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-7. Swimming
Quand je parle à la lune, je peux t’entendre
Dans le noir, je peux voir, je peux sentir ta lumière

Emilie Simon, 2006

 

Des petites étoiles dansent sous ses paupières closes, le narguant de ne pouvoir les ouvrir alors que sa conscience semble enfin ressurgir. Des voix lentes et déformées tournent autour de lui, parfois accompagnées de frissons, signe d'un bref contact. Puis une inspiration difficile force sa gorge à s'ouvrir et la toux rauque qui s'en échappe le sort définitivement de sa léthargie.

— Enfin, soupire quelqu'un alors qu'il se tourne sur le côté pour tousser à son aise.

Les phrases suivantes lui échappent, la faute à son esprit noyé dans un épais brouillard qui perturbe ses sens et lui donne la désagréable impression de tanguer. Finalement, ses yeux parviennent à faire le focus et il distingue devant lui le visage de Christophe, notant à son expression qu'il n'est pas de très bonne humeur.

— Gabriel, tu m'entends ? demande son ami en se penchant à sa hauteur.

— Mmm…

— Comment tu te sens ?

Franchement mal, mais il se garde bien de le dire, haussant simplement les épaules pour ne pas se lancer dans un diagnostique approfondi.

— Je peux savoir comment ça se fait que tu sois malade à ce point et que tu te sois bien gardé de le dire à qui que ce soit ?

— C'est rien…

Il se débrouille pour se redresser un peu, s'aidant de ses mains pour s'adosser au mur, et découvre qu'il se trouve dans une petite salle d'infirmerie, face à un Guillaume au regard sévère et à un Chris sérieusement courroucé.

— C'est rien ? s'exclame celui-ci. Tu me fais déplacer un samedi matin parce que tu n'as rien trouvé de mieux à faire que de t'évanouir avec quarante de fièvre et tu me dis que ce n'est rien ?

Gabriel recolle petit à petit les morceaux et se souvient d'un semblant de conversation avec Sacha, puis d'avoir marché en direction de la sortie et… plus rien. S'évanouir n'était probablement pas une très bonne idée.

— Venir t'entraîner dans cet état, c'est irresponsable, gronde alors Guillaume en s'avançant. Tu imagines si j'avais dû aller te chercher dans le bassin parce que tu avais perdu connaissance au milieu de la compétition ?

— Je suis désolé, souffle-t-il en se retenant de tousser à nouveau.

— On en reparlera, pour l'instant tu rentres et je ne veux plus te voir avant la semaine prochaine. Je dois retourner m'occuper de l'équipe.

Sur un dernier regard noir, son entraîneur quitte la pièce et il se retrouve seul avec son ami, qui ne se garde pas de lui faire la morale.

— Je te ramène, espèce de tête brûlée, grogne Chris en lui faisant signe de se lever. L'infirmière a dit que ça pouvait être un début de grippe et que tu devais rester au lit.

Il aurait bien voulu le contredire, mais considérant la façon dont sa tête se met à tourner à la moindre tentative de tenir debout, il comprend que cette solution est sûrement la plus raisonnable. Son ami vient lui passer un bras autour de la taille, retenant le sien autour de ses épaules, et le traîne doucement vers la sortie avec un soupir dépité.

— Si tu ne veux pas que je te porte comme une gonzesse alors fais un effort, dit-il à mi-chemin de son véhicule. Tu as déjà de la chance qu'Alex m'ait appelé moi plutôt que ta mère, elle aurait été ravie de manquer son boulot pour ça…

La simple idée de se confronter à la colère parentale à cet instant lui procure un désagréable frisson, aggravé par son état fébrile. Il faudra penser à remercier Sacha, une fois de plus…

— Où est-il ? demande péniblement Gabriel une fois installé sur le siège passager.

— Qui, Alex ? Je lui ai dit de rentrer et que tu l'appellerais, parce qu'il s'inquiète figure-toi. Franchement, qu'est-ce qui t'est passé par la tête encore…

Le reste de la conversation rejoint le flou brumeux qui vient de s'installer à nouveau dans son esprit, ne laissant qu'une mince place à sa volonté de rester éveillé jusqu'à l'arrivée qui ne suffit pourtant pas à le maintenir conscient.

--

Un son étrange, déchirant, celui d'une corde que l'on arrache, semblable à celui d'un être que l'on torture et qui hurle son agonie. Un son qui résonne dans le vide.

Demi-tour.

Juste un jardin, une parcelle suspendue dans le néant, recouvert de perles de glaces qui scintillent à la lumière. Pourtant, il n'y a ni chaud ni froid, pas de sensation, juste le vide, et cette lumière qui vient de nulle part.

Et sa silhouette. Assis, les yeux rivés sur l'instrument, inconscient de tout sauf du cri des cordes sur lesquelles il tire. Je m'accroupis, là, devant lui, et pose ma main sur la sienne. Il s'arrête, lève ses yeux sur moi.

Ils sont gris. Comme tout le reste, gris, comme un vieux film, comme dans mon cerveau défectueux.

Un gris que je discerne sans erreur.

Il tend les bras et m'agrippe, me serre contre lui, si fort que je ne peux plus respirer. Puis l'air disparaît, comme le bruit, inutile. Je deviens inerte, presque cadavre, mais conscient.

