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-5. The Beginning Of The End
Garde ton bonheur pour demain
Et aujourd’hui nous nous noierons dans tes larmes

His Infernal Majesty, 1997

 

Vivre cette vie, c'est comme savoir où l'on est mais pas pourquoi, savoir ce que l'on fait mais pas à quoi cela va servir.

Il s'assied sur le sol de la cuisine et enfouit ses mains dans les manches de son sweat-shirt en réprimant un frisson. Le carrelage est assez froid pour qu'il prenne soin de garder sa peau à l'abri de son contact, se félicitant d'avoir enfilé des chaussettes avant de se traîner en bas. Le sommeil l'a quitté à une heure indue ce matin et depuis, la seule force qu'il a trouvée est celle de descendre les escaliers pour s'effondrer dans la cuisine. Lullaby le renifle avec intérêt en tournant autour de lui, visiblement intrigué par son choix d'emplacement, et préfère finalement se lover sur le canapé plutôt que de chercher à comprendre l'attitude irrationnelle de son maître.

Lui non plus ne cherche plus à analyser son comportement. Il se sent nauséeux, probablement à cause du coup de froid attrapé après la douche involontaire qu'ils se sont pris avec Sacha, quelques jours plus tôt. Mais cela lui importe peu, il n'échangerait pour rien au monde cet après-midi passé avec lui. Il chasse cependant à regret ce souvenir de son esprit, décidé à ne pas retomber dans la béatitude qui le noie depuis lors.

Que faire, maintenant ? Il a gagné la lutte contre sa mère qui voulait l'inclure dans leur voyage en Italie, échappant ainsi à d'ennuyeuses fêtes de fin d'année en famille, ainsi que celle contre Guillaume qui espérait le traîner à la salle de sport pendant ses vacances. Il ne reste plus désormais qu'à profiter de cette victoire inespérée, malheureusement les idées pour la célébrer lui font cruellement défaut.

Une vibration sèche le fait sursauter, puis une deuxième, et il tend la main pour attraper son téléphone sur le plan de travail.

« Oui ? grogne-t-il en s'avachissant à nouveau sur le sol.

— Amore mio, le taquine Christophe. Toujours avec nous ?

— Je t'avais dit que j'y échapperais.

— Tu vois, je te l'avais parié. Tu m'invites à déjeuner du coup ?

— Tu n'avais pas parié avec moi…

— Une pizza ça ira, j'arrive. »

Il ouvre la bouche pour protester mais Chris a déjà raccroché, ne lui laissant comme d'habitude pas le choix. Il soupire en jetant le téléphone sur la table puis se contorsionne pour se remettre sur ses pieds. D'un côté, son ami vient de lui donner une bonne raison de faire quelque chose, alors autant ne pas se plaindre.

Une fois la pâte étalée sur la plaque, il sacrifie les restes du réfrigérateur pour confectionner une pizza maison et prend soin d'en faire une moitié végétarienne pour lui-même. Parfois, ce rituel a tendance à l'agacer, mais depuis le temps où il a cessé de manger de la viande, une simple bouchée suffit maintenant à faire effet de purgatif sur son estomac. Il ne se souvient même plus de comment ça a commencé, juste qu'à présent la vue de chair rouge et sanglante le révulse, ne manquant d'ailleurs pas de lui rappeler celle de ses poignets.

Une fois le déjeuner au four, il se laisse choir sur une chaise et attrape une cigarette dans le paquet de sa mère, oublié dans un tiroir. L'odeur du tabac lui rappelle un peu Sacha et il encercle ses genoux de son bras libre pour se recroqueviller sur la chaise. Il aurait voulu se fondre en lui lorsqu'il l'a pris dans ses bras, même lécher ses larmes pour le consoler…

Il se sent vraiment bizarre ces temps-ci.

Il faut dire qu'avec le comportement ambigu de Sacha et sa façon de le toucher sans cesse, il commence presque à entretenir l'espoir que celui-ci puisse ressentir quelque chose pour lui, même inconsciemment.

Un bruit le fait sursauter et il manque de tomber de sa chaise en voyant non seulement Christophe, mais aussi l'objet de ses fantasmes, debouts dans l'entrée de la cuisine.

— Un jour tu vas te faire kidnapper à laisser la porte ouverte, tu sais ? lui envoie Christophe en s'appuyant contre le plan de travail.

— Tu m'auras tué avant, crétin, grommelle-t-il en lui jetant une manique à la figure, le cœur battant à toute allure.

— Hey ! Tu pourrais me remercier, j'ai trouvé une âme errante sur la route alors je l'ai forcé à venir manger avec nous.

Il croise le regard de Sacha, visiblement embarrassé d'être ici sans y avoir été invité, et détourne rapidement la tête pour ne pas qu'il le voie rougir.

— Je ne suis même pas habillé...

— Pas besoin. Ce qui est bien avec toi, c'est que même avec juste un sweat' et un vieux jean, tu as l'air de sortir d'un magazine de mode, réplique Chris avec un sourire mesquin.

Il baisse les yeux sur sa tenue et fronce les sourcils.

— N'importe quoi, imbécile.

— Ça doit être le gène gay qui fait ça…

Il lui fait les gros yeux pour qu'il s'arrête mais trop tard, c'est dit, et une soudaine vague de colère le submerge pour le faire se lever d'un bond. Le coupable comprend son erreur aux vues du regard assassin de son ami et évite de justesse le coup porté par Gabriel, qui le dépasse pour aller se réfugier dans sa chambre.

Il a tout juste le temps de donner un coup de poing rageur au mur adjacent que les pas de Chris résonnent dans l'escalier, précédant un tapotis à sa porte.

