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-4. La transparente
Si c’est toi que je viens voir, en plein milieu d’un soir
Est-ce que tes yeux tiendront les miens ?

Luke, 2007

 

Bien que les cordes aient cessé de vibrer sous ses doigts, le son continue de résonner entre ses tempes, lui procurant un doux fourmillement jusqu'au bout des ongles. Il repose le violon dans l'étui, précautionneusement, et s'étend sur le lit défait.

Midi.

Il est temps de sortir, de retrouver le monde du dehors et d'oublier un instant le nœud d'angoisse qui lui serre la gorge. Noël est passé, un jour comme les autres, une nuit comme les autres, même si le sommeil n'a pas voulu de lui cette fois-ci. Peut-être qu'il pense un peu trop ces derniers temps, peut-être que le fantôme de ceux qu'il a abandonnés lui pèse plus qu'il ne veut bien l'admettre et qu'en ces nuits de célébration, il vient le hanter pour l'empêcher d'oublier.

Juste pour le geste, il a tout de même fait ses courses de Noël comme il est d'usage, dénichant une babiole pour sa petite amie qui l'accompagnait ce jour-là ainsi que quelques vêtements pour lui. Son mince budget en a souffert mais sa garde-robe avait bien besoin d'être renouvelée, le manque cruel de tenues acceptables se faisant de plus en plus sentir ces derniers temps. D'ailleurs, c'est un jean neuf qu'il enfile ce matin, ainsi qu'un pull noir sous le manteau qu'il s'est enfin décidé à porter. Le froid mordant qui s'est installé ces derniers jours ne lui a pas trop laissé le choix.

Quelques décorations subsistent dans le centre-ville, des guirlandes oubliées qui seront décrochées bientôt. Pourtant, l'euphorie générale s'est estompée et comme ces passants inconnus, il enfonce ses mains dans ses poches et baisse la tête ; seule la lente combustion de la cigarette à ses lèvres vient encore trahir son humanité derrière cette allure mécanique.

Il est fatigué de n'aller nulle part, tout autant que de lutter contre son cœur qui le pousse dans une direction qui l'effraie trop pour la suivre. Au lieu de ça, c'est vers chez Gabriel que ses pas le portent, espérant trouver en compagnie de son ami un peu de répit face à ses pensées stériles.

— C'est pour quoi ? demande froidement la sorcière brune qui vient d'ouvrir la porte à laquelle il a doucement frappé.

Trop surpris pour réagir, il reste bouche bée, le nuage de buée s'échappant d'entre ses lèvres pour seule réponse à cet accueil inattendu. Alors que son interlocutrice lui intime de disparaître, la silhouette de Gabriel apparaît dans l'entrée, sans doute curieux de la nature de leur visiteur. Leurs yeux se croisent et ceux du jeune homme s'écarquillent à sa vue tandis qu'il s'avance en écartant la femme de son passage.

— C'est pour moi, dit-il sur un ton ferme en soutenant son regard.

Celle-ci ne répond rien mais ses yeux noirs braqués sur eux deux parlent pour elle, dissuadant Sacha de faire le moindre mouvement tant qu'il reste dans son champ de vision. Finalement, elle fait demi-tour et Gabriel sort en refermant à demi la porte derrière lui, lâchant un soupir ennuyé.

— Je te dérange ? demande Sacha avec embarras.

— Non, je suis désolé pour l'accueil mais les choses sont un peu tendues en ce moment.

— Je peux repartir…

— Attends ! s'empresse de répondre Gabriel avec un regard suppliant. Laisse-moi juste cinq minutes et je viens avec toi, tu veux bien ? J'ai besoin de prendre l'air.

— D'accord, si tu veux.

— Attends-moi, répète Gabriel en retournant rapidement à l'intérieur.

Il reste planté sur le perron quelques instants, observant le paysage givré de ce quartier résidentiel aux arbres bien taillés et portails de fer blanc. Un éclat de voix le sort de sa contemplation et alors qu'il se tourne vers la porte, Gabriel surgit en criant derrière lui :

— C'est pour ça que je ne te demande pas !

Il fait signe à Sacha de le suivre, s'éloignant à grands pas sans détourner les yeux jusqu'à ce que plusieurs rues se soient mises entre la maison et eux. Puis le jeune homme ralentit enfin et lui jette un regard piteux.

— Je suis vraiment désolé de tout ça, soupire-t-il en baissant à nouveau les yeux.

— Ce sont tes parents ?

— Oui, ils sont rentrés il y a quelques jours.

— Ce n'est pas bien ?

— Non, c'est un cauchemar. Je crois qu'à force d'être seul, j'oublie un peu trop facilement à quel point je peux les détester quand ils sont là.