Il me jette au sol et mon regard se perd au sommet du néant, là où se rassemblent les nuages, ces moutons gorgés de sang qui ne demandent qu'à nous en recouvrir. Je ferme les yeux mais la lumière est toujours là, inévitable, me forçant à regarder.

Puis sa peau qui glisse contre ma peau, ses mains rampantes qui caressent chaque centimètre carré dénudé. Signaux contradictoires. Je ne sens pas sa chaleur, je ne sens presque rien, juste ce contact, ignoble mais irrésistible, une promesse de mieux. Une prière silencieuse.

Sa langue sur ma gorge m'électrise, puis ses dents qui s'y plantent, langoureusement, ouvrant ma chair pour y entrer, imprimant sa marque.

Les cordes arrachées me retiennent au sol, si serrées, creusant sous la peau. Délicieusement. Son corps pèse sur moi, lourd, et je goûte le sang dans sa bouche que je dévore, j'entends son rire malsain résonner dans ma tête. Je vois dans ses yeux le mépris, si désirable.

Il prend possession de moi, enfin, son corps dans mon corps, sa chair dans ma chair, et mon cri cette fois-ci trouve son écho, un cri sans fin qui se répercute jusqu'à l'explosion finale, jusqu'à ce que plus rien n'existe. Sauf lui. Lui, et moi…

 

Gabriel se réveille un court instant avant que la première convulsion ne le saisisse. Il plaque une main sur sa bouche pour étouffer un gémissement puis se laisse envahir par l'agréable sensation d'euphorie qui suit l'orgasme, le rendant vaguement somnolent.

Pour la première fois, il se sent partagé entre la répulsion d'un cauchemar et l'habituel effet que procure ce genre de rêves. Depuis quand sont-ils peuplés de choses aussi perturbantes ? Et surtout, depuis quand est-ce que ça l'excite ?

Il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond chez lui.

Mais plus que la bizarrerie, plus que le dégoût, c'est une étrange facette de son rêve qui l'a marqué : pourquoi, lors d'une des rares fois où il rêve d'aller jusqu'au bout, il faut qu'au lieu du flou habituel ce soit son visage qui apparaisse ?

— Bien dormi ? demande Chris en faisant irruption dans la chambre.

Il sursaute et regarde autour de lui, subitement conscient qu'il n'est ni chez lui, ni dans un endroit connu.

— Où je suis ? lâche-t-il d'une voix rauque.

— Dans la chambre de Daphné. Ma sœur est en vacances et ma mère a préparé le lit pour toi.

— Ta mère… ?

Christophe soupire et vient s'asseoir au pied du lit, les bras croisés.

— Tu crois quoi, que j'allais te laisser seul chez toi à moitié crevé ? Je t'ai ramené chez moi et ma mère prend le relai pour te surveiller quand je suis en cours.

— Ça va, j'aurais pu…

— Bien sûr, le coupe-t-il en fronçant les sourcils. Tu crois que je vais te faire confiance, après le coup que tu viens de nous faire ? Alors tu te reposes et tu prends tes médicaments, et je ne veux rien entendre.

Ce n'est même pas la peine de discuter, quand il est comme ça impossible de lui faire entendre raison. Gabriel s'étire un instant, faisant de son mieux pour ne pas penser à l'humidité de son boxer, et cherche des yeux un réveil.

— Quelle heure il est ?

— Dix-huit heures trente.

— J'ai dormi toute la journée ?

— Toutes les journées, corrige Chris avec un sourire amusé. On est lundi.

— Tu plaisantes, gémit-il en s'enterrant le visage entre les mains.

— Ça va, ce n'est pas la fin du monde. Tu es juste malade.

— Je ne veux pas déranger…

— Tu ne déranges pas, c'est moi qui t'ai amené ici et je ne te laisse pas le choix d'en repartir avant d'être guéri. Alors tu peux dormir trois jours de plus si ça te chante, ce n'est pas ça qui va gêner qui que ce soit.

Dormir, c'est probablement la seule chose potable qu'il est encore capable de faire.

— Il te faut quelque chose ? poursuit Chris en se relevant.

— Ce qu'il faut c'est que je prenne une douche, depuis le temps je me sens à peine humain…

Et pour joindre l'action à la parole, il écarte sans attendre le drap et passe ses jambes par-dessus le rebord du lit. Son long sommeil, ajouté au manque de nourriture et au paquet d'antibiotiques qu'on lui fait prendre à la moindre gorgée d'eau, le laisse légèrement groggy. Sous ses pieds, le sol est froid et dur ; il reporte son poids sur ses jambes et d'une petite poussée, se met debout. Mais c'était sans compter sur ses jambes, rendues cotonneuses par l'absence d'exercice, et il s'effondre aussitôt, surpris qu'au lieu du sol anticipé ce soit Chris qui le réceptionne avec un regard de désapprobation.

— Bon sang, crétin, où tu crois aller comme ça ?

— Donne-moi un coup de main au lieu de te foutre de moi.

Chris passe un bras autour de son torse pour le maintenir debout et le porte à moitié jusqu'à la salle de bain.

— Je vais me débrouiller, soupire-t-il en se laissant tomber assis sur le rebord de la baignoire.

— Bien sûr, attrape déjà la douche pour voir ? ironise son ami.

Il marque un point là-dessus, et Gabriel ne peut que grogner en cognant légèrement sa tête contre le carrelage.