— Gaby, sors de là, je suis désolé.

— Va te faire foutre, rétorque-t-il en faisant les cent pas dans la pièce.

Ça y est, il est au courant. Combien de temps va-t-il lui falloir pour comprendre que ses gestes pseudo-innocents étaient en fait intéressés, combien de temps avant que le dégoût prenne le dessus et qu'il finisse par l'ignorer sans un mot ? Ou bien qu'il s'en prenne à lui, comme ce fut le cas autrefois ?

La seule chose susceptible de le calmer serait sûrement de tuer Chris, mais il en serait bien incapable. Bon sang, pourquoi maintenant…

— Gaby, laisse-moi entrer.

— Va te faire foutre, c'est pas clair ?

— Arrête de t'énerver, ce n'est pas la fin du monde...

— Je t'emmerde !

— Arrête de faire ton gamin ! crie soudain Christophe en passant à son tour ses nerfs contre la porte.

Gabriel sent sa rage refaire surface et l'ouvre à la volée pour s'expliquer clairement avec Chris, quitte à avoir les phalanges douloureuses le lendemain. Mais ce n'est pas Chris qui se tient devant lui, ayant pris soin de s'écarter du chambranle pour faire place à un Sacha à l'expression plus que perplexe.

— Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi tu es fâché ? demande-t-il, les sourcils froncés en signe d'incompréhension.

Sa colère retombe d'un coup, remplacée par la honte de donner raison à Chris en se comportant comme un gosse. Il se retourne pour faire quelques pas en direction de la fenêtre, le visage enterré dans ses mains.

— Excuse-moi, je ne veux juste pas que tu penses, enfin tu sais…

— Quoi ?

— Je ne veux pas te dégoûter, avoue-t-il finalement d'une petite voix.

Un silence suit sa révélation et alors que les pires scénarios se jouent dans sa tête, Sacha pousse soudain un soupir de compréhension et s'avance vers lui pour lui poser une main sur l'épaule.

— Je n'en ai rien à faire de ça, pourquoi tu t'inquiètes ?

Il lui semble pourtant avoir de bonnes raisons de s'en faire mais Sacha les efface d'une brève pression avant de lui proposer de redescendre.

Alors c'est tout, juste ça ? S'il n'était pas aussi soulagé de son indifférence, il se serait presque senti déçu.

Il parvient tout de même à lui faire un mince sourire et ne manque pas d'envoyer un coup de pied dans le tibia de Chris en passant dans le couloir.

— Si le déjeuner a cramé, je te tue, lance-t-il férocement.

— Des mots, toujours des mots, répond sarcastiquement Christophe en se tenant néanmoins à une distance raisonnable pour ne pas se faire lyncher.

Heureusement pour lui, la pizza est juste cuite et le repas se passe dans la bonne humeur ; l'incident est rapidement oublié face au désintérêt général de la nouvelle, au grand soulagement de Gabriel.

Mais alors qu'il débarrasse, Christophe se penche soudain vers Sacha en croisant ses mains à la manière d'un interrogatoire judiciaire.

— D'où tu viens, déjà ? demande-t-il très sérieusement.

— Moscou, Russie, répond Sacha en souriant. Pourquoi ?

— C'est moi qui pose les questions. Qu'est-ce qui t'amène ici ?

— Chris ! l'interrompt Gabriel en lui donnant un coup de coude. Mêle-toi de ce qui te regarde, bon sang !

— C'est bon, l'arrête Sacha, ce n'est pas un secret. Ma mère est française et on a obtenu l'asile politique.

— Ne me dis pas que t'as tué quelqu'un… ? demande-t-il alors sur un ton inquiet.

— Je te jure que si tu prononces un mot de plus, je vais te faire mal, gronde Gabriel en posant un poing sur la table.

— Mon père a été assassiné, répond tout de même Sacha.

— Merde, désolé, s'excuse Chris qui essuie tout de même un coup dans l'épaule pour avoir défié l'autorité de Gabriel.

Ce dernier lui lance un regard réprobateur auquel Chris répond d'un haussement d'épaules impuissant.

— Alors, euh… tu trouves ça comment ici ?

— Ça va. Il y a des gens sympas, ajoute-t-il en lançant un coup d'œil à son ami qui s'abîme dans la contemplation d'un fil à sa manche pour masquer son embarras.

— Et tu fais quoi de ton temps libre ?

— C'est un vrai interrogatoire ma parole, grogne Gabriel en le poussant à nouveau du coude.

Sacha laisse échapper un petit rire en l'entendant prendre sa défense.

— Je cours, je fais de la musique…

— Tu joues de quoi ?

— Violon.

— Vous pourriez faire un duo avec Gaby au chant…

— Ok, ça suffit ! s'exclame Gabriel en se levant bruyamment. Ça devient vraiment n'importe quoi...

Mais son expression outrée n'amène qu'un petit ricanement de la part de Chris, qui au bout de quelques secondes ne peut se retenir d'exploser de rire, entraînant avec lui ses deux camarades dans sa bonne humeur contagieuse.

--

— Tu veux un coup de main ?

Gabriel jette un œil à Chris qui vient de faire intrusion dans la salle de bain.

— À moins que tu saches quoi faire de mes cheveux, je ne crois pas que tu vas pouvoir faire grand-chose.

Chris laisse échapper un petit rire et se poste derrière lui, face au miroir. Il attrape la brosse des mains de Gabriel, la passe rapidement entre ses mèches déjà démêlées puis les étale d'un geste vague sur ses épaules.

— Là, c'est fait ! On y va ?

