! s'exclame alors Lena en lui tendant un emballage brillant.

Gabriel ouvre avec curiosité le paquet et y découvre un livre d'art, consacré aux plus grandes galeries d'exposition françaises et aux expositions permanentes qu'elles abritent.

— Et ça, c'est la deuxième partie, embraye Chris avant de lui laisser le temps de réagir.

Il attrape l'enveloppe avec suspicion et en sort une lettre. Sacha le regarde la lire et voit son expression passer rapidement de l'étonnement à l'incrédulité.

— Qu'est-ce que tu as fait… murmure-t-il en relevant les yeux sur Christophe.

— J'ai montré quelques-uns de tes dessins à un ami, dont le frère connaît un mec qui tient une galerie, et le gars veut te voir.

— Je ne sais pas si je dois te tuer ou t'embrasser, répond Gabriel en secouant la tête.

— Ça me suffira, répond Chris en le serrant un instant dans ses bras.

Gabriel semble encore sous le choc de la nouvelle, d'autant plus que Sacha avait appris de sa bouche qu'il ne comptait pas vraiment montrer ces dessins à qui que ce soit. Mais de toute évidence, être contacté par un directeur de galerie est une chance rare qu'il serait idiot de laisser filer.

Emmanuel prend son tour pour lui lancer un petit paquet blanc, semblable à un coffret à bijoux. Mais ce qu'il renferme reste un secret pour le reste du groupe, car Gabriel referme la boîte au premier coup d'œil avant de la coincer dans son dos.

— Ça ne va pas la tête ? chuchote-t-il avec un grondement menaçant.

— Quoi, c'est toujours utile, rétorque Emmanuel avec un sourire mesquin. Et puis tu penseras à moi quand tu…

— C'est ça, tu peux rêver !

Devant l'instance de ses deux meilleurs amis à voir le contenu du cadeau, Gabriel s'empresse d'aller le cacher hors de leur vue, offrant en guise de remerciement un coup de poing dans l'épaule du donateur qui lui provoque un fou rire compulsif.

Sacha profite de l'agitation pour tendre discrètement une cassette à Gabriel, que celui-ci regarde de ses grands yeux ébahis.

— Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il en retournant l'objet qui ne porte que la mention « pour Gabriel ».

— Juste un petit enregistrement… je suis désolé, je n'avais pas d'idée et pas beaucoup de temps.

— C'est parfait, ne t'en fais pas, répond Gabriel d'une petite voix, et Sacha pourrait jurer l'avoir vu rougir encore plus.

— Hey, c'est l'heure de manger le gâteau ! s'écrie Lena en commençant à couper.

Une overdose de chocolat plus tard, le petit groupe se dissémine dans la maison et Sacha suit son hôte jusqu'à la chaîne hi-fi du petit salon, où il s'affaire à lancer sa cassette. Ils s'accroupissent devant les haut-parleurs pour éviter le bruit ambiant, écoutant l'introduction d'une sonate pour violon que Sacha avait travaillée pour l'occasion. Le son est clair, encore magique après être passé sur la bande magnétique, et l'auteur se félicite de son choix en voyant les yeux brillants de son ami à l'écoute du morceau.

Gabriel se tourne vers lui pour articuler un merci silencieux à son attention. Ses yeux prennent alors une lueur étrange, inhabituelle, et le mélange des vibrations des haut-parleurs avec ce regard troublé laisse un goût de malaise sur la langue de Sacha. Il tente de se détourner mais Gabriel entame un mouvement qui le cloue sur place : il le voit se pencher, un peu trop, et rien dans son regard sombre n'aurait pu le préparer à recevoir le choc de ses lèvres sur les siennes. Il le voit fermer les yeux une seconde, le temps de savourer ce bref échange interdit, puis en se rouvrant ceux-ci semblent briller d'une amorce de larmes.