— Ce n'est pas comme si je ne t'avais jamais vu à poil, hein, dit gentiment Chris en se penchant sur lui.

Mais il ne peut s'empêcher de rougir, surtout étant donné l'état compromettant de son boxer. Cependant, refuser maintenant serait encore plus suspect, et la désagréable odeur qui émane de son corps le convainc de la nécessité de cette action. Et puis, ce n'est que Chris après tout ; si celui-ci veut penser du mal de lui, il a sûrement déjà assez de données pour lui pourrir l'existence.

Sans la moindre remarque, il l'aide à se déshabiller avant de lui passer la douche et le nécessaire de toilette. C'est avec un certain soulagement qu'il le voit ensuite déserter la pièce pour qu'il s'occupe de se laver en paix, l'attendant dehors avec une serviette dans lequel il l'enroule une fois fini.

— C'est mieux maintenant ?

— Impec', merci.

— Tu veux autre chose ?

— Ça va ! lâche-t-il avec une pointe d'irritation mal contenue. Je peux encore me débrouiller tout seul…

— Arrête avec ça ! Tu n'arrêtes pas de le répéter mais tout ce que tu fais va à l'encontre de ce que tu dis !

L'énervement de Chris le surprend, bloquant momentanément son sens de la répartie.

— Regarde-toi, Gaby. Tu t'ouvres les veines, tu bois, et maintenant tu n'es même plus capable de faire gaffe à ta santé. Tu crois que c'est comme ça que tu donnes l'impression que tu peux te débrouiller ?

Le regard noir qui lui renvoie suffit à résumer tout ce qu'il pense de son petit discours mais Christophe ne lâche pas le morceau, le confrontant silencieusement jusqu'à ce qu'il décide de répliquer.

— Qu'est-ce que ça peut te foutre…

— Ne commence pas ! le coupe Chris avec rage en empoignant son bras sans la moindre délicatesse.

Plus que de la rage, c'est surtout de l'inquiétude qui transparaît de l'attitude défensive de son ami et alors qu'il rejoue les récents événements dans sa tête, Gabriel réalise finalement qu'à part lui causer du souci, il n'a pas fait grand-chose de bien ces derniers temps.

— Je suis désolé, je suis juste fatigué, admet-il avec de réels remords dans la voix.

— On est tous fatigués, tu sais.

La conversation se termine sur ces mots embarrassants, résultat de son comportement pitoyable, et lorsqu'il lève les bras pour renouer ses cheveux, la déception qui brille dans les yeux de Chris à la vue de son poignet lacéré ne manque pas de lui arracher un pincement au cœur.

--

Rester quelques jours chez son ami est loin d'être aussi pénible qu'il l'aurait imaginé. À sa grande surprise, on ne lui pose pas de question ni ne lui donne d'ordre, et le fait de passer une grande partie de la journée emmitouflé dans une couverture à regarder les chaînes du satellite ne semble offusquer personne. La mère de Christophe paraît ravie d'avoir quelqu'un à qui parler et faire la cuisine, soulageant ainsi un peu la culpabilité de Gabriel vis-à-vis dans cette intrusion forcée.

Le meilleur moment reste cependant la fin d'après-midi ; il fait l'effort de prendre une douche à temps afin d'être prêt à dix-sept heures, moment où arrive Sacha pour lui apporter les cours de la journée. Non seulement le geste le touche sincèrement, mais passer une demi-heure en tête à tête avec lui représente plus qu'il n'aurait osé en demander.

Assis côte à côte sur le sol, adossés au lit, les deux garçons parcourent des yeux les feuilles résumant le programme journalier. Gabriel s'attarde distraitement sur les notes que lui tend son ami ; Sacha écrit particulièrement bien et c'est la première fois qu'il va pouvoir récupérer des cours manqués sans se lancer dans du décodage. Un point de plus pour l'être parfait.

— On a eu une réunion, annonce soudain Sacha en se tournant vers lui.

— À propos de quoi ?

— Le bac blanc, je crois. C'est la semaine avant les vacances de février.

— Je m'en doutais un peu.

— Ils ont dit qu'on doit tout réviser. Est-ce que c'est si important ?

— Bah, soupire Gabriel, ça compte dans tes notes, et puis c'est mieux de jouer le jeu pour se préparer aux vraies épreuves.

Face à son air inquiet, il doit concentrer toute sa volonté pour se retenir de lui sauter au cou et le réconforter.

— T'en fais pas, on révisera ensemble si tu veux.

Les yeux de son ami se mettent soudain à pétiller alors qu'il n'hésite pas une seconde à le serrer contre lui pour manifester sa reconnaissance. Si peu pour avoir ce que l'on souhaite… Gabriel se fait une note mentale de se resservir de ce genre de phrase pour glaner un peu d'affection.

— Merci beaucoup, dit Sacha avant de le relâcher.

Avec un peu de chance, la chaleur de ses joues ne les a pas fait autant virer au rouge qu'il ne le craint. Cela dit, son ami ne semble rien remarquer, trop soulagé de ne pas se retrouver seul dans cette galère pour faire attention à autre chose.

— Bon, je vais te laisser te reposer alors, lance Sacha en récupérant sa dernière feuille de notes.

Ayant renoncé à trouver des excuses pour le faire rester, Gabriel acquiesce.

— Tu te sens mieux ? Ça va aller ?