Gabriel secoue la tête en signe de désespoir mais laisse ses cheveux détachés, décidé à ne pas se compliquer la vie. Chris le pousse alors dans la chambre et lui fait signe de finir ses préparations pour qu'ils partent sans tarder.

Affublé d'une paire de jeans qui, comme le dit si bien son meilleur ami, lui font un cul d'enfer, et d'une chemise noire cintrée sous son pull assorti, il accroche à son poignet sa montre au large bracelet de cuir qui masque ses cicatrices et passe autour de son cou une écharpe grise. Reste sa veste et ses Doc Marteens à enfiler avant d'ouvrir la porte à Chris, qui s'arrête subitement avant de franchir le seuil et relève le menton de Gabriel du bout des doigts.

— C'est tout de même triste qu'un mec aussi canon soit célibataire, plaisante-t-il pour le faire rougir.

— Tu peux toujours m'abandonner dans un bar gay pour en espérant qu'un vieux motard veuille bien me ramener, répond Gabriel en le poussant à l'extérieur.

Chris lui passe un bras autour des épaules et l'amène à la voiture en riant.

Ils s'arrêtent au bout de quelques minutes pour prendre au passage sa petite amie, qui salue chaleureusement Gabriel en souvenir de leur précédente rencontre. Celui-ci sourit hypocritement en retour et lorsque la voiture repart, adresse une grimace à Chris qui lui répond d'un froncement de sourcils menaçant.

Il est presque dix heures lorsqu'ils arrivent à la soirée. Quelqu'un vient leur ouvrir, une fille que Gabriel ne remet que vaguement, et leur fait signe de se mettre à l'aise. Cependant, avant qu'ils ne se fondent dans la foule, Chris lâche un instant la main de sa petite amie pour saisir Gabriel par les épaules.

— S'il te plaît, ne fait pas n'importe quoi et ne tombe pas ivre mort, le supplie-t-il.

— Oui maman, répond Gabriel avec dédain.

— Je suis là si tu as besoin, hein.

Il le chasse gentiment avant de disparaître sous les lumières tamisées, traversant le hall puis le salon. Il abandonne sa veste, son écharpe et son pull dans une chambre, repartant aussitôt à la recherche de son premier verre de la soirée. Mais au lieu d'un cocktail, c'est sur Sacha qu'il tombe, appuyé contre le buffet, les bras croisés et visiblement perdu dans ses pensées. De la centaine de personnes qui traînent dans cette maison, il faut que ce soit lui qu'il croise… lorsque le jeune homme lui avait fait savoir qu'il avait quelque chose de prévu pour le Nouvel An, Gabriel n'avait pas osé espérer que ce soit la même chose que lui. Enfin, maintenant qu'il est là, autant en profiter.

Il l'observe discrètement, vêtu de son habituel jean large ainsi que d'un polo sombre qui souligne ses biceps. Son visage est à demi éclairé, parcouru d'ombres qui en accentuent les traits et prolongent la ligne droite de sa mâchoire. Il en a des frissons rien qu'à le regarder. Soudain, un bruit le distrait et leurs yeux se croisent tandis qu'un frisson plus violent lui hérisse tous les poils du corps.

Sacha le rejoint en quelques pas et lui serre la main. Il le regarde en souriant bêtement et le voit bouger les lèvres, mais la musique est trop forte pour qu'il puisse l'entendre. Son ami semble s'en rendre compte et se rapproche de lui, effleurant sa tempe de sa joue satinée, et lui parle directement au creux de l'oreille :

— Je ne savais pas que tu serais là !

Gabriel ferme les yeux, noyé dans la sensation de son souffle sur son cou, de la chaleur de son corps près du sien, et approche à son tour ses lèvres de l'oreille du jeune homme en se retenant pour ne pas la lécher.

— Moi non plus, c'est Chris qui m'a traîné ici.

— Moi c'est Marine ! répond Sacha avec un rire léger.

Marine ? Il n'a pas le temps de se poser de question, se laissant entraîner jusqu'au bar où il attrape le premier verre venu, rempli d'une substance opaque au goût outrageusement sucré qui lui rappelle quelques fins de soirée difficiles.

Sacha lève un sourcil en lui désignant une banquette inoccupée et il hoche la tête avec soulagement. Une fois assis, son ami se penche à nouveau vers lui pour se faire entendre.

— Tu viens souvent ?

— Chez Manu ? Il fait souvent des fêtes de ce genre…

— C'est qui ?

Gabriel promène son regard à travers le vaste salon à la recherche de leur hôte, pour finalement apercevoir une tête blonde décolorée qu'il désigne du doigt.

— C'est ce punk, là !

Sacha laisse échapper un rire et Gabriel se retient de bondir au contact de sa cuisse qui l'effleure innocemment, s'imprégnant par la même occasion de l'envoûtante odeur masculine qui infiltre ses narines.

Il va lui falloir plus qu'une gorgée de cocktail pour se ressaisir.

— Tu es là depuis longtemps ? demande Gabriel au bout d'un moment.

— Juste avant toi. J'ai mangé avant, toi aussi ?

— Non...

— Attends, je te ramène quelque chose !

Il agrippe le bras de Sacha avant qu'il ne se lève pour lui faire signe qu'il n'a pas faim.

— Tu vas être malade si tu bois sans manger ! rétorque le garçon en forçant son chemin à travers la foule pour rejoindre le buffet.

Gabriel ferme les yeux en soupirant, les rouvrant soudainement alors qu'une ombre passe devant ses paupières.

— Hey ! lui lance une fille en se penchant sur lui. Je peux m'asseoir ?