C'est à ce moment qu'il aurait dû se taire, qu'il aurait dû comprendre que cette lueur inhabituelle dans ses pupilles était de la peur et qu'un rien suffirait à tout détruire. Mais il ne peut pourtant pas s'en empêcher et c'est par pur réflexe qu'il s'écarte en fronçant les sourcils, essuyant ses lèvres du revers de la main.

— Qu'est-ce qui te prend ?

Gabriel reste pétrifié. Il voit l'étrange lueur s'éteindre dans ses yeux, son corps se tendre comme celui d'un animal pris par la lumière des phares, celui d'un animal face à sa propre mort. Sacha aurait pu dire n'importe quoi, sourire, accuser le contrecoup de l'alcool, faire comme si ça n'avait pas d'importance, et ça aurait sûrement suffi pour que le malaise soit oublié. Cependant, il ne peut se détacher de ce regard cristallin, perdu, et la détresse qu'il sent chez son ami lui fait trop peur pour tenter de la dissiper.

Il n'en aura de toute façon pas l'occasion.

Gabriel bondit soudain sur ses pieds, ses membres ayant tout à coup retrouvé leur motricité, et s'enfuit hors de la pièce sans un regard en arrière. Sa course se poursuit à travers le reste de la maison, jusqu'à la porte de la cuisine menant sur le jardin, et Sacha entend à peine Chris crier son nom avant de partir à sa poursuite dans les ténèbres du dehors.

Il s'aperçoit alors que tout le monde a les yeux braqués sur lui et que le petit incident est loin d'être passé inaperçu. Il se sent mal tout à coup, pas tellement pour lui, mais d'avoir blessé son ami par inadvertance alors que ce n'est pas si grave.

Bien sûr, ça l'est pour Gabriel. Tout l'est pour Gabriel.

Emmanuel est le premier à briser la scène, rejetant d'un mouvement d'épaule le malaise ambiant pour repartir à l'assaut des restes du gâteau. Un autre garçon secoue la tête d'un air navré et Lena s'approche doucement de Sacha, avec une mine au moins aussi dépitée que la sienne.

— Alex, hum… commence-t-elle pour briser le silence.

Il la fixe un instant, se demandant si cela vaut la peine de lui expliquer que tout cela n'est qu'un stupide malentendu, mais décide qu'il serait préférable de commencer par rattraper Gabriel.

— Non ! le retient la jeune fille alors qu'il prend le même chemin. Ne… laisse Christophe s'en charger.

— Mais…

Dans son regard, il devine un peu plus qu'un simple conseil, un peu plus qu'elle ne souhaite sûrement lui révéler. La colère commence à prendre le pas sur la surprise et il l'empoigne par les épaules, se retenant de serrer trop fort.

— Dis-moi ce qui se passe, gronde-t-il.

Lena ne flanche pas, lui renvoyant son regard dur jusqu'à ce qu'il finisse par céder et la lâcher.

— Tu devrais rentrer.

Il n'a plus aucun moyen de discuter. Attrapant son manteau et son étui avec rage, il sort sans un regard en arrière, claquant la porte derrière lui.

Un vent violent l'accueille et le pousse jusque chez lui, nourrissant sa colère. Il ne sait même pas vraiment pourquoi il est énervé. C'est leur réaction à tous, aussi, comme si c'était sa faute, comme s'il était responsable de la fuite de Gabriel. Pourquoi avoir fui, d'ailleurs ? Pourquoi en faire tout un drame, pour rien, un effleurement de lèvres insignifiant ? Ce geste disproportionné l'agace d'autant plus qu'il comprend de moins en moins les réactions de son ami.

C'est comme cette fois où il s'était enfermé, juste parce que Christophe avait révélé qu'il était homosexuel. Et alors ? C'est si important de lui cacher des choses à lui, alors que d'autres sont au courant ? Et cette histoire d'amitié, ces foutus moments à partager ce qui leur pèse sur le cœur, ça ne compte plus non plus ?