— Mais oui, ne t'inquiète pas, répond-il avec une moue feinte d'agacement face aux questions devenues rituelles.

Mais Sacha se contente de lui sourire et le quitte d'un petit signe de la main.

Il passe le reste de la soirée à aider son hôte à préparer le dîner, fatigué de faire bande à part, et se voit gratifié d'amusantes anecdotes sur la famille qu'il ne manquera pas de ressortir à Chris pour l'embarrasser.

--

— Tu es sûr que tu veux déjà rentrer ?

— Oui, je vous assure que je vais mieux, insiste Gabriel malgré la réticence de la maîtresse de maison.

Celle-ci s'empresse de lui emballer assez de nourriture pour contenter une armée avant de le laisser à contrecœur disparaître dans la voiture de Christophe. Le ciel nuageux captive son attention le temps du trajet, ponctué par quelques interventions de son ami auxquelles il répond d'un petit bruit pour lui montrer son attention ; le temps n'est pas à la discussion.

Comme toujours, la maison de Gabriel est déserte, et Christophe le suit à l'intérieur en traînant des pieds.

— Tu peux rentrer, Chris, je suis sûr que tu as du boulot.

— Tu ne vas pas rester seul toute la journée, répond-il en fronçant les sourcils.

Gabriel serre les dents pour réfréner l'énervement qu'il sent surgir à ces mots et empoigne sa main pour l'asseoir de force sur une chaise de cuisine, restant pour sa part planté devant lui, les bras croisés et le regard dur.

— Écoute-moi bien : on ne peut pas continuer comme ça, je ne vais pas le supporter et tu le sais très bien.

Alors que l'intéressé s'apprête à rétorquer, il se penche à son niveau et lui envoie un de ses regards noirs qui le coupent dans son élan.

— Christophe, arrête de me surprotéger. J'ai besoin d'être seul, j'ai besoin qu'on me laisse tranquille ! C'est ancré en moi maintenant et ce n'est pas maintenant que tu vas le changer. Peu importe ce que tu penses, je peux me débrouiller, je vais me débrouiller, et ce dont j'ai besoin maintenant c'est que tu rentres chez toi travailler pour que je puisse faire de même.

Son ami semble lutter contre l'envie de repartir dans une joute verbale mais ravale finalement ses arguments et se contente de l'étreindre brièvement avant de partir. Gabriel lâche un soupir en secouant la tête, soulagé de ne pas s'être une nouvelle fois disputé avec lui. Ces derniers temps, on dirait que c'est la seule chose qu'il arrive encore à faire avec Chris : crier, s'énerver ou carrément l'éviter pour ne pas avoir à recourir aux deux autres. Bien sûr, il n'est pas totalement innocent dans la raison de ces rixes, mais étant donné qu'il n'a pas l'intention de changer sous peu, Chris ferait bien d'arrêter de se faire un sang d'encre pour tout et n'importe quoi.

Chacun ses compromis, après tout.

Lullaby vient se frotter à ses jambes alors qu'il s'étire nonchalamment, miaulant sans relâche jusqu'à ce qu'il s'accroupisse pour le caresser.

— On s'est bien occupé de toi, chaton ?

L'animal ronronne en se roulant au sol, plus intéressé par sa main que par la question. De toute façon, il n'a aucun doute qu'il ait été bien soigné, que ce soit à la vue de son ventre rond ou de sa gamelle encore pleine. Il faut dire qu'en confiant ses clefs à Sacha, il n'a pas pris beaucoup de risques de ce côté.

Il rejoint sa chambre d'un pas traînant et ouvre la fenêtre en grand pour ôter l'odeur de renfermé qui flotte dans l'air. Une fine couche de poussière recouvre ses meubles et il y imprime rêveusement la marque de ses doigts, traçant des dessins imprécis. C'est fou comme cette pièce peut parfois lui manquer, alors qu'il la déteste tellement lorsqu'elle est sa seule alternative. Cette cage dorée, comme il aime l'appeler ; celle qui lui laisse sur la langue le goût amer d'une chose que l'on fuit sans jamais pouvoir la quitter. Tout est là, tout ce qui constitue sa courte vie et pourtant, tout semble terriblement vide. Ses bons souvenirs ont depuis longtemps cessé de se rattacher à des objets, hormis sa collection de carnets à dessin, et les seuls moments importants de son existence sont soigneusement gravés dans sa mémoire, là où rien ne pourra les atteindre.

Il laisse ses orteils s'enfoncer dans la moquette épaisse, puis ses genoux, ses paumes, et se laisse finalement choir sur le sol. Lullaby vient le piétiner joyeusement avant de se lover contre son flanc, ronronnant de toutes ses forces pour grappiller quelques caresses.

Quelques minutes passent, quelques heures peut-être, et un faible grincement le tire presque du sommeil. Il ne bouge pas pour autant, malgré qu'un frisson le traverse après le départ de sa petite bouillotte poilue. Un bruissement, puis des mouvements dans le salon. Il garde les yeux fermés, bien à décidé à laisser celui qui vient de s'inviter repartir de lui-même tandis qu'il joue aux opossums : le mort a toujours été son rôle préféré.

Mais petit à petit, les bruits se rapprochent, et la curiosité le pousse à soulever ses paupières pour se retrouver nez à nez avec une paire de chaussettes blanches, disparaissant sous la jambe usée d'un jean bleu.