Un parfum aux odeurs de pêche et de meringue l'écoeure légérement tandis qu'elle reste plantée devant lui, son sourire de faussaire encourageant Gabriel à ne pas lui faire de cadeau.

— Ou tu pourrais t'asseoir ailleurs…

— Pourquoi ?

— Ça m'embêterait de devoir changer de place.

— Hein ? dit-elle en se penchant un peu plus.

Déjà suffisamment agacé, il lui pose une main sur l'épaule pour lui répondre dans l'oreille « va voir ailleurs si j'y suis » avant de la repousser dans la foulée. Elle le regarde avec un air choqué et fait demi-tour devant son manque de réaction, voulant sans doute se persuader qu'elle a mal entendu.

— Je ne sais pas ce que tu lui as dit mais elle a l'air vexé, dit Sacha en reprenant au même moment sa place auprès de Gabriel, lui tendant une assiette remplie d'amuse-gueules.

— Et ça me ravit, répond l'intéressé en grignotant à contrecœur ce qu'il lui a apporté.

— Est-ce que... commence Sacha avec hésitation.

— Quoi ?

— Est-ce que tu es avec quelqu'un ? lui murmure-t-il au creux de l'oreille.

Se retenant de répondre « toi », il opte pour un simple :

— Pas pour l'instant, non.

— Ça fait longtemps ?

— Plus ou moins.

Une façon intéressante de ne pas répondre « toujours », en somme.

— Tu ne cherches pas ?

Gabriel s'écarte légèrement, plongeant son regard dans ses pupilles brillantes, et secoue lentement la tête avec une dévorante envie de lui avouer qu'il est le seul à faire battre son cœur. Peut-être que ce soir est enfin l'occasion d'être honnête…

— Je ne pensais pas qu'il faudrait autant lutter pour te mettre la main dessus, grogne une voix non loin de lui qui le fait se retourner aussitôt.

Devant lui se tient une jeune fille montée sur bottes en vinyle, portant une jupe asymétrique et un top à rayures, dont le large décolleté est maintenu en place par un cadenas autour du cou ; les longues dreadlocks qui tombent sur ses épaules sont retenues en un semblant de demi-queue qui dégage son joli visage allongé, affichant un sourire ironique.

— Tu te lèves ou je dois venir te chercher ? ajoute-t-elle à l'intention de Gabriel qui la regarde toujours sans bouger.

Il sort alors de sa stupeur pour se jeter sur elle et la serrer dans ses bras, lui posant sans vergogne une main sur les fesses qui lui attire un gloussement.

— Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu serais là ! s'exclame-t-il sans la relâcher.

— Parce que j'aime te surprendre, tiens.

Il s'écarte légèrement et, ignorant les regards curieux, lui dépose un bref baiser sur la bouche.

— Je suis tellement heureux de te voir… dit-il les yeux brillants.

— Je vois ça, rétorque-t-elle en écartant sa main de son postérieur. Tu me présentes ?

Sacha est en effet en train de la regarder avec un air éberlué, surtout après le baiser spontané que son ami nouvellement déclaré gay vient d'offrir à la jeune fille.

— Sacha, je te présente Lena, dit Gabriel avec un grand sourire.

Celle-ci se penche et prend son temps pour faire la bise à Sacha, une main posée sur son torse par prétexte de se stabiliser.

— Enchantée.

— Joli, le rouge, remarque-t-il en désignant ses dreadlocks.

Elle lui fait un clin d'œil et se tourne vers Gabriel pour lui chuchoter :

— C'est ton petit ami ou je peux toucher ?

— Ni l'un ni l'autre, gronde-t-il en faisant mine de la pincer.

— Dommage…

— Tu veux que j'aille chercher Chris ?

— Non, laisse-le me trouver, c'est plus marrant.

Gabriel apporte un verre à tout le monde avant de reprendre sa place près de son ami, attirant Lena par la taille pour qu'elle s'asseye sur ses genoux.

— Tu es arrivée quand ? lui demande-t-il à l'oreille.

— Hier, mon père me rapatrie pour la semaine histoire de prendre des vacances avec sa nouvelle copine.

— Il ne peut pas te rapatrier pour le reste de l'année ?

— Ne rêve pas trop, il ne sait rien faire tout seul…

Gabriel lui fait une petite moue triste et elle lui tapote la joue en riant, tournant son attention vers leur camarade.

— Alors, Sacha c'est ça ? C'est toi qui est arrivé de Russie il n'y a pas longtemps ?

— Ah… oui, répond l'intéressé, étonné d'être déjà célèbre.

— J'ai entendu parler de toi, ajoute-t-elle avec un nouveau clin d'œil.

Lena continue de lui faire la conversation en flirtant innocemment, tâtant du bout des doigts les bras dénudés de Sacha, et en plus de s'attirer des tapes sur la main de Gabriel son comportement semble déranger certaines personnes.

D'ailleurs, Marine fait soudain irruption, serrée dans une robe satinée un peu trop moulante, et se penche vers Sacha pour lui murmurer quelque chose à l'oreille que Gabriel ne saisit pas. Ce qu'il saisit par contre, c'est le hochement de tête rassurant de son ami, accompagné d'un baiser bref mais ne laissant aucun doute quant à la nature de leur relation.

Un instant, il se demande si son cœur ne vient pas de s'arrêter.

Lena remarque la première son visage livide et se tourne pour le secouer un peu, mais rien ne semble vouloir le sortir de sa torpeur. Pas même l'expression étonnée de Sacha qui se penche pour lui dire :

— J'avais oublié de te dire que je sortais...

Mais Gabriel le fait taire d'un petit geste de la main, reportant son regard sur Lena pour lui faire comprendre qu'il a besoin d'air.