Sacha ne répond pas, incapable d'offrir le moindre réconfort à son ami concernant ses différends familiaux. En revanche, il lui propose une cigarette de son paquet déjà bien entamé que le jeune homme accepte avec un sourire de gratitude. À l'instar de celui-ci, son paquet d'allumettes est aussi presque vide et la lutte contre le vent pour allumer son stick a raison des dernières. Il s'approche alors de Gabriel et lui fait signe de faire de même, faisant entrer en contact les extrémités des deux cigarettes. Il regarde un instant les extrémités rougeoyer de façon synchrone, puis un autre le gris brouillé des iris cerclés de noir de son ami, et celui-ci rompt finalement l'instant en détournant la tête.

— Merci.

Il se contente de sourire en réponse. Même le tabac semble avoir meilleur goût lorsqu'on le partage avec quelqu'un.

— Tu veux aller quelque part ? demande Gabriel après un moment à errer.

— Je voudrais bien m'asseoir un peu.

— Il y a un parc juste à côté, répond-il en désignant un espace grillagé.

Ils s'installent sur un des bancs gelés, seuls à peupler le petit jardin aux arbres morts en ce froid après-midi, et c'est les yeux levés au ciel qu'ils regardent le temps passer.

— J'ai quelque chose pour toi, annonce soudain Gabriel en sortant un objet de sa poche.

Sacha le regarde, intrigué, et se voit forcé de prendre ce que son ami lui tend sans ciller.

— Joyeux Noël en retard, dit ce dernier avec un sourire.

Il se mord la lèvre en comprenant ce que cela signifie et réalise qu'il a oublié de lui acheter quelque chose. Bien qu'accepter quoi que ce soit le rende terriblement mal à l'aise, il se retient pourtant de refuser, l'attente dans le regard de son ami le poussant à déballer le contenu du petit sachet de plastique. Il y trouve alors, glissé dans une chaussette, un fin téléphone portable à la coque noire luisante.

— Je ne peux pas accepter, laisse-t-il échapper, incrédule.

— Mais si, tu peux.

— Mais...

— Mais rien, tu ne vas pas t'en sortir si personne ne peut te contacter. Je vais te montrer comment ça marche.

Sans lui laisser le temps de protester plus longtemps, il commence à expliquer le fonctionnement du petit appareil et Sacha est bien obligé de se concentrer sur ce qu'il lui dit pour y comprendre quelque chose ; entre les touches programmées, les commandes vocales et les cartes de recharge, il commence déjà à se demander s'il ne va pas juste s'en servir pour décorer une étagère.

— J'ai rentré ton numéro pour que tu t'en souviennes, et le mien aussi.

Le sourire timide de Gabriel lui coupe toute répartie et au lieu de protester, il le serre contre lui, faisant passer au mieux sa reconnaissance à travers le geste. Gabriel se tend dans ses bras et lui tapote maladroitement le dos en réponse.

— Спасибо больщоe... murmure Sacha. (1)

De timide, le sourire passe à chaleureux, et il finit par glisser l'offrande dans sa poche sans chercher plus longtemps à refuser. Au contraire, une soudaine illumination lui traverse l'esprit et il ôte non sans peine l'anneau qu'il porte au petit doigt ; la trace blanche trahit le temps qu'il y a passé mais Sacha l'ignore pour déposer le bijou dans la paume de Gabriel.

— Pour te remercier de tout.

Gabriel fixe avec surprise l'anneau argenté, gravé d'un discret motif de chaîne et de ses initiales sur la face intérieure.

— T'es sérieux ? Non, je ne peux pas... rétorque-t-il en rougissant furieusement.

Sacha referme les doigts de Gabriel sur l'objet et repousse doucement sa main.

— Mais si, tu peux, répond Sacha en reprenant ses mots sur un ton amusé.

Il sent qu'à son tour, son ami lutte contre son envie de le rendre, sûrement tiraillé entre l'embarras et la bienséance à adopter dans ce genre de situation. Finalement, voyant que Sacha ne compte pas changer d'avis, il enfile l'anneau à son annulaire – le seul doigt qui convienne.

— C'est mon amie Anna qui a eu cette idée de bague pour la bande, un symbole qui n'a plus vraiment de signification aujourd'hui, mais j'y tiens. C'est pour te dire que je te suis vraiment reconnaissant.

Gabriel le fixe un moment à travers les longues mèches noires qui lui barrent le visage, sans doute un peu trop conscient du poids de ce qu'il vient de lui léguer.

— Je te jure que j'y ferai gaffe.

Il se contente de hocher la tête, confiant quant au soin que son ami va y porter.

Au dessus de leur tête, les nuages effacent peu à peu les dernières parcelles de ciel bleu, promettant de leur offrir une douche glacée avant la fin de la journée. D'ici que cela arrive, ils profitent de la trêve pour rester encore un peu à admirer le paysage.

— Tu as passé un bon Noël ? demande Sacha, juste pour faire la conversation.

— Pas vraiment, soupire Gabriel en se prenant la tête entre les mains. Je me suis disputé avec mes parents et j'ai fini par passer le réveillon chez Christophe pour ne pas aggraver les choses. Il m'a encore sauvé, sur ce coup là.

— Pourquoi vous vous êtes disputés ?