Son cœur fait un bond dans sa poitrine alors que le plus-vraiment-inconnu s'accroupit devant lui.

— Est-ce que ça va ? demande Sacha de sa voix basse et mélodieuse.

Il se relève brusquement, époussetant ses vêtements pour masquer sa gêne.

— Ah, euh… j'étais avec Lullaby, et puis… hum…

Il lève les yeux vers son ami qui secoue la tête avec un sourire amusé.

— Tu peux dormir par terre, ça ne me gêne pas.

Gabriel saute sur ses pieds en arrangeant maladroitement ses cheveux, espérant masquer son embarras par la même occasion. Sacha ne fait cependant pas de remarque et s'assied au pied du lit, avant de lui lancer une clé.

— Tu es rentré, je te la rends.

Je préférerais que tu la gardes , songe Gabriel qui la dépose sur l'étagère en soupirant.

— Tu as prévu quelque chose, aujourd'hui ?

— Non, répond Sacha.

— Ça te dit qu'on commence les révisions ? Il ne reste plus qu'une semaine avant les examens, alors…

Pas la peine de se fatiguer à argumenter, le jeune homme a déjà sorti ses cours de son sac avec un enthousiasme non feint tandis que Gabriel se saisit des manuels traînant au sol avant de le rejoindre, le sourire aux lèvres.

Passer en revue le programme de littérature se révèle plutôt aisé, mais pour ce qui des sciences Sacha se montre immédiatement dépassé par les principes de physique-chimie qu'il tente de lui expliquer. Après une lutte acharnée contre la diffraction, l'impact des ions et le calcul de la concentration en fer des solutions, Gabriel songe à faire une pause, voire à laisser tomber étant donné l'apparent désespoir de Sacha face à ces incompréhensibles formules. Au hasard des pages, ils finissent par tomber sur le programme d'optique étudié au premier semestre et manqué par Sacha.

Bien sûr, ses silencieuses prières que ce dernier ne s'y intéresse pas sont sans appel lorsqu'un regard enjoué se lève vers lui.

— Je ne savais pas qu'on étudiait ça !

Gabriel se mord la lèvre et baisse la tête, se maudissant secrètement de ne pas avoir pensé à ce fichu programme de physique. Le voilà bon pour l'habituel discours sur la magie de la rétine…

— Est-ce que ça t'ennuie qu'on en parle ? demande Sacha en posant le livre au sol. Je promets de ne pas poser de questions idiotes.

Bien que l'envie de répondre « oui » le démange, il ne peut pas résister au ton suppliant de son ami et soupire :

— Non, c'est comme tu veux.

Il récupère le manuel pour un bref survol des principes de base, éclairant son camarade sur le fonctionnement des cônes et bâtonnets, mais comme il fallait s'en douter celui-ci finit par surtout s'intéresser au cas pratique : lui.

— C'est à cause de quoi que tu vois mal les couleurs ?

— C'est génétique. Il me manque des variétés de cônes.

— Donc il y en a d'autres dans ta famille ?

— Je n'en sais rien, je n'ai jamais demandé. Nous ne sommes pas spécialement proches.

Son ton suffit à dissuader Sacha de poursuivre sur la piste de l'héritage familial, revenant à défaut vers les détails pratiques.

— Est-ce que c'est… gênant ?

— Plus ou moins. Disons que pas mal de signaux te passent à côté, tu te fais avoir pour des choses bêtes. Quand tu es gamin, on te blâme parce que tu ne choisis pas les bons crayons ou que tu ne comptes pas les bons objets, on se moque de tes dessins.

— Je ne pensais pas…

— Il y a aussi la façon que tout le monde a de te poser des tas de questions sur les couleurs, comme s'il y a avait une bonne réponse à tout ça et que tu étais complètement à côté de la plaque.

— Mais ce n'est pas vrai pourtant, l'interrompt-il les sourcils froncés.

Gabriel sourit doucement en secouant la tête, habitué à ne plus formaliser pour si peu.

— Et encore, qu'on te prenne pour un débile ce n'est pas le pire. On te fait des tests pour te ficher, comme ça au cas où tu tenterais de faire un métier qui t'es interdit, tu es viré d'avance.

— Ah ? Il y a des métiers interdits ?

— Militaire, transport, électronique… je te passe la liste.

— Qu'est-ce que tu vas faire, alors ?

— Ce que je fais déjà, me taire et me tenir tranquille, pouffe Gabriel. Ah et puis je les emmerde, je peux toujours tricher aux tests et faire ce que je veux, tant que je ne me fais pas prendre…

— Tu peux faire ça ?

Il se lève et récupère une boîte au fond d'un tiroir, qu'il ouvre devant Sacha. À l'intérieur, un livre et un paquet de fils se battent en duel.

— C'est ce dont ils se servent pour faire leur test, les tables d'Ichihara. Je les ai apprises par cœur.

Sacha feuillette les planches avant de lui lancer un regard incrédule.

— Tu les as apprises ?

— Oui. Je ne vois pas les chiffres, pas le choix.

Son ami passe alors d'étonné à amusé en lui rendant sa boîte.

— Tu es vraiment…

— … plein de ressources ?

Gabriel éclate de rire devant son expression confuse et l'entendre finalement rire lui fait oublier la raison de sa méfiance, lui rappelant que partager ces choses avec un ami est bien le meilleur moyen pour cesser de voir les choses de façon négative.