— Gabriel..., commence-t-elle en se levant.

Juste à ce moment, Emmanuel choisit de faire irruption dans leur petit cercle, saluant rapidement tout le monde avant d'agripper le bras de Gabriel et lui faire signe de le suivre. Celui-ci s'exécute sans un mot, encore trop choqué pour que son esprit soit en état de fonctionner. Telle une poupée, il le suit à travers la foule et se faufile dans une chambre à l'étage. Alors qu'il cherche un interrupteur, Emmanuel le plaque soudain contre la porte, collant son corps au sien.

— Ça faisait longtemps, Gaby...

— Arrête Manu, laisse-moi, grogne Gabriel en le repoussant vaguement.

— Tu sais que t'es très sexy ce soir ? Pas que tu le sois pas d'habitude, mais là...

Le peu de lucidité qui reste à Gabriel le pousse à prendre la tête de son ami entre ses mains : un simple coup d'œil dans ses yeux suffit à voir que celui-ci est déjà complètement défoncé.

— Comment ça se fait qu'à chaque fois que tu te shootes, tu vires gay ? demande-t-il d'un ton moqueur.

— C'est toi qui me fais ça, glousse le garçon.

Gabriel rit à son tour, incapable de résister ; avec le nombre de fois où Manu lui a fait d'indélicates avances dans un état de conscience assez incertain, il a cessé de se poser des questions. Et puis, ce n'est pas lui qui va s'opposer aux tendances bisexuelles du garçon. Bien que la première fois fut quelque peu surprenante, les suivantes ont su instaurer cette relation étrange et ambigüe, avec l'accord silencieux que tout ce qui se passe entre eux reste derrière des portes closes.

Alors qu'il est encore sous le choc de la vision de l'élu de son cœur dans les bras d'une autre, l'audace d'Emmanuel est suffisante pour enrayer la moindre once de raison qu'il lui reste. Il se laisse embrasser à pleine bouche, descendant ses mains le long du tee-shirt de son partenaire pour en attraper le bord et le faire passer au dessus de sa tête. Emmanuel s'active à son tour pour déboutonner sa chemise, que Gabriel abandonne au sol d'un mouvement d'épaule. Leur langue toujours enroulée l'une à l'autre, ils titubent jusqu'au lit et s'y étendent, allongés face à face sur le flanc. Leurs doigts s'attaquent maladroitement à leur braguette, baissant les épaisseurs de tissu pour atteindre leur but, et Gabriel entend le souffle de son partenaire s'accélérer à son contact. Il s'entend gémir lui aussi et se rapproche instinctivement, pressant leurs corps l'un contre l'autre. À nouveau, la langue d'Emmanuel s'invite langoureusement dans sa bouche et il la suce avidement tandis qu'une vague de chaleur explose dans son corps, leurs doigts entrelacés se mettant en mouvement de façon synchrone. Puis ils s'écartent un instant pour avaler une goulée d'oxygène ; Manu se penche alors pour mordiller son cou et lécher le lobe de son oreille, tout en accélérant le rythme de leurs mains. Gabriel plonge lui aussi vers sa gorge, saisissant délicatement sa peau entre ses dents. Sa main libre s'agrippe à la chair tendre de son épaule et il y enfonce ses ongles en sentant une décharge le parcourir. La musique n'est plus qu'un bourdonnement lointain dans sa tête, il n'entend que le bruit de leur corps entremêlés, le froissement des draps et le battement désordonné de leur cœur. Alors qu'une décharge le traverse à nouveau, l'image de Sacha s'imprime devant ses yeux et l'envoie au septième ciel en moins d'une seconde. Il entend vaguement Emmanuel grogner à son tour contre lui avant de s'écarter, le souffle court et les doigts poisseux.

Ils restent un moment allongés sur le dos, les yeux fixés au plafond. Gabriel a du mal à mettre ses pensées au clair, toujours perturbé par la récente réalisation que ses espoirs envers Sacha sont désormais vains.

— Tu zones, mec ?

Il tourne la tête vers Emmanuel qui s'est redressé, appuyé sur son coude et la tête posée sur son poing.

— C'est toi qui me dis ça, junkie ? réplique-t-il avec un sourire cynique.

— Tu en veux ? répond le garçon en lui donnant un léger coup de poing dans l'épaule.

Gabriel le regarde indécis tandis qu'il sort de sa poche une petite boîte noire, remplie de pilules multicolores. Sans attendre sa réponse, Emmanuel en attrape une entre ses doigts et la pose sur sa langue, laissant la tentation agir sur la volonté de Gabriel.

— Et puis merde, grogne celui-ci en se redressant pour l'embrasser, faisant glisser la pilule dans sa bouche.

— Ça va te remonter, tu as l'air déprimé ce soir.

— Si tu savais... soupire-t-il en se relevant.

Il remet ses vêtements en silence avant de s'éclipser, laissant Manu seul avec ses propres illusions. Il a quelque part l'impression d'être une prostituée s'éloignant la tête basse de son dernier client, mais il chasse cette désagréable sensation. Tant qu'il ne se fait pas payer…

Il n'a pas le courage de retourner auprès de ses amis et d'affronter leurs regards curieux, d'autant plus que la blessure causée par la vision de Sacha avec cette fille est encore trop fraîche pour qu'il supporte de lui faire face.

Au hasard de ses déplacements, il aperçoit un petit groupe assis autour de la table de la cuisine et reconnaît parmi eux Maxime, un des nageurs du club. Il attrape une chaise et s'installe près de lui.

— Hey, Gab, je ne savais pas que tu étais là ! l'accueille-t-il.

— Hey...