Il arrive en vue de son immeuble et monte quatre à quatre les escaliers pour s'enfermer dans chambre, sans prendre la peine de faire un détour par la salle de bain. Cette situation l'ennuie, l'énerve et lui passe l'envie de dormir, au point où il décide d'appeler Gabriel pour mettre fin au malentendu.

Cependant, c'est sa messagerie qui lui répond, cette fois-ci et les trois suivantes, jusqu'à ce qu'il se décide à laisser un bref message :

— Rappelle-moi s'il te plaît, je m'inquiète.

Reste à raccrocher et attendre, en vain très probablement, puisqu'il devine que son ami lui en veut pour une raison qui lui est encore inconnue. Qu'était-il censé faire, après tout, face à ce geste déplacé ? Il avait une bonne raison d'être surpris, alors que Gabriel n'en avait pas pour réagir aussi étrangement. Ni pour afficher une telle douleur après sa remarque inconsciente. La faute à l'alcool, et à ce stupide baiser…

Il touche distraitement sa bouche, se remémorant la furtive sensation, le goût de liqueur qu'elle y a laissé. Qu'est-ce qu'il lui a pris ?

 

Une longue nuit sans sommeil plus tard, et toujours sans aucune nouvelle de son ami, Sacha décide de prendre le taureau par les cornes et d'aller jusque chez lui pour mettre les choses au clair. Le même vent que la veille se charge de ralentir sa progression, accompagné aujourd'hui d'un opaque brouillard qui perturbe son sens de l'orientation. Il retrouve tout de même son chemin jusqu'à la maison de Gabriel, mais celle-ci est plongée dans l'obscurité et aucun mouvement ne trahit la présence d'âme humaine à l'intérieur. Il s'acharne sur la sonnette un long moment, puis décide de faire le tour de la maison. Le bruit de ses pas déclenche l'arrivée d'un petit missile roux, jaillissant hors de la chatière pour se frotter à ses jambes en ronronnant gaiement.

— Hey, où est ton maître ? murmure Sacha en lui grattant la tête.

Le chat se contente de le regarder de ses grands yeux dorés avant de partir trottiner dans le jardin. Une envie de crier son nom pour le sortir de sa cachette le prend mais sa raison le retient ; au lieu de ça, il retourne devant l'entrée et s'assied sous le porche, à l'abri de l'auvent. Le contact de la lourde porte de bois contre son dos est apaisant ; ce n'est qu'un pas à franchir, une porte fermée entre eux qu'il suffit d'ouvrir pour que tout rentre dans l'ordre. Et si pour ça, il faut attendre une journée entière que Gabriel sorte de sa cachette, alors il est prêt à le faire.

Quelques heures passent, le vent se changeant en un désagréable crachin, et ses oreilles habituées au silence détectent soudain le bruit traînant de pas qui approchent. Il se relève doucement et quelques instants plus tard, ses yeux tombent sur une silhouette familière. Au premier de ses pas, Gabriel capte son regard : en une seconde, le jeune homme fait demi-tour et repart en courant. Sacha lui emboîte le pas, maudissant sa manie de fuir sans réfléchir, et saute par-dessus le portail avant de pousser un sprint, bien décidé à ne pas le laisser filer entre ses doigts.

Le brouillard gêne sa vision mais la silhouette sombre de son ami reste suffisamment nette pour qu'il la suive, conscient qu'à cette vitesse il l'aurait rattrapé bien avant d'être essoufflé. Gabriel se montre tout de même combatif, l'entraînant jusqu'au coin de la rue avant que Sacha ne soit finalement assez proche pour le saisir par la taille. Il freine alors sèchement, stoppant son ami par la même occasion, puis passe ses bras autour de son torse pour le ramener contre lui et l'empêcher de fuir à nouveau.

— Je veux juste qu'on parle, murmure Sacha en relâchant légèrement son étreinte lorsque son captif se détend enfin.