--

— Gabriel, c'est non et ce n'est pas négociable !

La fureur qui le consume à cet instant ne pourrait être plus terrible. Comme il l'avait redouté, le mot est passé au sujet de son petit incident et il a dû supporter les regards curieux d'une partie du lycée, sans compter l'incompréhension teintée de reproche de l'équipe de natation. Sans grande surprise, le club avait perdu la compétition, et même sans l'en tenir ouvertement pour responsable, les autres nageurs ne se sont pas privés d'afficher leur ressentiment à son égard.

En plus de ça, il n'avait pas eu une seconde pour voir Sacha de la journée et là, se disputer avec Guillaume est définitivement la goutte de trop.

— Tu ne pourras pas m'en empêcher, gronde-t-il.

— Tu crois ça ? rétorque Guillaume avec un regard menaçant. Je te mets à pied pour un mois, sans discussion. Et si je te vois ici avant, je te jette moi-même dehors.

— Vas-y, jette-moi dehors alors ! Si tu arrives à me mettre la main dessus, bien sûr…

— Je ne joue pas avec toi !

— Dix minutes. Si tu y arrives, je disparais pendant un mois, sinon… tu me reprends, illico.

Et sans attendre sa réponse, il franchit la distance qui le sépare du bassin et y plonge sans une éclaboussure.

— Gabriel, reviens ici ! crie Guillaume en se débarrassant à toute vitesse de ses vêtements. 

Mais il ne l'écoute pas et nage sans peine vers l'autre extrémité du bassin, surveillant du coin de l'œil son entraîneur qui plonge à son tour. Il le laisse se rapprocher, jusqu'à ce qu'il soit confiant à l'idée de lui mettre la main dessus, et s'enfonce sous la surface pour lui filer entre les jambes.

Le temps que Guillaume réagisse, il est déjà quelques mètres plus loin.

— Arrête de faire le con ! Viens ici !

Mais il ignore ses remontrances et se maintient à l'écart, prouvant une fois de plus ses qualités à son entraîneur dans l'espoir que cela le dissuade de poursuivre sa quête.

— Tic-tac tic-tac… est-ce que tu abandonnes la course, Guillaume ?

— Bordel Gabriel, je ne joue pas ! Pourquoi tu fais ça ?

— Toi, pourquoi tu me fais ça ? Je me suis excusé, merde !

— Mais on s'en fout de ça ! Tu crois que j'ai envie d'avoir ta mort sur la conscience ?

Gabriel serre les poings et se mord la langue pour ne pas crier. Pourquoi faut-il qu'il s'en mêle, lui aussi, et qu'en plus il en rajoute ? Comme s'il n'est pas assez grand pour gérer lui-même ses problèmes, bon sang. Tout ça pour un malheureux coup de froid… s'il avait su, il aurait séché la rencontre sans le moindre remord pour passer sa journée sous la couette.

Il plonge sous la surface et en quelques secondes se retrouve derrière Guillaume, un bras passé autour de sa gorge.

— Tu n'as jamais fait d'erreur, peut-être ? Jamais eu de période à vide ? Est-ce que c'est foutrement trop dur à comprendre que je n'ai pas fait exprès et que je n'ai pas besoin que tu remettes ça sur le tapis sans arrêt ?

Guillaume finit par cesser de se débattre, conscient que la lutte est vaine. Cependant, il se garde bien de répondre à cette tirade, attisant l'énervement du jeune homme.

— Si tu me mets à pied alors, tu peux sérieusement t'inquiéter pour moi, parce que tout le temps que je ne passerai pas ici à m'entraîner, Dieu sait que je pourrais le passer à m'ouvrir les veines.

— Bien sûr que j'ai fait des erreurs, soupire-t-il en se retournant pour lui faire face. Mais s'il te plaît, comprends-moi, je ne veux pas risquer ta vie pour quelque chose d'aussi idiot que des compétitions.

— Et je te promets que je vais faire attention, mais tu dois me laisser une chance.

Gabriel se retient de jubiler devant la grimace de défaite de son entraîneur mais ce dernier l'attrape tout de même par le bras, pour mettre une dernière fois les choses au clair :

— Tu y vas doucement, pas de forcing et quand tu es fatigué, tu t'arrêtes. Tu peux aussi oublier les entraînements en solitaire.

Ces conditions n'ont rien d'insurmontable et il acquiesce humblement, soulagé que Guillaume le laisse finalement en paix.

Il le sait aussi bien que lui, de toute manière : il a besoin de ça.

Nager jusqu'à ce que ses bras soient douloureux, ses épaules engourdies et son corps lourd de fatigue ; jusqu'à ce que ce soit difficile de sortir de l'eau, qu'il tienne tout juste debout tellement ses jambes tremblent ; jusqu'à ce que le chlore annihile la moindre odeur de sa peau, le moindre goût sur sa langue et que sa tête se vide enfin, qu'il cesse de réfléchir.

C'est la seule souffrance qu'il peut encore justifier. Il a besoin de ça.

Ses muscles sont agréablement endoloris lorsqu'il sort des vestiaires quelques heures plus tard, moins qu'il n'en faut normalement mais il met cela sur le compte de son récent état fébrile. Une bonne semaine d'entraînement suffira à lui faire retrouver ses temps habituels, du moins en est-il convaincu.