Il jette un œil à la petite assemblée, majoritairement composé de garçons de son lycée bien que certains lui soient inconnus, et une bière glissée devant lui le sort de sa contemplation.

— Tu joues ?

Question rhétorique, il sourit en décapsulant la bouteille avec ses dents et la pose devant lui.

— À quoi ?

— « Je n'ai jamais ».

Il laisse échapper un petit rire en songeant qu'ils sont un peu vieux pour cela, mais le petit cadeau de Manu commence à faire effet et une douce euphorie le détourne de ses préoccupations.

Le jeu commence et avant la fin du premier tour de table, il a déjà bu pour quasiment chaque annonce. À côté de lui, il entend alors Maxime dire :

— Je ne suis jamais sorti sans sous-vêtements.

— Merde, soupire-t-il en avalant une nouvelle gorgée. Il me faut une autre bière !

Aussitôt dit, aussitôt fait.

— T'es un bon client, lui lance Max avec un clin d'œil.

— Je n'ai jamais… eu de piercing, lance-t-il à tout hasard.

Une bière se lève, celle d'Emmanuel qui vient d'entrer dans la pièce.

— Une place pour votre seigneur ! annonce-t-il en glissant une chaise près de Gabriel. Quelqu'un veut voir mon piercing ?

Sans attendre la réponse, il soulève son tee-shirt pour afficher un téton percé. Gabriel grogne et lui fait signe de se rhabiller pour pouvoir poursuivre le jeu.

— Je n'ai jamais rasé mes jambes, dit Emmanuel avec un sourire perfide.

Gabriel boit à nouveau et sent que sa tolérance à l'alcool commence à être très rudement mise à l'épreuve.

— J'arrête, j'ai assez bu pour vous tous, soupire-t-il en se levant.

Il a cependant trop la tête qui tourne pour se tenir droit, sans parler de faire un pas, et Maxime se dévoue pour le soutenir dans sa tentative de quitter la cuisine.

— Salle de bain ? demande celui-ci.

Gabriel grimace en hochant la tête.

Le carrelage glacé lui cause des frissons et il ne se rappelle plus où il a abandonné ses chaussures. Peu importe, il enfonce deux doigts dans sa gorge et vide longuement son estomac dans la porcelaine blanche devant lui. Une fois les hoquets calmés, il avale un peu d'eau pour chasser l'amertume sur sa langue, laissant le liquide couler lentement le long de son œsophage. Maxime est depuis longtemps reparti sans lui et il se relève pour affronter son reflet dans la glace : ses yeux sont plus sombres que jamais, leur pupille anormalement dilatée, et son teint blafard lui donne réellement une allure cadavérique.

Pas étonnant qu'une fille vaille mieux que lui.

Les effets de la drogue commencent à se faire plus violents ; il sent sous ses doigts la moindre aspérité des surfaces qu'il touche, des joints granuleux du carrelage jusqu'aux motifs qui y sont incrustés, et entend son cœur battre vite et douloureusement dans sa poitrine. L'alcool a complètement endormi son esprit et il déambule désormais maladroitement dans le couloir, cherchant la direction à suivre. Rejoindre le salon lui semble prendre des heures et il abandonne finalement sa quête pour s'effondrer le long d'un mur. Devant ses yeux, les lumières font danser les ombres qui courent sur les murs, se mouvant les unes dans les autres tel un sombre ballet. Des choses l'effleurent, des souffles, des mains moites qui cherchent à le saisir. Effrayé, il se relève d'un bond et rase le mur pour esquiver les ombres qui filent vers lui, son corps vibrant au contact de la surface rugueuse qui lui écorche les paumes. Soudain une douleur violente se propage dans sa cheville, l'envoyant à nouveau s'écrouler contre un buffet qui s'est mis en travers de sa route.

Il ferme les yeux juste une seconde pour calmer ses nerfs et une sensation désagréable le sort brusquement de sa transe. Il soulève les paupières et dans un sursaut, accroche le bras qui se tend vers lui pour l'agripper, espérant trouver la force de se dégager. C'est peine perdue. Une silhouette en contre-jour accapare maintenant son champ de vision, s'agenouillant devant lui tandis que deux grandes mains chaudes se posent de chaque côté de son cou. L'effet est fascinant : il renverse la tête en arrière, stupéfié de sentir jusque son sang pulser dans chaque centimètre carré de peau, d'entendre les battements assourdissants de son cœur résonner dans sa chair.

— Gabriel, tu te sens bien ?

Il grogne faiblement et relâche ses muscles, enveloppé par une vague d'allégresse au son de cette voix connue.

— Gabriel !

— Chut, chuchote-t-il.

Les mains quittent son cou, provoquant le basculement de sa tête qu'il ne prend plus la peine de retenir, pour s'enrouler autour de son torse. Il décolle du mur, décolle du sol, et se voit forcé de se stabiliser sur le parquet glissant.

— Lâche-moi, gronde-t-il en tentant de se libérer.

Sur ces mots magiques, on le libère, et il s'écarte en souriant, retrouvant soudain sa lucidité. Il se rapproche alors de la silhouette dont il saisit le col.

— Ne commence pas quelque chose que tu ne veux pas finir, susurre-t-il à l'oreille de Sacha, inhalant au passage son parfum envoûtant.

Il s'écarte sans attendre sa réponse et se fond dans la foule, attrapant un verre au hasard pour étancher sa soif. Puis soudain, il entre en collision avec un corps étranger, qu'il reconnaît rapidement en sentant les épaisses dreadlocks le chatouiller. Il retourne Lena dans ses bras et enserre sa taille.

— Tu danses, ma belle ?

