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-6. My Favorite Game
J’ai eu la vision que je te pourrais te ramener sur le droit chemin
Une mission stupide et un combat mortel

The Cardigans, 1998

 

Le bruit familier de la clochette retentit à ses oreilles lorsqu'il pénètre à l'intérieur de la boutique. Rien n'a changé depuis la dernière fois, à part un certain besoin de dépoussiérer, et tandis qu'il se dirige comme à son habitude vers la réserve, Armand bondit derrière lui pour le faire sursauter.

— Sacha ! s'exclame-t-il en éclatant de rire devant la mine déconfite du garçon.

— Ne fais plus jamais ça, grommelle-t-il en réponse, le cœur affolé.

Armand se contente d'un clin d'œil et lui fait signe de le suivre à l'étage, ignorant ses protestations quant à s'occuper en priorité du magasin.

— Je ne pensais pas que tu serais là aussi tôt, je viens juste de rentrer ! dit-il avec enthousiasme en préparant du café.

— Je n'avais rien de prévu alors je préfère venir aider.

— Et ce n'est pas moi qui vais m'en plaindre ! Mais il n'y a pas grand-chose à faire pour le moment. Ça te dit de dîner avec moi plutôt que de travailler ?

Sacha ouvre la bouche pour protester mais son hôte lui fait un de ses regards insistants, de ceux qui signifient qu'il est inutile de tenter de le dissuader. Il se contente alors de hocher la tête, habitué à ce qu'Armand n'en démorde pas.

— Raconte-moi tes vacances, demande celui-ci en s'asseyant face à lui.

— Il n'y a pas grand-chose à raconter…

Il fait tout de même l'effort de résumer brièvement ses activités, commençant par les révisions, puis les exercices de violon qu'il s'impose et la soirée du Nouvel An passé avec des amis. Mais lorsqu'il évoque Marine, Armand l'interrompt soudain avec les yeux brillants.

— C'est ta copine ?

— Hum… oui.

— Je le savais, dit-il en prenant un air complice.

— Tu le savais ? s'étonne alors le jeune homme.

— Non, c'est une façon de parler… Ça se passe bien entre vous ?

— Je suppose, oui.

Armand le regarde avec un air un peu soupçonneux, qui le laisse un instant se demander s'il a répondu comme il faut à cette question et si son certain manque d'enthousiasme n'est pas un peu déplacé dans ce genre de situation.

— Ce n'est pas le grand amour, dis-moi.

Sacha sourit et secoue la tête : le grand amour, il en est loin. D'ailleurs, la seule qui lui manque réellement à ce jour reste Moscou, et ce n'est pas une petite brunette joviale qui va pouvoir combler ce vide.

— Je veux juste passer le temps, avoue-t-il.

— Tu as raison de ne pas te prendre la tête, tu auras tout le temps pour ça après.

Sa tête est déjà bien assez pleine pour le moment sans qu'un autre souci ne vienne s'y ajouter.

— Tu as des nouvelles de ta mère ? continue Armand sur un ton qui se veut léger.

— Je suis allé la voir.

Armand fait partie des rares personnes au courant de sa situation. En quelques semaines, une agréable relation de confiance s'est établie entre eux et petit à petit, Sacha en est venu à lui parler sérieusement de lui, jusqu'à lui confier ses doutes. Et le soutien qu'a pu lui apporter Armand a fini de lui assurer qu'il a pris la bonne décision en se reposant sur lui.

— Son état ne s'améliore pas et ma tante va la mettre dans un hôpital.

— Je suis désolé, lâche Armand en lui posant une main sur l'épaule.

— C'est juste que… on avait dit qu'on rentrerait ensemble, et maintenant j'ai l'impression que c'est trop tard et qu'elle ne partira plus. Je vais devoir y retourner seul…

— Hey, ne pense pas déjà à partir. Tant que tu es ici, tu peux en profiter pour faire tout ce dont tu as envie…

Sacha fait un effort pour sourire, touché par sa considération.

— D'ailleurs, ajoute Armand en retrouvant sa bonne humeur, je vais t'emmener faire un tour un de ces soirs, il faut que tu te familiarises avec le coin ! Tu es déjà allé à la salle d'arcade ?

Sacha secoue la tête ; entre Gabriel et lui, tout le monde semble décidé à l'habituer à son nouvel environnement, et c'est tout juste s'il se souvient comment refuser leurs propositions incongrues.

— Et toi, tu as passé de bonnes vacances ? demande-t-il en espérant détourner la conversation.

— Merveilleuses. Je crois que sans la boutique, je me serais installé à Prague pour de bon. Nous avons couru dans tous les sens pour en voir le maximum mais il faudrait au moins un mois supplémentaire pour en faire le tour ! Et puis, j'ai fait une petite folie…

Il se penche pour récupérer un album photo dans la table basse et fait signe à Sacha de s'installer près de lui pour le regarder.

— Là, lui indique-t-il en désignant une des pages. Deux pianos anciens que j'ai achetés pour presque rien, on va nous les livrer la semaine prochaine. Ils n'ont pas l'air comme ça, mais une fois restaurés ce seront de vraies merveilles…

— Il n'y a pas la place, fait remarquer Sacha avec un air dubitatif.

— Mais si, on en fera, ne t'en fais pas.

Face à cet enthousiasme, le jeune homme trouve difficile d'imaginer son ami faire autre chose que luthier ; après tout, qui aurait envie d'acheter deux épaves pour les restaurer sur un coup de tête ? Il a beau dire que ce n'est pas son premier choix de carrière, il semble à Sacha qu'il lui aurait été dur d'abandonner cette passion.