— Pour tout. Je suis un alien dans cette famille, on dirait… mais peu importe. Et toi, comment c'était ?

— Je n'ai rien fait de spécial.

— Ah ? Tu n'as pas…

Il s'interrompt et Sacha se tourne vers lui en haussant les sourcils, attendant la suite.

— Je ne sais pas si je peux te demander ça.

— Tu peux toujours essayer.

— … tu n'as pas passé Noël en famille ? se décide-t-il après un moment.

Sacha avale sa salive et il lui semble que le bruit que fait sa gorge résonne un peu trop fort dans le silence environnant. Comment répondre à ça sans passer pour un monstre ?

— Non, je...

Les mots restent coincés alors qu'il se rend compte que rien ne peut excuser cela, qu'il n'a pas de bonne raison à lui donner. Il aurait dû y aller. C'était Noël bon sang, et au lieu de le passer auprès de sa famille il a choisi la désolation de sa chambre vide. Il aurait dû être près d'elle, et pourtant...

— Je...

Il se racle la gorge pour masquer sa voix rauque, soudain affecté par les pensées qui ressurgissent dans son esprit.

— Si tu ne veux pas en parler, ce n'est pas grave, ajoute doucement Gabriel.

Il le regarde une seconde avant de se pencher pour poser ses coudes sur ses genoux, s'absorbant dans l'observation des brins d'herbe glacés devant lui.

Si Gabriel était prêt à partager sa douleur avec lui, alors il est peut-être temps qu'il s'en libère un peu à son tour.

— Je crois que je peux en parler à toi.

Son ami se redresse, attentif, et patiente sans un mot jusqu'à ce qu'il se décide. Par où commencer ? Il sent ses mains trembler à la perspective de revivre ces choses douloureuses, pourtant il sait que le soulagement de les partager sera d'autant plus conséquent.

Il est temps d'abaisser un peu ses barrières.

— Il y a quelques années, mon père a commencé à enquêter sur des documents du gouvernement. C'était stupide mais son chef et lui étaient persuadés que s'ils trouvaient quelque chose, ils pourraient faire pression pour améliorer la situation du pays. Le jour où son chef a disparu, mon père a caché les documents en promettant d'arrêter ses recherches. Mais il était un idéaliste… il n'aurait pas abandonné comme ça. Un matin où il était au travail, on nous a appelés pour nous dire qu'il avait eu un accident.

Un accident sûrement non accidentel…

— Ce soir-là, des agents sont venus fouiller la maison.

Il reprend son souffle tandis que Gabriel le regarde toujours sans bouger, visiblement stupéfié par ses mots.

— Ils n'ont rien trouvé mais c'est devenu de pire en pire. Ils posaient des questions aux voisins, aux amis, à tous ceux qui avaient assisté à l'enterrement. Puis les fouilles sont devenues des saccages, ils ont commencé à tout détruire. Et finalement, il y a six mois, ils ont mis le feu à la maison.

— Ils ont brûlé ta maison ? répète son ami sur un ton choqué.

— C'est passé pour un accident domestique, répond amèrement Sacha en serrant les poings. On s'est installé chez une amie de ma mère, en attendant que ça se calme. Mais on était toujours suivi, des agents rodaient autour de là où on vivait, jusqu'à ce qu'on apprenne que la femme du chef de mon père avait été tuée.

Il se souvient encore du visage défait de leur hôte à l'annonce de la nouvelle et se garde de dire à Gabriel comment ils se sont fait mettre dehors sans ménagement, peu enclin à s'attirer sa pitié.

— Quelques jours plus tard, un vieil ami de mon père nous a fait des papiers pour quitter le pays et on a obtenu le statut de réfugié politique ici, parce que ma mère est française. On s'est installé chez ma tante et j'ai pu avoir une chambre en ville au bout de quelques semaines, pour retourner au lycée.

— C'est de la folie cette histoire…

La réaction de Gabriel ne l'étonne pas vraiment, compte tenu de l'ignorance du reste du monde face à l'intolérable situation qui règne en Russie depuis quelque temps. Le tourisme et la vodka sont une chose, mais le nombre de personnes qui disparaissent chaque année ne semble pas avoir traversé les frontières sacrées. Dans un autre contexte, cette innocence l'aurait probablement fait sourire.

— Alors, ta mère vit chez ta tante ? reprend Gabriel pour trouver réponse à sa question première.

— Oui.

— Est-ce que… tu ne t'entends pas avec elle ?

— Ce n'est pas ça…

Il secoue la tête en regardant ses doigts ; la partie la plus mauvaise vient d'arriver sur le tapis.

— Le jour où mon père est mort, continue-t-il d'une voix presque fatiguée, ma mère n'a presque plus parlé. Elle a commencé à mélanger des choses vraies et imaginaires, à se croire dans le passé. Elle demandait où était mon père et partait le chercher sans prévenir, jusqu'à ce que quelqu'un nous appelle pour dire qu'on l'avait retrouvée à l'autre bout de la ville. Et ça a empiré, elle est devenue agressive, puis carrément muette, et après que la maison ait brûlé… elle ne me reconnaissait presque plus.