C'est avec un petit sourire rêveur qu'il entre alors brutalement en collision avec quelqu'un à la sortie du bâtiment.

— Hey, l'interpelle Sacha en le rattrapant.

— Je suis désolé, je n'arrête pas de te rentrer dedans…

Rien de tel pour se sentir gêné, une fois de plus. Il va vraiment falloir qu'il révise ses manières envers lui.

— Ce n'est pas grave. Tu t'es disputé avec Guillaume ? Il a l'air contrarié.

— Oui, je l'ai contrarié. Il ne voulait pas que je reprenne l'entraînement, alors j'ai dû me montrer persuasif.

— Vous vous êtes battus ?

— Non, quand même pas. Je lui ai fait admettre que me suspendre n'était pas une bonne idée.

— Te suspendre à quoi ? s'inquiète-t-il soudain.

Gabriel tente de réprimer son fou rire pour ne pas le vexer et lui fait signe de laisser tomber, conscient qu'il n'arrivera pas à lui expliquer ça sérieusement.

— Tu rentres chez toi ? demande Sacha alors qu'ils arrivent à l'endroit où leurs routes se séparent habituellement.

— Il faut bien, mes parents sont à la maison et prêts pour l'affrontement. Le repousser ne donnera sûrement rien de bon…

— Je te ramène, alors, répond son ami avec un sourire qui lui fait chavirer le cœur.

Le trajet qui s'en suit se fait en silence, seul le bruit de leur respiration et les nuages de buée causés par leur souffle accompagnant le régulier mouvement de leurs pas. Il fait si froid et pourtant, les chances de neige semblent être une fois de plus nulles cette saison. Sacha a tout de même fini par se plier à la rigueur de l'hiver en agrémentant ses légères tenues d'un épais manteau noir, dont le col relevé masque ses joues et les pans une large partie de ses cuisses. Se serrant dans sa veste, Gabriel ne peut s'empêcher d'espérer intérieurement pouvoir s'y blottir lui aussi un jour, serré contre le corps chaud qu'il contient…

— Est-ce que tu vas reprendre la compétition ?

Il sursaute à la soudaine interruption de son fantasme et répond d'une voix encore troublée :

— Oui, une absence n'a rien de catastrophique. Il faut que je motive pour quelque chose, de toute façon, parce que si je commence à me laisser aller…

Il n'y a pas besoin d'en dire plus, tous deux savent ce qu'il risque d'arriver s'il se laisse aller, et cela ne présage rien de bon.

À chaque pas qui le rapproche de chez lui, Gabriel sent peu à peu son courage flancher et son allure ralentir, jusqu'à ce qu'il soit face au portail et que la vue de la voiture de ses parents dans l'allée ne le coupe complètement.

— Ça ne va pas ? demande Sacha en lui lançant un regard interrogateur.

Quelque chose ne va pas, effectivement, mais quoi… sans doute quelque chose dans l'air, un mauvais pressentiment quant à ce qui l'attend derrière cette porte. Il faut dire qu'après le bref coup de fil échangé la semaine dernière, sur la raison de son absence de la maison pour une semaine entière, il devine que la discussion ne va pas être des plus réconfortantes.

— Je ne suis pas sûr d'avoir envie de rentrer maintenant, lâche-t-il finalement.

Sacha l'attrape de justesse par le bras avant qu'il ne fasse demi-tour.

— Il n'y a pas de raison que ça ne se passe pas bien.

— Ça se voit que tu ne les connais pas, grommelle Gabriel.

— Tu veux que je vienne ?

Cet élan de compassion est vaguement désagréable, à deux doigts de déclencher sa colère, comme lorsque Chris se prend à le traiter comme un enfant. Mais les yeux du jeune homme dans les siens sont si doux qu'il ne peut que hocher la tête, dépité par sa faiblesse.

Une seconde de répit, le temps d'ôter ses chaussures, son manteau, et la silhouette de sa mère vient se poster dans l'embrasure du salon.

— Déjà rentré ? lance-t-elle avec ironie.

Il serre les dents pour ne pas répliquer et se contente d'un sourire poli avant de prendre le chemin de la cuisine.

— Il faut qu'on discute, Gabriel.

Bien sûr, il y a deux semaines il n'existait pas, et aujourd'hui il faut discuter. Il ouvre le frigo et attrape l'un des plats préparés par la mère de Christophe pour le mettre dans le four à micro-ondes, reconnaissant de l'instant de distraction que ça lui apporte.

— Discuter de quoi ? demande-t-il tout de même, le plus calmement possible.

— De tes problèmes, jeune homme.

— J'ai des problèmes, maintenant ? rétorque-t-il sèchement.

Sacha se tient à ses côtés, silencieux, mais pose discrètement sa main sur son bras pour calmer sa colère grandissante. La chaleur de sa paume chasse petit à petit sa rancœur, et apaise la vague d'amertume qui menace de l'engloutir.

— J'apprends de quelqu'un d'autre que tu t'es évanoui pendant une compétition, tu ne crois pas que tu aurais pu nous appeler ?

Si par « nous », elle inclut l'étranger qui lit son journal dans le salon, il ne faut pas se sentir obligé.

— Parce que tu serais venue, peut-être.

— Bien sûr que je serais venue ! Et c'est quoi cette histoire d'aller passer une semaine chez ton ami, j'aurais pu rester m'occuper de toi.