Après un nombre impressionnant de photos et un dîner expédié sur fond de vin rouge à la saveur épicée, Sacha lui fait enfin signe qu'il faut qu'il rentre pour tenir le coup en cours le lendemain.

— Je voulais te demander... dit-il soudain en se rappelant de quelque chose.

— Quoi ? s'étonne Armand qui n'a pas pour habitude de l'entendre demander quoi que ce soit.

— Est-ce que tu pourrais me donner ton numéro de téléphone ?

Armand se retient de rire devant le sérieux de cette requête et lève un sourcil d'étonnement en le voyant sortir un téléphone portable.

— Tu t'es fait un cadeau de Noël ?

— Non, c'est Gabriel qui me l'a offert. Il a insisté, même si je n'ose pas trop m'en servir...

La lutte pour rentrer les données dans l'appareil est brève, et son sourire de satisfaction venant ponctuer la manœuvre ne manque pas de faire rire une nouvelle fois son interlocuteur.

— Dis-moi, c'est un précieux ami que tu t'es fait.

— Oui, il est formidable... répond-il avec un regard qui laisse à présager un mais.

— Qu'est-ce qu'il y a ? questionne Armand pour l'encourager à continuer.

— Je m'inquiète pour lui.

— Raconte-moi.

Un instant d'hésitation l'arrête ; malgré le niveau de familiarité qu'il entretient avec Armand, les secrets de Gabriel restent quelque chose de privé. Pourtant, son envie de s'en libérer fait pencher la balance en faveur d'Armand, dont l'air soucieux confirme qu'il n'a pas de raison de douter de lui.

— Tu ne dois pas en parler, promets-moi.

— Je te je promets, répond solennellement Armand.

— Il se coupe les veines. Pas profondément, ajoute-t-il devant les yeux écarquillés de son interlocuteur, mais les cicatrices sont toujours fraîches. Et puis, il boit beaucoup trop dès qu'il sort. Ça, et il, hum, change d'humeur tout le temps… ?

— Lunatique ?

— Peut-être. Au lycée il fait comme si rien ne l'intéresse, il ne sourit pas et reste à part, mais il n'est pas comme ça sinon. Enfin parfois je ne le comprends pas, il s'emporte pour un rien…

Et encore, il a gardé de côté la partie où il a malencontreusement appris qu'il est homosexuel.

— Ce n'est pas très rassurant, constate Armand d'une voix sombre. Tu sais pourquoi il fait tout ça ?

— Il ne me l'a pas dit mais il a des problèmes avec ses parents, c'est peut-être ça.

— Écoute, je n'ai pas fait d'études de psycho mais à mon avis, il aurait besoin d'en parler à quelqu'un.

— Qui ?

— Un psy, peut-être.

— Je ne pense pas qu'il voudra.

— Essaye de le convaincre, Sach'. Tu sais, quand j'étais à la fac… un de mes amis s'est suicidé. Personne ne pensait qu'il irait jusque-là, mais tu ne peux jamais vraiment savoir ce qui se passe dans la tête des autres.

Il blanchit légèrement en absorbant les paroles d'Armand ; Gabriel, se suicider ? Non, il ne ferait pas ça…

— Ce n'est pas à toi de te faire du souci pour lui, ajoute-t-il en lui posant une main sur l'épaule.

— Je ne peux pas arrêter de m'inquiéter, soupire Sacha en se prenant la tête entre les mains. Je ne sais pas ce que je dois faire. J'ai déjà du mal avec moi, alors m'occuper de quelqu'un d'autre...

— Ne te prends pas la tête, tu es son ami. Essaye au moins de lui en parler.

— Je vais essayer.

--

Un jour ordinaire d'une vie ordinaire. Il regarde les heures passer avec nonchalance, coincé dans cette salle de classe étouffante. Des mots attirent parfois son attention et il tente de les retranscrire de son mieux sur la page blanche posée devant lui, malgré le fait qu'il ne parvienne pas à s'accrocher au sujet. Dans un coin, Gabriel semble aussi passionné que lui, illustrant son cours d'une série de graffitis sans rapport.

— Tu ne transpires pas la joie de vivre, chuchote Ally à ses côtés.

Il la regarde bizarrement, étonné par l'association de sa transpiration et de la joie, et s'attire un gloussement avant qu'elle ne lui explique brièvement le fond de sa pensée.

— On peut dire ça, oui, murmure-t-il en réponse.

— Soucis familiaux ou histoire de cœur ?

— Les deux.

Sa réponse le surprend lui-même ; histoire de cœur, vraiment ?

— Tu sais, tu devrais te méfier de Marine, lâche alors Ally sur un ton des plus sérieux. Je sais que j'ai l'air intéressée à dire ça, mais… ce ne serait pas la première fois qu'elle met le bazar autour d'elle.

La mise en garde énigmatique de la jeune fille le laisse perplexe mais il n'a pas le temps d'approfondir que le professeur les rappelle à l'ordre, faisant taire leur conversation pour le reste de l'heure.

Il manque de sursauter lorsque la sonnerie de fin des cours retentit, sa surprise cependant vite remplacée par une vague de soulagement. Une fois la cohue éloignée, il se met à la recherche de Gabriel ; un tour du bâtiment l'informe que son ami a déjà disparu. Soupirant de déception, il rejoint tout de même le terrain de sport où l'attend le reste de l'équipe d'athlétisme pour commencer l'entraînement.

— Vitesse, les gars ! les informe l'entraîneur une fois l'échauffement terminé.