En plus de ses mains, c'est sa voix qui tremble à présent. Pourtant, c'est trop tard pour se rétracter maintenant, tout est dit, ou presque.

— Je n'ai pas le courage d'y aller, avoue-t-il en pressant ses paumes contre ses yeux. Si elle ne souvient plus de moi… je suis trop lâche pour affronter ça.

— Ne dis pas ça, le contredit Gabriel. C'est dur de bien réagir face à ce genre de situation.

Mais la culpabilité qui le ronge n'est en rien apaisée par ces mots, même si le support de son ami le fait se sentir au moins une once plus léger. Il tourne la tête vers lui et découvre sur son visage une expression étonnamment déterminée.

— Allons-y.

— Où ?

— Voir ta mère. Allons-y maintenant.

Il écarquille les yeux et secoue doucement la tête ; qu'est-ce qui lui prend tout à coup ?

— Sérieusement ! Je suis là, on peut y aller ensemble et si ça ne va pas, on rentre.

— Je ne sais pas...

— Tu veux continuer à t'en vouloir ?

Bien sûr que non, il ne veut pas, mais sauter le pas maintenant…

Cependant, Gabriel semble si motivé que cela suffit pour eux deux. Le jeune homme se lève et se poste devant lui, lui tendant la main. Une main franche qui dégage quelque chose de fort, l'attirant inexplicablement. Cela fait combien de temps que quelqu'un ne lui a pas tendu la main ainsi ? Devant ses yeux repasse le film de sa vie, celui où il a dû jouer aux durs depuis toujours et avec tout le monde, alors si pour une fois c'est lui qui pouvait accepter une main tendue, si pour une fois il pouvait se laisser entraîner…

Leurs doigts se croisent et Gabriel le met sur pied avec un sourire encourageant. Du courage, c'est bien ce qu'il lui faut en ce moment… Alors qu'ils avancent en silence, leurs épaules se frôlent et leurs souffles se mélangent, créant une étrange électricité entre eux. Rien d'autre n'aurait pu le porter en dehors de cette réconfortante présence humaine.

Son ami le guide à travers la ville, jusqu'à la gare où ils achètent deux billets pour la petite ville de banlieue où réside sa tante. Une fois dans le train, Gabriel allume son baladeur numérique et lui tend un écouteur. La musique n'est pas très forte mais c'est suffisant pour lui changer les idées, absorbé par cette voix grave qui lui fredonne des histoires macabres à l'oreille.

Il sourit en songeant qu'il y a encore peu de temps, la seule musique qu'il écoutait était celle des cassettes de musique classique dont il se servait pour ses pratiques de violon, ou à la rigueur les quelques chansons de variété qui passaient à la radio. Mais à présent, Gabriel le plonge dans un univers différent où une multitude de mélodies semble se cacher, n'attendant que son heure pour lui arracher un frisson d'appréciation.

À côté de lui, son ami a fermé les yeux. Il le sent s'endormir, bercé par le roulement du wagon, et au bout de quelques minutes sa tête vient doucement se poser sur son épaule. Il écarte alors une mèche qui barre ce visage paisible et se surprend à le détailler, admirant son teint d'une pâleur uniforme, ses longs cils noirs qui frémissent par intermittence. Sa bouche ressemble à un arc, recourbée à la perfection et d'un rose foncé soulignant la pulpe rebondie. Des reflets bruns trahissent le naturel de la teinte de ses longs cheveux noirs, noués au niveau de sa nuque et venant s'étaler jusqu'à hauteur de ses omoplates.

Pas étonnant que toutes les filles lui tournent autour, comme il a pu le remarquer dès la première semaine passée au lycée, et bien que personne ne le voie jamais avec quiconque les regards lancés dans sa direction ne manquent pas. Y compris des regards d'autres garçons. Lui-même ne peut s'empêcher parfois de lui envier cette beauté froide qu'il cultive, lui rappelant tristement que son look négligé fait un peu trop pathétique à son goût.

Mais maintenant qu'il le connaît, le mystère de ses airs imperturbables s'est envolé pour faire place au vrai visage qui se cache sous le masque, celui du garçon amusant, généreux et fort, et jusque dans le reflet de son cœur blessé il ne peut que se réjouir de voir au-delà d'un simple physique jalousé.

Une demi-heure plus tard, leur arrêt est annoncé et Sacha doit se résoudre à secouer son ami pour le réveiller. Ce dernier se confond en excuses pour s'être assoupi mais il se contente de rire devant sa mine déconfite, pas du tout dérangé par cette inattendue promiscuité.