— Il n'y a vraiment pas de quoi en faire un cirque, ça arrangeait tout le monde comme ça.

— Tu ne trouves pas que tu me donnes un peu trop le mauvais rôle, là !

— On se demande pourquoi, susurre Gabriel entre ses dents.

— Je te l'ai déjà dit, on peut très bien s'installer au Luxembourg ou à Bruxelles si tu veux que l'on passe plus de temps ensemble.

— Et je t'ai déjà dit qu'il n'en était pas question !

Pas la peine de se crier dessus maintenant, il attrape son plat juste chaud, une paire de fourchettes et se dirige vers l'escalier.

— Si cela continue, je te reprendrais un tuteur, Gabriel ! lance sa mère avant qu'il ne mette le pied sur la première marche. Je ne te laisserai pas faire n'importe quoi !

— Cela ne se reproduira pas, répond-il froidement en la fixant droit dans les yeux. Alors ne te donne pas cette peine.

Tout juste la porte de sa chambre refermée, il attrape un coussin et le lance de toutes forces contre un mur, retenant à grand-peine le cri de frustration qui lui ronge les entrailles. Pour qui elle se prend, cette mère à mi-temps, ignorante et irresponsable, à venir s'immiscer dans sa vie ? C'était il y a dix ans qu'elle aurait dû se soucier de son fils, aujourd'hui c'est trop tard. Si elle croit avoir encore de l'emprise sur lui…

Il écrase son poing dans le mur, pas assez fort pour faire craquer ses doigts, et alors qu'il allait recommencer une grande main englobe son poing serré et ramène son bras sur sa poitrine. Sacha l'enlace par-derrière, bloquant ses mouvements, et pose son front contre l'arrière de sa tête.

— Ça ne sert à rien de t'énerver, calme-toi.

— Je la déteste, bordel ! crache-t-il en se raidissant. Pour qui elle se prend !

— C'est ta mère, tu ne peux pas…

— Quel genre de mère laisse son fils seul quand il a besoin de quelqu'un, et vient l'emmerder dès que ça l'arrange ! Elle ne mérite pas d'être mère !

— Elle ne te mérite pas, répond doucement Sacha, mais il faut que tu tiennes le coup sinon les choses iront de plus en plus mal. Montre-lui que tu es quelqu'un de bien.

La colère subsiste de longues minutes, pendant lesquelles Sacha ne semble pas décidé à vouloir le lâcher. C'est finalement l'effet apaisant de son odeur et de sa chaleur contre son dos qui le fait se détendre, juste assez pour que le jeune homme le relâche et parte s'asseoir au bord du lit.

Ce serait bien la première fois qu'une journée qui commence mal se termine bien, c'est-à-dire sans effusion de sang de sa part. Mais Sacha semble avoir cet étrange effet sur ses nerfs, plus efficace que celui des antidépresseurs sur lesquels il s'est déjà reposé à des moments similaires.

Quelle ironie que son seul calmant naturel soit justement celui qu'il ne peut pas avoir…

— Viens manger, propose son ami en désignant le Tupperware fumant.

Gabriel s'exécute et picore du bout de sa fourchette le gratin de courgettes cuisiné par la mère de Chris. Il va sûrement y avoir droit pour les prochains repas à venir d'ailleurs, car même à deux ils ne parviendront jamais à descendre les quantités astronomiques que celle-ci ne peut s'empêcher de cuisiner à chaque fois.

— Est-ce que ça ne serait pas bien d'avoir un tuteur ? demande soudain Sacha, faussement absorbé par son plat.

Il sent son sang se glacer à ses mots et fait de son mieux pour garder de la contenance, les doigts serrés autour de sa fourchette au point d'en avoir les jointures blanches. Ne pas en parler pour ne pas y penser. Ça a toujours été sa ligne de conduite face à ce délicat sujet qui lui met immanquablement les nerfs en boule, au point où Chris avait pris soin d'éradiquer ce mot de son vocabulaire pour ne pas s'attirer les foudres de son ami.

Mais Sacha ne sait pas, et ne pas répondre ne va qu'attirer encore plus de questions.

— Non. Ça serait l'enfer.

Sacha se penche vers lui, surpris de voir son visage s'assombrir à cette simple question.

— Pourquoi ?

Il y a toujours un pourquoi, bien sûr. Le truc, c'est d'y répondre juste assez évasivement pour ne pas en entraîner un autre.

— La dernière fois… c'était un cauchemar. Le mec était uniquement intéressé par la thune et me harcelait sans arrêt…

— Ça a mal fini ?

— Si Christophe n'avait pas été là…

Il se tait cette fois, ravalant de son mieux la rage qui remonte à la surface. Et voilà, les souvenirs sont en train de ressurgir et il se force à les enterrer très loin dans sa mémoire, décidé à ne pas causer une nouvelle commotion.

— Sous condition de garder des notes excellentes, mes parents ont accepté de me laisser en paix jusqu'à ma majorité. Et ce n'est pas le moment de foutre ça en l'air.

Heureusement, cette explication satisfait Sacha qui choisit de ne pas insister, sa simple présence agissant à nouveau comme remède pour chasser son angoisse. Il ne reste qu'à espérer que son petit sourire soit suffisant pour lui montrer à quel point il lui en est reconnaissant.

 

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