Sacha se retrouve à faire la paire avec Hughes, un spécialiste de vitesse contrairement à lui, et bien qu'ils fassent tous deux la même taille, la carrure de celui-ci ne laisse aucun doute quant à l'entraînement intensif qu'il a reçu.

— T'en fais pas, c'est juste pour s'échauffer, le rassure-t-il avec une tape amicale sur l'épaule.

Ils se mettent en place et malgré toute sa bonne volonté, Sacha le suit finalement de plusieurs secondes sur le cent mètres, encore plus sur le trois cents. Pourtant, l'entraîneur semble impressionné par sa performance, et lors du troisième match la réduction significative de leur écart attire un regard surpris de la part de Hughes.

— Il te rattrape, plaisante l'entraîneur pendant qu'ils se désaltèrent.

— Ouais, enfin pas jusqu'à me dépasser tout de même, rétorque-t-il avec le sourire.

— J'aimerais bien te voir tenir un trois mille mètres avec lui pour comparer !

Hughes se contente de grogner tandis que Sacha ne peut retenir un sourire, rejoignant les autres pour la suite du programme. Une heure plus tard et en sueur, il s'attarde quelques minutes sous la douche avant de retourner au vestiaire où sont en train de s'habiller ses confrères.

— Tu viens boire une bière avec nous ce soir, Alex ? demande Hughes en enfilant un épais manteau.

— Non, je suis fatigué…

De la lumière attire son attention par la fenêtre et il remarque que la piscine semble toujours occupée, malgré l'heure tardive.

— Il y a du monde à la piscine ? demande-t-il à voix haute sans s'en apercevoir.

— Ouais, mon frangin fait partie du club de natation et il a entraînement ce soir, répond Hughes. Je crois qu'ils ont une compétition bientôt… pourquoi ?

— Pour rien. Passez une bonne soirée, conclut Sacha en se concentrant à nouveau sur ses affaires.

Une fois tout le monde parti, il se faufile à l'extérieur et rejoint la piscine au petit trot en espérant y retrouver Gabriel. Cependant, les quelques garçons en jogging qu'il croise en sens inverse lui laissent la désagréable impression que celui-ci est déjà parti. Il entre tout de même, dépassant les vestiaires déserts pour rejoindre les bassins. Deux formes sont encore en train de nager à la surface, trop identiques pour qu'il puisse se faire la moindre idée de leur identité.

De l'autre côté du bassin, Guillaume lui fait un petit signe de la main qu'il lui retourne et au même moment, les deux nageurs s'extirpent de l'eau à bout de bras. Cette fois-ci, il ne peut que reconnaître Gabriel ; malgré sa tenue impersonnelle, ce corps mince et musclé est bien celui qui l'a accompagné entre ces murs pendant leurs précédentes sessions.

Gabriel semble inconscient de sa présence et se dirige d'un pas nonchalant vers les vestiaires avant qu'un toussotement intentionnel de Sacha le fasse se figer, surpris par son inattendu spectateur.

— Tu es là depuis longtemps ? demande Gabriel en le rejoignant.

— Non, quelques minutes. J'ai vu de la lumière.

Depuis ce matin, un détail lui échappe pour expliquer l'impression que quelque chose a changé chez Gabriel. Mais à présent que ce dernier a ôté ses lunettes et son bonnet, il remarque que ce sont ses cheveux qui sont plus courts, effleurant tout juste la base de son cou. Malgré lui, il tend la main pour les toucher et sent son ami se raidir à son contact.

— Tu les as coupés ?

— C'est plus pratique, explique-t-il en les ramenant en arrière.

— Ça te va bien aussi.

Gabriel tourne un peu la tête, visiblement gêné par le compliment, et Sacha fait l'effort de ramener la conversation sur un terrain neutre.

— Est-ce que j'ai interrompu ton entraînement ?

— Non, j'ai fini. Tu veux m'attendre ? J'en ai pour cinq minutes à me changer.

— D'accord.

Gabriel disparaît rapidement dans les vestiaires tandis qu'il retourne à l'extérieur, s'asseyant sur les marches de l'entrée. Les paroles d'Armand lui trottent toujours dans la tête et bien qu'il ait prévu d'en faire part à Gabriel, l'hésitation est en train de gagner du terrain. Comment lui annoncer qu'il devrait aller voir un psychologue sans s'attirer les foudres de son ami ? Quel intérêt de faire cela si au final, cela gâche leur relation sans pour autant le décider à le faire ? Peut-être qu'en parler à Christophe d'abord serait plus sage, il n'a pas la même influence que lui sur Gabriel et s'il comprend le danger auquel ce dernier s'expose, alors il sera sûrement mieux placé pour le convaincre…

— Sacha ? l'appelle doucement Gabriel pour le sortir de sa réflexion.

Il se lève d'un bond en l'entendant et s'excuse de son inattention, s'attirant un rire amusé de la part de son ami.

La nuit est froide et noire, parsemée des reflets brillants que la lumière des lampadaires crée sur le trottoir verglacé. Ils avancent avec précaution, sans un mot, jusqu'à ce qu'arrive l'endroit où leurs routes se séparent. Mais alors qu'il s'apprête à le quitter, Sacha remarque une étrange lueur dans les yeux de Gabriel et reste en arrière un peu plus longtemps, curieux de cette attitude.

— Hum... commence celui-ci en baissant la tête. Je me demandais...

Sacha ne peut s'empêcher de sourire devant sa mine embarrassée et enfonce ses mains dans poches en attendant la suite.

— Mes parents sont rentrés, et comme ça ne passe pas très bien en ce moment, je me demandais si tu ne voudrais pas qu'on…

— Tu veux venir chez moi ? propose-t-il en voyant qu'il n'est pas décidé à en dire plus.