La jeune fille le regarde avec surprise un instant.

— Où tu étais ?

— Par-ci, par-là, répond-il évasivement en la tenant par les hanches.

— Ne te fous pas de moi, tu disparais sans un mot et tu reviens complètement bourré…

— Je n'ai presque rien bu, ment-il en prenant un petit air charmeur.

Elle fronce les sourcils pour lui faire part de ses doutes mais il l'ignore, caressant tendrement le creux de ses reins.

— S'il te plaît, danse avec moi…

Elle soupire mais passe ses bras autour de son cou pour accompagner ses mouvements, portés par une musique peu propice à ce genre de danse.

Somebody set me free, I'm tired of your sympathy… (1)

Gabriel sourit en songeant que les paroles sont étrangement de circonstance. Il absorbe un instant l'image du visage souriant de Lena, apaisant agréablement son cœur, et se penche pour lui offrir un baiser. Mais lorsqu'il s'attarde un peu trop, elle le repousse doucement en secouant la tête avec une expression peinée.

— Arrête Gaby, qu'est-ce que tu me fais… ?

— Ç'aurait pu marcher toi et moi, répond-il sur un ton doucereux. J'aurais pu faire un effort pour toi…

— Viens, on sort, tu commences à délirer.

Elle le prend alors par la main et le traîne à l'extérieur. Un vent glacial secoue sans merci les arbres environnants et s'engouffre dans ses cheveux, lui provoquant d'irrépressibles frissons le long de son épine dorsale. Lena saisit deux cigarettes dans un paquet laissé sur le rebord d'une fenêtre et les allume avant de lui en tendre une.

— Tu m'expliques ? demande-t-elle en exhalant une volute de fumée.

— J'étais sérieux…

— Qu'est-ce que t'as pris ?

Elle le regarde droit dans les yeux et il sourit au souvenir que rien ne lui échappe jamais.

— Peu importe, j'en avais besoin.

— Qu'est-ce qui t'arrive ces derniers temps ?

— Rien.

— Tu te fous de moi encore, soupire Lena. Tu n'étais pas comme ça avant, Chris n'arrête pas de me dire que tu l'inquiètes…

— Il s'inquiète tout le temps, de toute façon.

— Il n'a pas de bonne raison, peut-être ? insiste-t-elle en lui posant la main sur le bras.

— Je ne sais pas, c'est peut-être parce que je bois trop, ou que je suis odieux, ou alors ça doit être les tendances suicidaires… répond-il avec une grimace sur le même ton indifférent.

Lena se poste devant lui pour le regarder bien en face, une main sur sa nuque pour l'empêcher de se défiler.

— Je ne te laisserai pas faire une connerie, dit-elle durement en plissant les yeux.

— Ah bon, et tu feras comment pour m'en empêcher ? s'énerve-t-il soudain en écartant son bras. Tu n'es pas là de toute façon, quand je suis seul en train de péter un câble, quand il n'y a que la douleur qui puisse me calmer ! Tu es où, toi ? Tu peux me le dire ?

Elle écrase sa cigarette au sol et tourne la tête pour éviter de croiser son regard accusateur, les bras croisés sur sa poitrine et ses doigts posés sur ses lèvres. Le brouillard dans la tête de Gabriel n'est pas encore assez épais pour qu'il ne réalise pas son erreur et la colère s'envole aussi vite qu'elle est apparue pour faire place aux remords.

— Pardon Len, dit-il en venant la prendre dans ses bras. Je suis désolé…

— Je n'ai jamais voulu… se défend-elle au bord des larmes.

— Je sais, pardon. Je t'aime et tu me manques, c'est tout.

Il l'entraîne par la main faire un tour dans le jardin, insouciant de sentir l'herbe mouillée sous ses pieds nus, et se force à parler de choses insignifiantes durant quelques minutes pour faire oublier le malaise.

— J'ai vu comment tu le regardes, lâche-t-elle soudain après un long silence.

— Qui ?

— Le beau blond qui discutait avec nous.

— Sacha, soupire-t-il de dépit que cela revienne sur le tapis.

— J'ai vu ton visage lorsqu'il a embrassé cette fille. Tu avais des vues sur lui ?

— Oui, mais c'est clair que je me suis encore fait des films.

— Il avait l'air vraiment inquiet quand tu t'es éclipsé avec Manu.

Gabriel laisse échapper un rire amer en imaginant Sacha faire irruption dans la chambre pendant leur séance de masturbation mutuelle.

— Peu importe. Je n'ai plus envie de penser à lui.

Lena soupire et lui passe un bras autour des épaules pour s'appuyer contre lui. La nuit est vraiment belle, froide et lumineuse avec son ciel orangé, baigné par les lumières de la ville. Il pourrait rester là des heures à savourer le vent qui lui caresse le visage, bercé par les lourds battements de son cœur qui menace de jaillir hors de sa poitrine.

— Hey, vous voilà ! s'exclame une voix familière.

Du coin de l'œil, il aperçoit Chris marcher vers eux et se joindre à leur petite réunion.

— Bonne année !

— Déjà ? s'affole Lena. Il est quelle heure ?

— D'après toi, réplique Chris en secouant la tête.

— Merde…

— Ça va ? demande-t-il en se tournant vers Gabriel.

Celui-ci répond d'un sourire. Ils sont tous les deux là, les seules personnes auxquelles il tient, comment ça pourrait ne pas aller ? Chris ouvre les bras et ils viennent tous deux s'y nicher, se serrant les uns contre les autres comme autrefois, comme les trois gamins soudés qu'ils ne sont plus.

— Le trio réuni, murmure Christophe en leur caressant le dos.