L'horloge du petit quai de gare affiche à peine quinze heures. Sacha repère certains bâtiments qui lui semblent familiers, se fiant à sa mémoire visuelle pour décider de la route à prendre. Alors que les rues s'assombrissent sous le ciel de plus en plus menaçant, il sent la boule au creux de son estomac s'accroître et remonter dans sa gorge. Ils sont tous deux plus que silencieux, à quelques millimètres seulement l'un de l'autre et pourtant, Sacha se sent plus isolé que jamais. Soudain, un frisson le parcourt ; quelques pas de plus et ses yeux se posent sur une vieille maison de pierres. Le jardin est toujours aussi bien entretenu, parsemé de fleurs et de buissons qui couvrent les fondations de leurs parterres bariolés, lui rappelant l'impression de calme qui l'avait envahi lorsqu'il avait mis pour la première fois les pieds dans cet endroit.

Mais cette fois, au lieu du calme, c'est une indicible angoisse qui l'habite.

Il a dû rester un long moment à fixer la bâtisse car soudain, il sent la main de Gabriel se poser sur son épaule et le pousser doucement en avant. Il suit le mouvement, faisant quelques pas de plus, et dans un sursaut de courage frappe à la porte. Gabriel semble reculer, comme pour montrer qu'il peut rester l'attendre dehors, mais Sacha l'agrippe par la manche pour le maintenir à sa hauteur. Il n'est définitivement pas prêt à affronter cela tout seul.

— Oui ? lance sa tante alors que la porte s'ouvre devant lui.

Il tente un vague sourire mais ce n'est pas sûr que son visage exprime réellement quoi que ce soit. Sa tante, en revanche, lui sourit plus que franchement et les fait entrer sans attendre.

— Je suis contente de te voir, Alexandre. Est-ce que tu vas bien ?

Il hoche la tête nerveusement, embarrassé par cet enthousiasme alors que lui est venu ici à reculons. Sa tante ne fait cependant pas la moindre remarque et salue chaleureusement son camarade avant de les précéder au salon.

— C'est agréable d'avoir un peu de visite ! Je commençais à me demander s'il ne t'était pas arrivé quelque chose, tout seul en ville, soupire-t-elle en leur lançant un coup d'œil.

Au bout de quelques pas, deux petites têtes brunes leur coupent la route et Sacha prend sur lui pour leur faire un sourire sincère, au fond de lui heureux de retrouver les deux enfants.

— Sacha ! s'exclame Paul en se jetant contre sa jambe.

Il s'accroupit et caresse affectueusement la tête du garçon, dont les yeux brillants d'admiration lui rappellent les bons moments passés ensemble lors de sa brève visite. Emilie reste quant à elle en retrait, son petit sourire timide indiquant qu'elle n'ose pas lui sauter dessus comme l'a fait son petit frère. Sacha lui fait signe d'approcher et l'enlace un court instant, où la fillette lui passe les bras autour du cou pour l'embrasser sur la joue. Un petit pincement au cœur lui fait savoir qu'il aurait vraiment dû venir avant.

— Je vous sers quelque chose ? demande sa tante en se dirigeant vers la cuisine. Un thé ?

— Oui, merci.

— La même chose, renchérit Gabriel.

Paul prend Sacha par la main et l'entraîne à sa suite dans la salle à manger, l'asseyant presque de force sur le canapé de velours avant de s'installer à ses côtés.

— T'étais où ? demande le bambin sans lui lâcher la main.

— À l'école, j'habite dans un immeuble à côté parce que c'est loin.

— Pourquoi tu ne vas pas à l'école avec nous ? insiste-t-il.

— Parce que je vais dans une école de grands et il n'y en a pas ici.

L'air boudeur de Paul lui confirme que l'explication ne semble pas lui satisfaire mais malheureusement, il n'en a pas de meilleure à lui donner.

— Et toi, t'es qui ? demande-t-il alors en se penchant vers Gabriel.

— Gabriel, enchanté, répond l'intéressé, l'air vaguement mal à l'aise.

— Moi c'est Paul, j'ai cinq ans !

Sacha sourit et lui caresse encore une fois la tête, réconforté par cette présence dynamique qui lui fait oublier un instant le but de sa visite. Assise sur le canapé en face d'eux, Emilie les regarde avec une sorte de fascination qui finit par attirer leur attention, et elle se met à rougir en voyant les regards se tourner vers elle.

— Gabriel, je te présente Emilie, l'introduit Sacha en sentant qu'elle n'ose pas faire le faire le premier pas.

Cela dit, à l'annonce de son nom, elle saute de son perchoir pour venir saluer le visiteur, lui faisant rapidement la bise avant de s'enfuir du salon en rougissant.

— Tu as une nouvelle fan, plaisante Sacha devant l'air surpris de Gabriel.

— Elle est un peu jeune pour moi, rétorque ce dernier en grimaçant d'embarras.

— Ne vous en faites pas, elle est timide, ajoute sa tante en apportant le thé. Elle va revenir.

La tasse est un peu trop chaude pour tenir entre leurs doigts et Sacha la dépose sur la table basse pour qu'elle refroidisse, donnant l'opportunité à Paul de l'attraper par la manche pour attirer son attention.

— Tu veux voir mes cadeaux de Noël ? demande-t-il avec espoir.