— Ça ne te dérange pas ?

Il ne peut s'empêcher de rire devant son regard soulagé et lui tapote gentiment l'épaule pour lui faire signe de le suivre. Le sombre dédale de rues les conduit peu à peu hors du centre-ville et de ses lumières, accompagnés par un vent glacé qui semble mettre un point d'honneur à les dissuader de parcourir toute cette distance.

— Je ne pensais pas que tu habitais aussi loin, lâche Gabriel après un énième frisson.

— Je suis désolé, en plus c'est tout petit…

— Peu importe, l'interrompt le jeune homme en esquissant un sourire chaleureux, reconnaissant du geste malgré tout.

De longues minutes plus tard, ils arrivent enfin devant le vieil immeuble qui lui sert de résidence et s'engouffrent rapidement dans ses couloirs pour tenter de se réchauffer. La vétusté des lieux se ressent aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, des murs décrépis jusqu'au vieil escalier de pierre irrégulier qui les conduit à l'étage. Celui-ci comporte six portes, dont deux mènent à des chambres innocupées, une vers la cuisine commune, une vers la salle de bain, puis les chambres de Sacha et de son mystérieux colocataire.

— Voilà, dit-il en les faisant entrer.

Gabriel prend quelques instants pour examiner la pièce, promenant ses yeux sur chacun des détails qui la meublent : les quelques photos scotchées sur le mur blanc, l'étoile en papier suspendue devant la fenêtre aux rebords défraîchis, les livres posées sur la table qui sert de bureau et les vêtements soigneusement pliés dans le meuble aux allures de bibliothèque qui trône dans un coin. Il s'assied au bord du lit, offrant un grand sourire à Sacha comme s'il l'avait emmené dans un palace.

— Ne me fais pas croire que ça te plaît, soupire ce dernier en ôtant ses chaussures et son pull.

— Ce n'est pas si terrible, répond évasivement son ami.

— Tu veux manger ? Je n'ai pas grand-chose… peut-être des pâtes, est-ce que ça va ?

— C'est parfait.

Il abandonne Gabriel un instant pour aller faire chauffer de l'eau à la cuisine commune, peu surpris de ne pas voir de signe de vie de la part de son voisin d'étage. Sa partie du frigo est d'ailleurs pratiquement vide ; entre Sacha et lui, le pauvre appareil n'a pas eu grand-chose à conserver ces derniers mois.

Il y déniche tout de même du fromage et du lait, qu'il fait chauffer avec du beurre et une cuillerée de farine pour faire une sauce ; rien d'extraordinaire mais ce sera toujours mieux que rien.

De retour dans la chambre, il trouve son occupant accroupi au sol, effleurant admirativement son violon. Il se racle la gorge pour le faire intentionnellement sursauter et se félicite que cela marche aussi bien, la petite lueur d'embarras dans le regard de Gabriel ajoutant encore à son amusement.

— Tu aimes le violon ?

— Je ne sais pas, je n'ai jamais entendu quelqu'un en jouer, répond-il avec une expression curieuse.

— Est-ce que c'est une demande ?

Sacha sourit à son hochement de tête et attrape son violon, s'appuyant contre son bureau avant de caler l'instrument dans son cou. Il ferme les yeux un instant, laissant glisser l'archet sur les cordes pour en vérifier le son, et comme toujours une mélodie vient s'imposer à lui plutôt que de lui laisser le choix. Sous ses paupières closes il voit les notes se frayer un chemin hors de l'instrument pour voler dans la pièce, traversant les murs pour disparaître dans le néant. C'est comme si la musique jouait d'elle-même, comme s'il n'était qu'un pantin qu'elle conduit pour véhiculer ses sons.

Mais alors qu'il ouvre les yeux, il se sent happé par le regard insistant de Gabriel, fixé sur lui. Le morceau se défait doucement entre ses doigts, abandonnant les notes passées pour atteindre plus vite celles à venir, et lorsque la réserve s'épuise et qu'il touche à sa fin, les yeux troublés de Gabriel ne semblent pas vouloir se détourner.

Ce n'est que lorsqu'il repose l'instrument dans son étui qu'il sort de sa transe, inspirant bruyamment comme s'il retenait son souffle depuis tout ce temps. Il ouvre la bouche pour lui demander si ça lui a plu et se ravise finalement, convaincu que son air gêné et son regard brillant font suffisamment office d'appréciation.

— Mangeons, lance Sacha pour briser le silence avant d'aller chercher leur dîner improvisé.

Le repas est ponctué d'une discussion distrayante, traitant de tout et de rien en évitant les choses désagréables. Il s'est résigné à abandonner l'embarrassante conversation sur ses tendances suicidaires, décidé à en parler d'abord à Christophe lorsque l'occasion se présentera. D'ici là, il prendra soin lui-même de ne pas donner de raison à Gabriel de se faire du mal.

La mention involontaire de Marine lors de la discussion provoque soudain une tension de la part de celui-ci, et bien qu'il aimerait lui dire que cette fille n'est pas aussi importante qu'il le pense, il choisit de se taire pour faire oublier le sujet. Ce n'est pas comme s'il pouvait faire quoi que ce soit concernant le célibat de son ami, déjà que ses connaissances locales sont plus que réduites, la probabilité qu'il lui présente un garçon célibataire et intéressé est plus qu'inexistante.

Onze heures viennent juste de passer lorsque Sacha se décide enfin à bouger, ramenant leurs assiettes depuis longtemps vides à la cuisine avant de retourner s'asseoir aux côtés de Gabriel.