— On reste ensemble la semaine prochaine ? demande Lena d'une petite voix. J'ai envie de passer mes vacances avec vous…

— Avec plaisir, répondent-ils en cœur.

— Vous vous souvenez quand on a presque mis le feu à la cabane chez la mère de Chris ? lance soudain Lena.

— Tu parles ! rétorque l'intéressé. Le savon qu'on s'était pris, je me suis fait priver de sortie pendant des semaines !

— Tu venais quand même te cacher chez moi en prétendant avoir des cours supplémentaires, glousse Gabriel en se remémorant la scène.

— Et la fois où on s'était perdu dans un bois, et qu'au bout de je-ne-sais-pas-combien d'heures on s'est retrouvé juste à côté du collège ? continue Lena.

Ils explosent de rire en souvenir de leur mine dépitée et s'écartent un peu, profitant un dernier instant de la douce odeur de la première nuit de l'année avant que le froid ne les rattrape et qu'ils doivent retourner à l'intérieur.

Une explosion de bruit, d'odeurs et de chaleur les assaille, provoquant une légère nausée à Gabriel qui se rend compte que la drogue ne fait plus effet et qu'il lui faut se préparer à une pénible redescente. Chris l'assied de force sur un canapé et part lui chercher un verre d'eau tandis que Lena s'allonge la tête sur ses genoux. Gabriel intercepte le regard d'Emmanuel qui se dirige vers lui quelques minutes plus tard, tenant un saladier rempli de bonbons. Le garçon se laisse lourdement tomber près de lui et lui tend le bol.

— Ça va t'éviter la dépression, dit-il entre deux marshmallows.

— J'en veux toute l'année alors, répond Gabriel en mâchant distraitement.

La soirée s'envole devant ses yeux, flou amalgame de gens qui partent, qui arrivent, de silhouettes en mouvement perpétuel sur lesquelles il ne parvient pas à se focaliser. Il se blottit dans le canapé, une main posée sur la taille de Lena qui s'est endormie sur lui il y a un moment déjà. Alors que petit à petit le silence se fait, il se relève et dépose une couverture sur son amie avant de partir à la recherche des derniers survivants. Christophe s'est éclipsé avec sa copine quelques heures plus tôt et doit probablement dormir, comme c'est le cas d'Emmanuel vautré dans un coin du salon parmi quelques coussins.

Dans la cuisine, un petit groupe est en train de jouer aux cartes sur la table de la cuisine : il y reconnaît quelques membres de l'équipe de basket, accompagnés par trois filles, dont Marine. Il ne s'étonne donc pas vraiment de voir Sacha toujours là, appuyé debout contre la fenêtre avec un air pensif, un bras serré autour de son torse.

— Hey, lance doucement Gabriel en se postant face à lui.

Sacha semble s'extraire d'un rêve éveillé et met quelques secondes avant de le voir réellement.

— Hey, répondit-il avec un beau sourire qui fait encore flancher son cœur.

— Tu restes ici cette nuit ?

— Il est six heures trente, répond Sacha sur un ton amusé en lui montrant une pendule.

— Merde, déjà ?

Ils rient ensemble, un rire timide et léger. L'attitude anormalement réservée du jeune homme intrigue Gabriel, qui lève les sourcils en une question muette que Sacha perçoit.

— Tu n'es plus fâché ? demande celui-ci.

— Je n'étais pas fâché, soupire Gabriel en réalisant de quoi il est question. Excuse-moi d'avoir été un peu dur, je n'étais pas dans mon assiette ce soir.

— Ça t'ennuie que je sois avec Marine ?

— Non, je suis content pour toi, ment-il en se retenant de hurler « oui ».

Après un silence maladroit, Gabriel lui fait signe qu'il part se reposer. À son grand étonnement, Sacha va alors murmurer quelque chose à l'oreille de Marine, à quoi celle-ci répond d'un haussement d'épaules, avant de le suivre à l'étage. Ils entrent sans bruit dans une chambre inoccupée et se laissent tomber sur le lit.

— Ça ne dérange personne qu'on dorme ici ? murmure Sacha en s'allongeant près de lui.

— T'inquiètes, tout le monde le fait, grommelle Gabriel en enfonçant sa tête dans l'oreiller, déjà presque endormi.

Il lui semble que seul un bref instant s'écoule avant qu'il ne rouvre les yeux, pourtant le ciel commence déjà à s'éclaircir à l'approche du lever du jour. Près de lui, Sacha est profondément endormi, les genoux ramenés près de son torse en position fœtale. Il effleure tendrement son front, écartant les mèches blondes qui lui tombent devant les yeux. Il a beau ne plus vouloir y penser, il n'y a pourtant que lui dans sa tête et rien ne semble pouvoir l'en déloger. Le jeune homme remue sous la caresse, signe que le sommeil l'a quitté à son tour, puis s'étire une fois bien réveillé.

— Tu veux voir le lever du soleil ? demande Gabriel tout bas.

Sacha acquiesce, le suivant hors de la chambre sur la pointe des pieds pour atteindre l'échelle menant au grenier. Avec un peu d'efforts, ils parviennent à se hisser sur le toit et s'asseyent côte à côte sur l'arête de celui-ci, les yeux rivés à l'horizon.

— Il faut faire un vœu ! annonce Gabriel alors que la boule de feu fait son apparition.

Tandis que Sacha reste à contempler l'horizon en silence, le seul voeu qui lui vient à l'esprit est celui de ne plus être seul, et avec un peu de chance, c'est la personne à laquelle il rêve qui viendra y remédier.

(1) Martin Solveig, Jealousy (Feet. Lee Fields), 2007

 

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