— Paul, tu peux te tenir tranquille s'il te plaît ? s'interpose sa mère avant que Sacha ne puisse répondre.

— Mais…

— Ça ne me dérange pas, lui assure-t-il en faisant un clin d'œil au garçon.

Paul bondit du canapé et part en courant vers sa chambre, s'attirant un soupir exaspéré de sa mère et un sourire amusé des deux garçons.

— Alors Alexandre, dis-moi, ça se passe bien pour toi ?

— Oui, merci. Je vais très bien.

— J'étais un peu inquiète de ne pas avoir de nouvelles depuis ton départ.

— Je suis désolé, répond-il en mordillant inconsciemment sa lèvre, se sentant coupable de s'être comporté de façon irresponsable.

— Ne t'en fais pas, si tu vas bien c'est ça qui compte. Les cours se passent bien, tu n'as pas trop de difficulté ?

— Non, ça va.

Il regarde Gabriel un instant et celui-ci sourit en hochant la tête pour appuyer ses dires. Paul choisit ce moment pour réapparaître les bras encombrés de jouets et se lance dans une description approfondie de chacun, permettant ainsi à Sacha d'éviter l'embarrassante conversation sur sa vie. Gabriel ne semble pas ennuyé de prendre sa place et c'est avec soulagement qu'il passe un peu de temps avec Paul, se détendant petit à petit au point d'en oublier la raison de sa visite. Après les avoir longuement épiés, Emilie vient s'asseoir près d'eux et le ramène soudain à la réalité en lui demandant droit dans les yeux :

— Tu viens voir ta maman ?

Sacha blêmit mais hoche doucement la tête, prenant alors conscience qu'il est temps de passer aux choses sérieuses. Gabriel et sa tante ne cessent leur discussion tandis qu'il se lève, bien qu'il sente leur regard posé sur lui, et Emilie l'attire sans autre forme de procès vers la véranda bordant le petit salon adjacent.

Son cœur rate un battement à la vue de la silhouette installée dans une chaise d'osier, les yeux perdus dans le vague. Elle semble tellement plus maigre que la dernière fois qu'il l'a vue, plus fragile, ses cheveux gris attachés maladroitement et sa robe de lin tombant sur ses épaules comme une simple couverture posée sur un porte-manteau. La tristesse et le désespoir qui l'assaillent brutalement manquent de le faire s'effondrer mais il tient bon. Emilie est restée dans l'encadrement de la porte et il regrette presque l'absence de Gabriel, le temps de ce face à face maladroit. Pourtant, il prend sur lui et s'avance doucement jusqu'à elle, s'agenouillant près de sa chaise. Il aurait espéré un mouvement mais elle reste immobile, comme si elle n'avait pas remarqué sa présence.

— Maman, appelle-t-il doucement en posant une main sur la sienne.

Elle tourne la tête au ralenti et le regarde avec ces yeux qui ne semblent pas le voir, qui lui transpercent le cœur.

— C'est moi, Sacha, lâche-t-il en ravalant ses larmes.

Elle lui sourit et tapote légèrement sa main.

— Vous ressemblez à mon mari, dit-elle d'une voix presque éteinte.

— Je suis ton fils, maman, répond-il douloureusement.

— Est-ce que vous avez vu mon mari ? Il vous ressemble un peu.

L'épine dans son cœur s'enfonce un peu plus profond et il se mord la langue pour se retenir de crier. Au fond de lui, quelque chose lui souffle que ce n'est pas possible, que cette poupée sans vie n'est pas sa mère et qu'il va se réveiller de ce cauchemar.

Mais peu importe ce qu'il veut, tout ce qu'il lui reste c'est un regard perdu, la dernière de ses racines qui tombe elle aussi en poussière.

— Je ne l'ai pas vu. Est-ce que tu veux quelque chose, maman ?

— Vous savez jouer du piano ? dit-elle alors que ses yeux s'éclairent un peu.

— Oui, c'est toi qui m'as appris.

— J'aimerais savoir en jouer, le son du piano est tellement joli... répond-elle comme si elle ne l'avait pas entendu.

— Tu veux que je joue pour toi ?

Il sent qu'il n'aura pas de réponse mais prend son silence pour un oui et franchit les quelques pas qui le séparent du piano. Il l'ouvre avec précaution et se met à jouer, un des morceaux préférés de sa mère. Cela fait si longtemps et pourtant il s'en souvient encore, ces mêmes notes qui virevoltaient dans la pièce, les mêmes touches d'un autre piano à des milliers de kilomètres. C'est tout ce qu'il a pu sauver, la musique. Tout comme son instrument, sa famille est partie en fumée, et le mutisme de sa mère est la dernière preuve qu'il ne lui reste plus rien à quoi s'accrocher hormis ces quelques larmes qu'il ne peut réfréner.

Le morceau s'achève lorsque ses mains tremblent trop pour pouvoir continuer et il essuie ses yeux d'un revers de manche, ravalant ses sanglots pour se donner bonne figure. Emilie est restée sans bouger devant l'entrée et se dirige soudain vers lui, posant ses mains sur ses cuisses.