— Tu veux rester dormir ici ? lui demande-t-il en le voyant bâiller de nouveau.

Lui aussi est de plus en plus abattu par la fatigue et fait peu d'efforts pour le masquer.

— Je ne veux pas te déranger, répond Gabriel en se frottant les yeux.

— Tu ne me déranges pas, il va juste falloir se serrer un peu.

Son ami tente de protester mais un nouveau bâillement l'interrompt, et la réalisation qu'il est trop épuisé pour aller ailleurs finit de le convaincre. Sacha ôte ses vêtements sans pudeur, gardant uniquement son caleçon pour aller faire un détour par la salle de bain. Lorsqu'il revient, Gabriel se faufile à sa suite et il part se glisser sous les draps, se serrant contre le mur en utilisant son bras comme oreiller pour laisser celui-ci à son invité.

Gabriel l'imite à son retour, gagnant l'autre côté du lit en lui tournant le dos pour ne pas aggraver le sentiment de promiscuité déjà bien présent.

— Bonne nuit, lâche-t-il dans un souffle.

À peine quelques secondes plus tard, le souffle lent de Gabriel indique à Sacha qu'il s'est endormi. Il le regarde bouger dans son sommeil, se rapprocher du milieu du lit pour étendre ses jambes puis enfoncer sa tête dans l'oreiller duveteux. Ça fait longtemps qu'il n'a pas dormi avec quelqu'un, depuis Anna, ou peut-être depuis Paul si l'on compte la propension de celui-ci à venir s'inviter dans son lit lors de son bref séjour. Mais cela ne le dérange pas vraiment, pas plus que cela ne semble empêcher Gabriel de dormir. Après tout, ça fait un peu de chaleur supplémentaire…

Il se rapproche lui aussi du milieu du lit et laisse leurs jambes s'effleurer, la bonne odeur de savon que dégage le corps de son ami l'envahir en même temps que le sommeil rend ses paupières de plus en plus lourdes. C'est pratiquement inconsciemment qu'il bouge une dernière fois, entrant à présent en contact avec la nouvelle source de chaleur, et aucune protestation ne se fait entendre lorsqu'il s'invite sur son oreiller avant de s'endormir.

 

Aux premières heures du jour, un grincement le sort du sommeil, puis sa bouillotte s'écarte pour quitter les draps douillets. Il ne fait pas mine de la retenir, se nichant à sa place pour absorber la chaleur restante, et le sommeil le reprend aussi vite qu'il l'a quitté.

Le deuxième essai pour se réveiller a lieu quelques minutes plus tard, alors que la porte de la chambre se referme et qu'un froissement de tissu se fait entendre, rompant l'agréable silence.

— Hey, lance-t-il sans grande conviction en essayant de garder les yeux ouverts.

— Salut, répond Gabriel d'une voix douce. Excuse-moi de t'avoir réveillé.

— C'est bon, je me serais levé de toute façon. Quelle heure… ?

— Six heures trente.

Il se retient de grogner à l'annonce de cette heure effroyablement matinale et fait l'effort de se redresser, passant une main dans ses cheveux pour aplatir les épis rebelles. Une fois ses paupières résolument ouvertes, il voit Gabriel appuyé contre son bureau, les mains dans les poches et visiblement prêt à partir.

— Je vais prendre une douche, tu m'attends ?

Le jeune homme acquiesce et il se dirige tel un zombie dans la pièce adjacente, vêtements en mains et comptant sur la douche pour le sortir de cet état semi-comateux. Mais la récente présence de Gabriel a laissé la pièce chaude et embuée et il hésite un instant à se rendormir, debout dans un coin ; au lieu de ça, il règle la douche assez froide pour le secouer efficacement et en sort enfin alerte.

De retour à la chambre un quart d'heure plus tard, habillé et rasé, il ne peut s'empêcher de regarder avec envie le lit où il aimerait se rallonger un peu. Gabriel est assis en tailleur sur le sol, le nez plongé dans un livre de cours sans pour autant le lire avec conviction. Sacha repense soudain à la blague de Christophe, au sujet de sa faculté à avoir l'air classe quelque soit ses vêtements, et le désespoir l'envahit en songeant qu'à côté de lui il ne ressemble vraiment à rien.

— Tu as faim ? lance-t-il pour se sortir de ses réflexions parasites.

— Un peu, avoue Gabriel en levant les yeux vers lui.

— Je n'ai rien ici, ça va si on prend un petit déjeuner dehors ? Il doit bien y avoir un café d'ouvert à cette heure…

— Comme tu veux.

Ils font rapidement leur sac avant de sortir dans l'air glacial du matin, Gabriel emmitouflé dans sa veste et son écharpe alors que Sacha a fait l'effort de mettre un manteau, heureusement noir et dans un état assez correct pour ne pas trop jurer avec la tenue de son ami. Ils s'arrêtent dans une petite brasserie sur le chemin, un endroit simple mais cosy où ils commandent du café et des croissants. Dehors, le brouillard ne désépaissit pas, annonce d'une véritable matinée d'hiver sous toutes ses coutures.

— Tu as bien dormi ? demande distraitement Sacha en mâchonnant un croissant.

— Oui… hum… je suis désolé, tu sais… bafouille Gabriel en regardant avec intérêt sa tasse.

— Quoi ?

— Si j'ai été un peu envahissant…

Il réfléchit un instant et le vague souvenir de s'être endormis collés l'un à l'autre lui revient subitement en mémoire. Il le chasse d'un toussotement maladroit et s'abîme à son tour dans la contemplation du liquide noir.