Gabriel secoue la tête et ne fait pas mine de bouger, le visage caché par ses mèches noires et humides qui tombent devant ses yeux. Il le retourne de force et tente de capter son regard, en vain. Son ami tourne la tête pour l'éviter et l'écarte d'un bras, la respiration haletante.

— Pas ici, lâche-t-il dans un souffle.

Sacha le suit sans un mot sur le chemin inverse jusque chez lui et referme la porte derrière eux, tandis qu'ils font leurs premiers pas dans le hall.

— Qu'est-ce que tu veux ? demande Gabriel en s'adossant au mur, les yeux tournés vers la cuisine.

— Explique-moi ce qui s'est passé.

— Je suis désolé d'avoir fait ça, je ne sais pas ce qui m'a pris, soupire-t-il sur un ton amer.

— Quoi, t'enfuir ?

— Non, t'embrasser.

Sacha tente de s'approcher mais son ami s'écarte aussitôt, refusant toujours de croiser son regard.

— Pourquoi c'est si important ? On ne peut pas juste oublier ?

Gabriel émet un étrange petit bruit, semblable à un gémissement, et ferme un court instant ses yeux brouillés.

— Non, on ne peut pas juste oublier, souffle-t-il en serrant les poings. Pas maintenant que tu as été clair…

Il s'arrête au milieu de sa phrase et Sacha sent l'énervement le gagner, petit à petit.

— Je ne comprends pas, pourquoi tu agis comme ça tout à coup ?

— Tu ne comprends rien ! C'est tout ça, ces mots, ces gestes ambigus, cette putain de façon de me regarder… je ne sais plus quoi penser, moi non plus.

— Quelle façon de te regarder ? De quoi tu parles ?

— De rien, soupire encore une fois Gabriel en secouant la tête. C'est moi qui déconne complètement et ça n'a pas l'air de s'arranger. J'ai juste besoin qu'on me laisse un peu tranquille, là.

— Tu me mets dehors sans explication ? s'exclame Sacha sur un ton de reproche.

Gabriel se retourne alors avec une expression tendue, partagée entre la fatigue et l'énervement, et lui rétorque subitement en haussant la voix :

— Mais qu'est-ce qu'il te faut comme explication, merde ! Tu es là tout le temps, le jour, la nuit, à me toucher sans arrêt, à me faire croire que je suis important, et quand je t'embrasse tu me regardes comme si j'avais la peste ! Tu crois que je m'imagine quoi, moi ? Ça te paraît pas logique comme réaction ?

Sacha reste interdit un moment, encaissant ses reproches, sidéré qu'il ait pu se faire de telles idées et que tout ça finisse par lui retomber sur le dos sans le moindre avertissement.

— Je suis fatigué de me faire des films, continue Gabriel avec une trace de sanglot dans la voix. Je viens de passer pour un con à croire que tu m'aimais alors à moins que ça te branche d'enfoncer le couteau dans la plaie, j'aimerai bien qu'on me laisse seul.

— C'est moi qui dois porter la faute, donc, constate amèrement Sacha. Je ne comprends vraiment pas comment tu penses, Gabriel, mais si c'est ce que tu veux…

Il se retourne et tourne la poignée de la porte, qui s'ouvre dans un grincement plaintif.

— Fais comme tu veux.

Il se force à ignorer le petit bruit qui lui fait écho, semblable au hoquet d'un pleur, et referme la porte une dernière fois, obéissant à son souhait.

--

Les jours sont longs et il ne parvient pas rattraper le sommeil qui lui manque, hanté par des rêves étranges qui le font se réveiller en sueur au milieu de la nuit. Pour couronner le tout, sa mauvaise humeur est venue aggraver la situation avec Marine, et il sent au fil de ses messages que la jeune fille prend de moins en moins bien ses absences. Pourtant, il n'a pas le cœur à la voir ou à lui parler, le seul déplacement qu'il concède encore étant celui pour se rendre au magasin d'Armand où il travaille en silence pendant des heures, au grand désespoir de son employeur qui ne parvient pas non plus à le sortir de sa morosité.