— Pourquoi tu es triste ? demande-t-elle avec trop peu d'innocence pour ne pas déjà avoir sa petite idée.

— Ça va passer, souffle-t-il en tentant un sourire.

— Est-ce qu'elle va guérir ?

— Je ne crois pas, non.

— Elle ne parle pas beaucoup mais je l'aime bien, elle est gentille.

Incapable de répondre à ça, il se penche pour la serrer contre lui, s'imprégnant de sa douce odeur de shampoing et de petite fille pour tenter d'oublier son malaise.

Avant de quitter la pièce, il lance un dernier regard en direction de la chaise d'osier, mais la silhouette a retrouvé sa pose initiale, les yeux dans le vide et l'air absent. Traversé par la fugitive pensée que son existence est à présent réduite à néant dans l'esprit de sa mère, il détourne une dernière fois les yeux et regagne le salon où Paul est occupé à distraire son audience.

Sur la table, sa tasse de thé est encore chaude, procurant une délicieuse sensation de brûlure contre ses paumes. Ajoutée à la chaleur du corps de Gabriel près du sien, il pourrait presque oublier où il est et croire qu'il ne s'agit que d'un thé entre amis, un après-midi pluvieux d'hiver.

Oui, un simple thé entre amis.

Il répond aux quelques questions que lui pose sa tante mais on sent que le cœur n'y est pas. Le seul qui parvient à le détourner de sa morosité est une fois de plus Paul, qui vient s'asseoir sur ses genoux pour lui raconter d'insignifiantes anecdotes de son quotidien.

Il est presque dix-sept heures lorsqu'il s'arrache enfin des activités de son petit cousin pour lancer un coup d'œil à Gabriel, obtenant d'un regard l'accord silencieux du départ.

— Je peux te voir un moment, Alexandre ? l'hèle soudain sa tante en le voyant se relever.

Il acquiesce et fait signe à son ami de l'attendre une minute avant de la rejoindre à la cuisine.

— Je voudrais te parler un peu de ta mère.

Il baisse les yeux en pinçant les lèvres pour se retenir de refuser, lui accordant un simple signe de tête pour lui indiquer qu'il écoute.

— Tu sais que ça ne me gêne pas de l'avoir ici, c'est ma sœur et je suis heureuse de m'occuper d'elle, mais depuis quelque temps elle mange de moins en moins et je m'inquiète pour sa santé. J'ai discuté avec le médecin et il pense qu'il serait préférable de la mettre dans un établissement spécialisé où l'on s'occuperait mieux de son état. Est-ce que tu comprends ?

Bien sûr qu'il comprend, sa mère est devenue un poids pour tout le monde et l'hospice est le dernier recours pour s'en débarrasser... Il se contente d'acquiescer, bien conscient que son avis n'a pas sa place dans cette discussion. Ce n'est pas comme s'il pouvait se permettre de s'en occuper lui-même.

— Je te donnerai l'adresse lorsque ce sera fait, est-ce que tu as un numéro de téléphone où je peux te joindre ?

Il sort de sa poche le cadeau de Gabriel et lutte quelques instants pour y retrouver son numéro, enregistrant par la même occasion celui de sa tante au cas où il voudrait prendre des nouvelles.

— Dernière chose : tu sais que ton père a mis en place un fond de pension pour tes études et comme tu auras bientôt dix-huit ans, je crois qu'il est temps que tu t'en charges. Tu as encore le temps avant d'entrer à l'université mais si tu as des problèmes financiers, ça pourrait être un plus.

— Je le donne pour les soins de maman, répond-il en secouant la tête.

— Ne t'en fais pas pour ça ! Ta mère a assez d'argent de côté pour un moment, ton père lui a aussi laissé des économies et c'est ma sœur, je m'arrangerai pour qu'elle ait tout ce qu'il lui faut.

— Merci, dit simplement Sacha en s'inclinant devant elle avant de serrer sa main entre les siennes. Merci de prendre soin d'elle.

— C'est normal, répond-elle avec une pointe d'émotion dans la voix. Je te préviendrai lorsque j'aurai les papiers à ton nom, mais viens tout de même nous voir de temps en temps…

— Je viendrai, promis.

Il rejoint le salon pour embrasser une dernière fois les deux petits, promettant également à Paul de revenir aussi vite que possible, et laisse l'occasion à Emilie de faire ses adieux à Gabriel le temps d'un détour par la véranda. Le ciel est aussi sombre qu'à l'heure du crépuscule et la faible lumière de la pièce baigne sa mère d'une aura dorée. Il ferme les yeux pour s'imprégner de cette image, redoutant les futures conditions que réservera l'hospice, et l'embrasse sur la joue avant de s'éloigner. Telle une statue de cire, elle n'a même pas cillé à son contact.