— C'est pas grave…

Cette discussion fondamentalement embarrassante pour eux deux est vite abandonnée au profit d'une conversation plus superficielle, quelque chose qui ne requiert pas trop de réflexion de si bonne heure.

— Hughes a dit que vous aviez une compétition, lance Sacha après un long silence.

— Oui, cette semaine, soupire Gabriel, et Guillaume est sur les nerfs parce que j'ai du mal à m'y remettre.

— Est-ce que c'est à cause de moi ?

— Pourquoi ?

— Tu as perdu du temps à m'apprendre à nager.

Il voit Gabriel se retenir de rire mais ses joues sont encore roses d'embarras.

— Non, je n'étais pas motivé de toute façon. C'est toujours comme ça, je flâne, il s'énerve, et tout se passe bien au final.

— Hier, j'ai regardé un peu… c'était impressionnant.

— Arrête de me jeter des fleurs, je m'y remets à peine, plaisante son ami.

— Tu crois que je pourrai venir, à ta compétition ?

— Si tu veux, mais ce n'est pas au lycée. Si tu arrives en avance, tu pourras y aller avec l'équipe… mais il y en aura d'autres sinon, il ne faut pas te sentir obligé de venir à chaque fois.

Sacha se contente de sourire et ils échangent un regard complice, inhabituel, si loin des airs impassibles que Gabriel arbore au lycée.

Ils ne se séparent qu'une fois arrivés en classe, chacun à son extrémité respective de la salle, et c'est sans grand enthousiasme qu'il voit défiler les quatre premières heures d'une journée qui s'annonce longue et éprouvante.

Ce qu'il n'avait pas envisagé, c'est que sa tante pourrait choisir ce jour pour l'appeler ; juste avant le déjeuner, il suffit de trois minutes pour qu'elle lui passe l'envie d'avaler quoi que ce soit. Mais c'est déjà trop tard pour ressortir de la cafétéria et tandis qu'il s'assied en face de son plateau, une énorme boule dans l'estomac le rongeant de l'intérieur, l'odeur peu appétissante des aliments s'arrange pour venir en rajouter à sa nausée.

— Alex ! l'appelle soudain Marine en s'invitant à sa table.

Tout ça pour avoir tenté de se mettre à l'écart… il fait l'effort de lui sourire et se félicite que la jeune fille le connaisse assez peu pour ne pas sentir qu'il fait semblant.

— Ça va ? On ne s'est pas beaucoup vu cette semaine…

— Je suis désolé, soupire-t-il, j'ai eu beaucoup de choses à faire.

— Je comprends, ce n'est pas grave. C'est juste que tu aurais pu appeler…

Elle prend un air boudeur et bien qu'en temps normal il aurait pris sur lui pour la dérider, son humeur actuelle ne le pousse à rien d'autre qu'à baisser la tête pour laisser passer.

— Est-ce que tu veux sortir ce week-end ? On organise un aprem' bowling avec des potes.

— J'ai déjà quelque chose de prévu samedi, lâche-t-il sur un ton fatigué.

Elle le regarde avec un air blessé mais il ne se sent vraiment pas d'attaque pour dissiper le malentendu ; qu'elle croit ce qu'elle veut, pour ce que ça change…

— Tu sais, si je te dérange, on n'est pas obligé de se voir.

— C'est pas ça, je suis juste fatigué en ce moment, c'est tout. Je t'appellerai, d'accord ?

— D'accord, acquiesce-t-elle en gardant sa moue boudeuse.

Déjà qu'il se sent mal, ce n'est pas le moment pour avoir ce genre de conversation. Si ça continue, il va se montrer désagréable et préfère encore partir avant d'en arriver là. Marine le regarde l'air surpris quitter la cafétéria, jetant au passage la quasi-intégralité de son repas.

L'option d'aller se cacher dans une salle vide pour tenter de se reposer un peu le tente un instant, mais ne connaissant pas l'emploi du temps des classes, il préfère ne pas risquer de se faire surprendre par un cours pendant sa sieste improvisée. Au lieu de ça, il arpente lentement les couloirs en tentant de chasser ses idées noires, jusqu'à ce qu'il mette un pied sous le préau et qu'une main vienne se poser sur son bras.

— Tu n'as pas l'air dans ton assiette, remarque Gabriel en lui lançant un regard inquiet.

— Dans mon assiette ? répète-t-il avec un froncement de sourcils.

— Ça veut dire ne pas se sentir bien, répond son ami avec un sourire. Qu'est-ce qui ne va pas ?

Rien ne va, pourtant il se garde de le dire aussi pitoyablement tandis que Gabriel l'entraîne jusqu'à un banc à proximité.

— C'est ma mère, avoue Sacha en ramenant nerveusement ses cheveux en arrière. Ma tante vient de me dire qu'elle est tombée et qu'ils l'ont envoyée à l'hôpital pour des examens. Elle va aller dans un centre à partir de ce week-end…

— Je suis désolé, dit doucement Gabriel. Est-ce que tu vas aller la voir ?

— Je ne sais pas, ma tante dit que je ne suis pas obligé. Mais…

— Tu veux qu'on y aille ensemble ? propose son ami en voyant qu'il hésite à poursuivre.

— C'est gentil mais je vais me débrouiller.

Il serait temps qu'il se débrouille un peu par lui-même ; Gabriel ne sera pas toujours là pour lui tenir la main et il faudra bien qu'il décide seul de ce qu'il doit faire ou non. Pourtant, à cet instant, tout n'est qu'un flou désagréable dans sa tête, sur un fond de bataille entre sa conscience et sa peur d'affronter à nouveau les yeux d'une inconnue.