Gabriel trouve des excuses pour ne pas le voir, ignorant lui aussi ses quelques tentatives de passer outre le malentendu. Il ne le croise même pas sur le chemin du lycée, en ce lundi matin, et un sentiment de vide insupportable l'envahit alors qu'il le maudit de se comporter comme un gamin capricieux.

Quelques heures plus tard, entre deux cours, Marine lui tombe dessus avant qu'il ne puisse l'éviter et son expression furieuse ne lui laisse aucun doute que la discussion va être animée.

Pas de chance ; il n'est vraiment pas d'humeur pour ça.

— Pourquoi tu ne m'as pas donné de nouvelles ! gronde-t-elle.

— J'étais occupé, soupire Sacha en tentant de s'éloigner pour éviter la confrontation.

Mais la jeune fille le retient, enfonçant ses ongles dans la chair de son bras.

— D'abord, tu me plantes à la soirée, puis c'est silence radio pendant deux semaines ! Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?

— Rien, ça ne va pas trop en ce moment…

— Et tu ne crois pas que tu aurais pu m'en parler ?

— Je ne savais pas que j'avais des comptes à te rendre, lâche-t-il sur un ton un peu plus sec que voulu.

— Ah ouais ? Parce qu'il me semblait qu'on sortait ensemble, tu vois. À moins que tu ne te foutes de ma gueule depuis le début, remarque…

— Mais non, c'est pas ça. J'ai eu une semaine difficile.

— Moi aussi j'ai eu une semaine difficile, ça m'empêche pas de prévenir les gens quand j'ai mieux à faire que les voir !

— Arrête de t'énerver, gronde Sacha en se libérant de sa poigne. C'est ridicule, on se connaît à peine…

— Écoute, gronde-t-elle en le poussant du doigt, je ne sais pas comment on traite les filles dans ton pays mais ici…

— Ne commence pas avec ça, la coupe-t-il aussitôt sur un ton menaçant. Tu ne sais rien de chez moi et je ne te permets pas de faire ces remarques. Si tu te crois supérieure… tu n'es rien pour moi.

— T'es vraiment qu'un sale con, souffle-t-elle en reculant d'un pas. Tu vas me le payer…

— Gamine, lance-t-il sur ton méprisant avant de tourner les talons.

Il fait demi-tour en ignorant ses exclamations indignées et traverse la cour à la recherche d'un peu de calme, conscient que s'il ne se pose pas quelques minutes pour apaiser ses nerfs tout cela allait très mal finir, et que sa tendance à résoudre ses problèmes avec ses poings allait sûrement refaire surface sous peu.

Alors qu'il passe le portail en fer blanc, un regard l'intercepte une brève seconde, gris comme la poussière, froid comme de la glace. Il s'arrête mais Gabriel continue, sans un mot, fuyant une fois de plus une entrevue qui n'aura pas lieu. Il a envie de l'attraper et le secouer assez fort pour qu'il oublie ce maudit incident qui a détruit leur amitié mais au lieu de ça, il le laisse disparaître de sa vue.

Non seulement l'endroit est mal choisi pour jurer, mais frapper ce poteau était une idée stupide, comme le lui fait savoir la violente douleur qui se répand dans ses doigts. Impuissant et énervé par sa propre inutilité, il décide finalement que les cours se passeront de lui pour le reste de la journée.

--

Assis dans le salon de sa tante, il boit doucement son thé en regardant la pluie s'écraser sur les vitres, traduisant à l'extérieur ce qu'il ressent à l'intérieur. Ses phalanges crispées sont toujours un peu douloureuses, résultat d'un acte sans but et sans gratification qui apaise momentanément sa colère. Maintenant que la douleur de ses côtes s'est enfin calmée, il a jugé bon de la remplacer par une autre.