Sacha s'éloigne de la maison à grand pas, bien trop vite pour paraître encore détaché, mais Gabriel se contente de trottiner à ses côtés sans faire de remarque. Le ciel menaçant semble bien décidé à les faire accélérer mais lorsqu'un coup de tonnerre retentit, leur provoquant à tous deux un sursaut, la première goutte leur indique qu'ils ont déjà trop traîné. En quelques secondes, une averse torrentielle s'abat sur eux, les trempant de la tête aux pieds sans une chance de se mettre à l'abri, et un sentiment de défaite se répand soudain dans le cœur de Sacha pour le faire s'arrêter complètement.

— Ça va ? demande Gabriel avec inquiétude devant son air absent.

Il fait un pas en arrière et se laisse tomber assis sur un muret, plongeant sa tête entre ses mains pour se cacher du monde. Il n'arrive plus à penser ; seul un grand vide l'emplit pour lui faire ressentir la douleur de cette constatation, celle d'une irrémédiable perte. Il voudrait hurler, casser quelque chose, lui, tout ce qu'il y a autour, mais il n'a plus la force de rien.

Délicatement, la main de Gabriel vient alors se poser sur sa nuque et c'est assez pour que son dernier semblant de retenue éclate et qu'il se mette à pleurer, incapable de contenir plus longtemps le chagrin qui le ronge. Il ne peut arrêter ni les larmes, ni les tremblements qui le secouent, et sent à peine les doigts resserrer leur emprise sur sa nuque ; Gabriel se rapproche petit à petit, jusqu'à finalement s'agenouiller devant lui pour le prendre dans ses bras.

Il se laisse aller avec gratitude contre ce corps offert à lui, enfouissant son visage dans son cou pour s'imprégner de la sensation de réconfort que procure ce simple contact. Le jeune homme resserre un peu son étreinte et lui murmure quelques paroles apaisantes à l'oreille, qui le détendent bien qu'il ne les entende pas vraiment. Bientôt, il n'y a plus que le bruit et l'odeur de la pluie pour les accompagner, recouvrant tout et les laissant trempés jusqu'aux os.

Ils restent un long moment immobiles, jusqu'à ce que Sacha relève enfin la tête. Grâce au déluge qui s'abat toujours, ses larmes ne sont qu'une ombre dans ses yeux rouges, et Gabriel pose un dernier instant son front contre le sien avant de se relever. Son sourire est contagieux lorsqu'il tend à nouveau la main vers lui, allégeant le poids de ses remords à la pensée qu'il a finalement accompli ce qu'il devait et qu'à présent, la vie peut reprendre son cours.

Les regards interrogateurs des passagers au moment où ils traversent la gare les laissent indifférents, tout comme les flaques qui se forment derrière eux à chaque pas. Après un dernier effort pour essorer au mieux leurs vêtements, ils montent dans le premier train, amusés de constater qu'en quelques secondes à peine, leur siège est trempé.

Du coin de l'œil, Sacha voit son camarade regarder pensivement par la fenêtre en grignotant son pouce. Bien qu'il refasse le même trajet en sens inverse, ce sont à présent des sentiments contradictoires qui s'emparent de lui. Le chagrin dont il s'est soulagé quelques minutes plus tôt lors de sa petite crise l'a laissé vide et vaguement honteux, un peu trop conscient qu'il n'est pas censé se comporter ainsi, se montrer aussi faible alors qu'il n'a plus que lui-même sur qui compter.

Il se demande un instant ce qui va advenir de lui ; jusqu'à présent, il s'est contenté de suivre le flot, se laissant emporter par les événements incontrôlables qui régissaient sa vie. Mais maintenant que la tempête s'est apaisée et qu'il est là, livré à lui-même pour se refaire un avenir, les choix qu'il doit prendre lui semblent bien compliqués : si sa mère ne pouvait plus repartir d'ici, que faire ? Rentrer seul à Moscou ou supporter de se sentir déraciné jusqu'à la fin de ses jours ?

La seule chose dont il est sûr, c'est qu'il lui faudra s'en sortir par ses propres moyens.

— Hum, Sach...

La voix de Gabriel le sort de sa réflexion et il lève les yeux sur ceux troublés de son ami.

— Oui ?

— Je m'excuse de t'avoir forcé à y aller, je ne voulais pas...

— Ce n'est pas grave, le coupe-t-il. Je devais y aller. C'est moi qui dois m'excuser de réagir comme ça.

Gabriel ne semble pas contrarié outre mesure par sa réaction et le souvenir de leur entrevue dans les toilettes du lycée lui revient soudain en mémoire ; peut-être que ce n'est qu'un juste retour des choses après tout, larmes contre larmes. À défaut d'avoir beaucoup de choses en commun, leur souffrance reste le fil qui les rattache inexorablement, scellant leur amitié par une incertaine douleur qu'ils partagent chacun à leur manière.

Dehors, le déluge poursuit son inondation du paysage bucolique, et Sacha songe que malgré toutes les choses qui le font se sentir étranger, la pluie ici a bien le même goût qu'ailleurs.

(1) Merci beaucoup

 

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