Gabriel semble comprendre ce qui le tracasse et n'ajoute rien, lui tendant à la place un écouteur. La musique, vive et entraînante, parvient à prendre peu à peu le pas sur ses mauvaises pensées.

— Ça va mieux ? demande Gabriel lorsque la sonnerie retentit.

Un hochement de tête sans grande conviction lui répond et ils rejoignent leur salle en silence, prêts à affronter les futures heures d'ennui qui les attendent.

À la fin de la journée, Sacha part immédiatement en direction de l'atelier d'Armand, convaincu que se plonger dans le travail va pouvoir le sortir un peu de sa morosité. Et il n'est pas déçu ; depuis quelques jours, son mentor lui apprend les bases de restauration d'un instrument et aujourd'hui, il est parvenu à terminer le ponçage du vieux violon qu'Armand lui avait prêté le premier jour. La satisfaction du travail accompli et l'admiration dans les yeux de son ami suffisent à rallumer une petite flamme dans son cœur.

— Si tu veux, ce week-end, on peut commencer la phase vernissage.

— Ah ? Mais, hum, samedi, je ne peux pas…

— Tu fais quelque chose ?

— Gabriel a une compétition de natation et je lui ai dit que je viendrai.

Armand sourit et lui tapote l'épaule pour lui faire comprendre que ça n'a pas d'importance.

— C'est marrant que ça t'intéresse, je croyais que tu avais peur l'eau.

— Ça va mieux. Et puis j'aime bien regarder, du moment que je n'ai pas à le faire.

— Tu me raconteras. Moi je suis plus hockey et football américain mais qui sait, c'est peut-être intéressant aussi la natation.

— Je suis désolé, je viendrai dimanche à la place si tu veux, ajoute Sacha en se souvenant de sa proposition.

— Mais non, c'est bon. On a tout le temps pour ça, tu ferais mieux de te reposer le week-end.

Il accepte et se prépare à rentrer sur l'ordre d'Armand, rangeant rapidement la pièce avant d'enfiler sa veste. Cependant, celui-ci le retient au dernier moment pour poser une question hésitante :

— Au fait, tu as parlé à ton ami ?

— Non, admet Sacha, mais je vais le faire. J'attends que sa compétition soit finie.

— Tiens-moi au courant, alors.

--

Samedi, huit heures et demie. Il marche au côté de l'équipe jusqu'au gymnase où a lieu l'événement, les mains enfoncées dans les poches de son manteau pour se protéger du froid humide qui leur occasionne de petits nuages de fumée à chaque expiration.

Gabriel est étrangement silencieux, sans doute concentré comme il le suppose, et l'entendre étouffer discrètement sa toux dans son écharpe lui fait se demander s'il n'aurait pas pris froid. Lorsqu'il s'approche pour lui demander, Guillaume intervient au même moment, leur tendant des tours de cou avec une petite carte plastifiée qui leur assurera l'accès aux vestiaires. Sacha gagne même la sienne et avant qu'il n'ait le temps de dire quoi que ce soit à Gabriel, ils arrivent au gymnase et se séparent.

Il s'assied en bas des gradins, près du bassin, et à l'inverse du hall où quelques personnes discutent l'endroit est désert. Heureusement, il ne fait pas trop froid, et il reste tranquille jusqu'à l'arrivée des six garçons portant un maillot identique. Il repère son ami par habitude et le suit des yeux, tandis qu'il plonge dans le bassin pour une première série de longueurs.

Une demi-heure plus tard, le groupe refait surface pour une pause et pendant que quatre d'entre eux repartent en direction des vestiaires, Guillaume garde Gabriel et le sixième pour leur parler. Sacha patiente jusqu'à ce que le coach s'éloigne en compagnie de l'inconnu pour rejoindre son ami au petit trot.

— Ça va ? demande-t-il en le voyant respirer bruyamment, assis sur la dernière marche des gradins.

— Ouais, Guillaume n'est pas super content des temps d'entraînement mais bon…

— Il est parti où ?

— Régler des problèmes administratifs.

— Tu veux te reposer un moment ?

Gabriel sourit mais secoue la tête, étouffant une nouvelle salve de toux entre ses mains, et son regard un peu absent commence à sérieusement inquiéter Sacha.

— Tu es sûr que ça va ?

— Mais oui, j'ai juste besoin de me secouer un peu. J'aurais tout le temps de me reposer ce soir.

Il ne lui laisse pas le temps de protester et retourne s'immerger, le laissant s'en faire seul sur les gradins.

Mais il n'y a pas que pour son ami qu'il s'en fait ; la veille au soir, sa tante a appelé pour lui donner l'adresse du centre de soins où a été admise sa mère. Elle lui a demandé s'il souhaitait assister au transfert mais il n'a pas eu la force d'accepter, se contentant de promettre d'aller la voir bientôt. Du moins, lorsqu'il aura trouvé le moyen de se rendre aussi loin par lui-même, à moins qu'il ne se résolve à être tributaire de sa tante pour le trajet. Que faire maintenant, l'ennuyer en la forçant à l'y accompagner ou bien ne rien dire, et passer pour un fils indigne qui ne se soucie pas de sa mère ?

Avec un pincement au cœur, il songe à tout ce qui pourrait arriver, si le déplacement se passait mal, si elle ne se plaisait pas, si sa santé se dégradait… Affronter son ignorance est une chose mais sa mort en est une autre. Cette pensée ne manque pas d'entraîner sa nausée, qu'il chasse en se forçant à faire taire son esprit pour revenir à l'instant présent, près de ce bassin, à regarder son ami nager.