Il l'a fait, enfin : aller voir sa mère. Affronter son regard vide, son visage émacié, son expression méconnaissable. Affronter ses murmures inaudibles, ses délires d'où il est exclu, ses gestes secs pour le repousser lorsqu'il a tenté de la toucher. Accepter de l'avoir perdu, irrémédiablement.

— Tu es allé voir ta maman ? chuchote Emilie près de lui alors que son hôte s'éloigne un instant.

— Oui, répond-il tout bas lui aussi.

— Est-ce qu'elle va guérir bientôt ?

— Je ne sais pas, ma puce.

Si, bien sûr qu'il le sait, mais il n'a pas le courage d'expliquer à une enfant que l'état de sa mère va se dégrader lentement, jusqu'à ce qu'elle soit à peine capable de manger seule, à peine capable de vivre et que son esprit s'éteigne. Il n'a même pas le courage de l'envisager.

Alors il enfouit sa souffrance au fond de son cœur, bien profond, décidé à se donner le change devant la petite fille. Elle l'entraîne par la main jusqu'au piano et s'installe sur ses genoux pour lui réclamer d'apprendre quelques notes. Jouer c'est facile, il n'y a pas besoin de réfléchir, pas besoin d'être conscient, et c'est dans cet état second qu'il termine la journée auprès des rares personnes qui se souviennent encore de son existence.

— Prends soin de toi, Alexandre, le salue sa tante lorsqu'il les quitte enfin.

— Vous aussi. Merci pour tout, souffle-t-il avant de s'éclipser.

Il rejoint la gare en trottinant, espérant empêcher ainsi le froid de lui faire perdre le peu de sensibilité qu'il reste à ses membres. Le train désert lui fait malheureusement penser à Gabriel, lui qui l'avait traîné jusqu'ici ce jour-là, qui avait été si fort à son moment le plus vulnérable. Lui qui lui en voulait de s'être montré trop proche, alors que c'est sa tête qui était venue se poser sur son épaule, sa main qu'il avait glissé sur sa nuque pour apaiser sa peine. Lui si contradictoire et difficile à comprendre… pourtant si obsédant.

La sonnerie d'arrêt du train le tire de sa réflexion. Il arpente les rues presque vides, leurs ténèbres entrecoupées par la faible clarté des lampadaires et celle de sa cigarette qui se consume entre ses lèvres. Dans un moment d'inattention, il heurte l'épaule d'un inconnu, s'attirant un juron qui lui fait lever la tête.

Il reconnaîtrait cette coupe d'hérisson entre mille. Et aussi les yeux gris de celui qui l'accompagne.

— Alors le ruskov, il veut prendre un verre avec nous ? glousse Emmanuel en le détaillant de son regard absent aux pupilles anormalement dilatées.

Sacha recule avec dédain, les yeux fixés sur Gabriel ; un Gabriel plutôt enjoué par rapport à la moyenne du moment, il faut dire. Et ce n'est pas sans rapport avec celui qui se tient près de lui, à moins que ce ne soit l'effet de l'alcool et autres drogues qu'il a pu ingérer.

C'est comme ça qu'il veut être seul ? Pas seul mais seul sans lui plutôt, libre de se saouler et se droguer avec le premier dégénéré venu, libre de se foutre en l'air sans avoir ses reproches à supporter.

— On allait juste boire un verre, lâche Gabriel en le voyant s'attarder un peu trop sur le bras que Manu a passé autour de ses épaules.

Boire un verre, baiser, ce n'est plus son affaire maintenant. Il ravale sa déception et fait demi-tour, prêt à oublier une chose de plus, à s'oublier lui aussi pour quelque temps, histoire de ne plus ressasser les pensées stériles qui le troublent ces jours-ci.

Gabriel crie quelque chose en le voyant s'éloigner, dernière tentative de le retenir, ou première de s'excuser peut-être. Mais il ne s'arrête ni ne se retourne pas, bien décidé à ne pas lui faire ce plaisir.

 

(1) désolé

 

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