L'absence de l'habituel clapotis le sort d'ailleurs de ses songes. Il reporte son attention vers l'eau et se rend subitement compte que plus rien n'y bouge, ni personne n'y nage. Gabriel serait parti pendant son petit moment d'absence ? Il se lève par curiosité et une tache sombre au fond de l'eau attire son regard.

Et soudain, la peur revient, insidieuse, rampant dans chaque recoin de son cerveau pour en prendre contrôle, bloquant ses muscles et sa respiration. Cette peur puérile dont il croyait s'être débarrassé et qui revient le hanter, encore, à la vision de cette forme inerte dans les profondeurs. Cette peur qui le paralyse.

Noyé.

Combien de temps s'est écoulé depuis le dernier son, depuis le dernier mouvement ? Combien de temps est-il resté perdu dans ses pensées à ignorer la détresse de son ami ? À partir de quel moment est-ce que c'est trop tard ?

Il faut bouger, crier, aller chercher des secours, faire quelque chose et pourtant il est bien incapable du moindre mouvement. Son imagination est en train de lui jouer des tours et il voit cette entité bleue, mouvante, s'emparer du corps de Gabriel pour l'absorber lentement, le digérer comme une plante carnivore. Il faut le sortir là. Maintenant.

Il a l'impression d'étouffer sans même s'approcher de l'eau.

— Gabriel ! crie-t-il finalement en expulsant un air trop longtemps retenu dans ses poumons.

Sa tentative désespérée n'a aucun effet, pas même celui d'attirer quelqu'un dans le bâtiment. Pourquoi lui, pourquoi maintenant ? Pourquoi ce moment si mal choisi ?

Il sent déjà le poids que sa mort va avoir sur sa conscience.

Tout à coup, une ondulation de l'eau le surprend et il sursaute, la dureté du carrelage se répercutant douloureusement dans son coccyx alors qu'il tombe en arrière. Une silhouette jaillit à la surface, créant une petite éclaboussure dans sa remontée, et le cœur de Sacha semble se remettre à battre par la même occasion.

Gabriel remarque son étrange posture et nage quelques secondes pour se placer à son niveau, les coudes posés sur le bord du bassin.

— Ça va ? demande-t-il en fronçant les sourcils. T'es tout blanc.

Sacha est incapable de prononcer le moindre mot et se contente de le regarder avec insistance, cherchant à vérifier s'il est encore en train d'halluciner ou si cette fois-ci, c'est bien la réalité.

— Tu… souffle-t-il en se tenant la poitrine.

— Je quoi ?

— Plus bouger…

— De quoi, moi ? s'étonne Gabriel. Bah oui, je faisais de l'apnée.

— … apnée ?

— Attends, tu as cru quoi, là ? Que je m'étais noyé ?

Il hoche vigoureusement la tête, toujours tremblant de peur et la bouche sèche d'angoisse, faisant finalement réaliser à son ami l'inquiétude qu'il vient de lui causer. Gabriel s'extrait du bassin à la force des bras et vient lui tendre la main pour l'aider à se relever, ne bronchant pas lorsque Sacha titube en tentant de reprendre ses esprits.

— Je suis désolé de t'avoir foutu la trouille, s'excuse-t-il en l'asseyant sur la marche la plus proche. Tu avais l'air absorbé par un truc alors je ne voulais pas te déranger…

Il se force à se calmer, respirant lentement pour faire cesser les tremblements, une main toujours posée sur le bras de Gabriel pour s'assurer qu'il est bien réel.

— Tu sais, après dix ans de natation il y a peu de chances que je me noie, continue celui-ci sur un ton apaisant. Et puis je ne suis pas resté longtemps, à peine trois minutes…

Ça lui a semblé une éternité pourtant.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Ça me détend, l'apnée.

— Ça te détend ?!

— Oui, ça relaxe les muscles, ça vide la tête. Tu te laisses doucement couler, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun bruit, que tout devienne flou et que ton corps se mette à fonctionner au ralenti. C'est agréable.

— Agréable et couler ça ne va pas ensemble chez moi, grommelle Sacha.

Il s'attire un petit rire de son ami qui tape doucement son épaule contre la sienne pour finir de le rassurer.

— Je t'apprendrai si tu veux.

— Pas question, je ne mets pas la tête dans l'eau !

— Je croyais que tu n'avais plus peur…

— Je croyais aussi.

— Il va falloir tout reprendre depuis le début ? soupire Gabriel avec un petit air dépité.

Sacha gémit en s'enterrant la tête entre les mains et au lieu d'un rire, c'est une crise de toux qui lui répond.

— Tu ne veux pas qu'on marche un peu, je crois que j'ai besoin de prendre l'air, lâche Gabriel d'une voix soudain enrouée.

Il le regarde enfiler son survêtement à la va-vite avant de l'escorter le long du bassin, concentré à s'éloigner de celui-ci le plus possible.

— Si tu n'es pas à l'aise, tu peux rentrer, je ne t'en voudrais pas.

— Non, c'est bon. C'est quoi comme compétition ?

— Sprint. Cent mètres nage libre et relais.

— Tu vas y arriver ?

— Pourquoi je n'y arriverai pas ?

— Parce que tu n'as pas l'air bien non plus, insiste Sacha en le voyant masquer sa respiration sifflante.

— C'est rien, juste…

Il se tourne vers lui, surpris d'entendre sa voix s'éteindre de cette façon, et lorsque son ami chancelle il devine que son état est bien moins acceptable qu'il ne le laisse paraître. Cependant, il n'a pas l'occasion de lui faire la remarque qu'à peine le temps de tendre les bras, Gabriel s'effondre contre lui, évanoui.

 

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