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-3. Wicked Game
Quel jeu cruel de jouer à me mettre dans cet ètat
Quelle chose perverse de me laisser rêver de toi

Chris Isaac, 1989

 

Il ferme la porte derrière lui et s'y adosse en soupirant. Sacha allongé dans son lit, c'est comme un rêve qui devient réalité et pourtant, la situation n'est pas vraiment comme il l'aurait imaginée. Sa tête est emplie de pensées confuses après cette journée improbable ; il n'en revient toujours pas de l'avoir vu débarquer chez lui à dix heures du matin, le surprenant au sortir de la douche alors qu'il n'était même pas habillé. Et tout ça pour lui confier un chat qu'il a sauvé des griffes d'une bande de dégénérés au péril de sa vie...

Il se remémore le contact de sa peau alors qu'il a profité de la situation pour le toucher, l'effleurer, jusqu'à le droguer par inadvertance. Pas exactement ce dont il rêvait pour la première fois où un autre mec que Christophe partage son lit. Mais peu importe tout ça, le résultat est là, et au-delà d'une simple présence c'est aussi sa confiance qu'il a gagnée, quelque chose de bien plus précieux que le plus ambigu des gestes.

Reste à savoir s'il la mérite pour autant.

Il descend au salon, rangeant vaguement les quelques affaires qui traînent au sol, et part à la cuisine remplir le ramequin d'eau faisant office de gamelle provisoire à Lullaby.

Dire que lui aussi a laissé tomber ses défenses face au regard envoûtant du jeune homme, lui racontant ce qu'il enfouit dans son cœur depuis toujours, acceptant ses gestes de réconfort. À présent c'est trop tard pour reculer, trop tard pour le laisser partir avec le petit bout de son cœur qu'il a déjà emporté. Même s'il n'a jamais rien en retour et que cela signifie lui mentir à jamais sur ses sentiments, il est prêt à payer le prix qu'il faut pour le garder près de lui.

Attiré par le bruit du ramequin, le chaton arrive en trottinant quémander une caresse, que Gabriel lui offre avec plaisir.

— Je vais bien prendre soin de toi, ne t'en fais pas.

Suivi par Lullaby, il retourne à l'étage avec un verre d'eau qu'il dépose devant la porte de sa chambre avant d'aller se réfugier dans la salle de bain commune de l'étage. L'eau brûlante le détend agréablement, chassant petit à petit ces pensées qui tournent un peu trop vite dans sa tête et manquent de lui donner la migraine. Cependant, elle ne suffit pas à faire taire les émotions qui ressurgissent comme à chaque fois qu'il est seul.

Derrière ses yeux clos, persiste l'image de sa main accrochée à la sienne, celle de son corps qui entre doucement dans l'eau, celle de ses yeux qui regardent sa folie sans fléchir. Il entend le son de sa voix qui tente de le sortir du brouillard de l'alcool, qui le remercie pour des choses insignifiantes, qui rit avec lui. Il se souvient de son odeur, la senteur enivrante de sa peau, de ses cheveux, cette même odeur qu'il presse contre son visage chaque soir à travers le tee-shirt qu'il lui a laissé.

Encore une fois il ne peut se retenir, ces flashs-souvenirs se mélangent à son imagination et dans sa tête ce n'est pas un vêtement mais lui qu'il tient dans ses bras, son souffle chaud qui coule dans son cou, et un gémissement lui échappe alors que dans un spasme, il se libère enfin entre ses doigts.

Il voudrait que l'eau puisse le laver de sa souillure, le faire devenir quelqu'un de normal au lieu du pervers au comportement malsain qu'il est. Il ne peut même plus se contrôler, se laissant entraîner encore et toujours par son obsession déraisonnée.

La vapeur qui envahit maintenant la pièce commence à l'étouffer et le pousse à sortir de son cocon humide. Les murs et miroirs sont couverts de buée, cachant par la même occasion son visage honteux. Il attrape un peignoir et s'y emmitoufle, frissonnant en retrouvant la fraîcheur du couloir. Après avoir détaché ses cheveux pour couvrir sa nuque parcourue de chair de poule, il pousse doucement la porte de sa chambre où Sacha dort paisiblement. Il dépose sans bruit le verre d'eau sur la table de chevet puis le regarde un moment, incertain de la conduite à tenir. Finalement, il s'allonge sur le ventre de l'autre côté du lit, juste assez près pour suivre la courbe de son visage du bout des doigts, frôlant sa peau sans pour autant la toucher. Il n'y a pas beaucoup de lumière mais la lueur des lampadaires qui perce à travers les stores lui suffit à discerner ses traits. Il devine le bas de son visage légèrement rugueux, regarde sa pomme d'Adam se soulever régulièrement. Inconsciemment, ses doigts effleurent sa lèvre coupée mais il les retire vite pour ne pas le réveiller, les portant tout de même à sa bouche pour partager un baiser indirect et involontaire.

Il voudrait le regarder toute la nuit et imprimer à jamais cette paisible expression dans son esprit, mais une soudaine vague de fatigue l'emporte, le faisant à son tour sombrer dans le sommeil.

 

Lorsqu'il ouvre les yeux, le vide s'étend devant lui. Il lui faut plusieurs minutes pour réaliser qu'il est seul et que ça ne devrait pas être le cas. Si Sacha est levé, ça veut dire qu'il l'a vu dormir près de lui… Une bouffée d'embarras lui rougit le visage et il s'enterre dans l'oreiller pour étouffer sa gêne.

De toute façon, qu'il l'ait vu ou non, ça n'a pas d'importance… il n'est plus là. Gabriel soupire intérieurement en se demandant comment ils vont se faire face le lendemain, alors qu'il se sent profondément pitoyable de l'avoir rendu malade, et accessoirement de lui avoir fait mal par inadvertance. Sans compter ses ridicules confessions… ça ne serait pas étonnant que Sacha fasse comme si rien ne s'était passé, comme s'ils n'avaient pas créé de lien. Ou encore mieux, comme s'il n'existait pas.

Son estomac le ramène à la réalité, lui rappelant le dîner manqué de la veille d'un long gargouillement, et il se résout à sortie de sa catatonie. Une fois son peignoir échangé contre un jean propre et un débardeur, il traîne des pieds jusqu'au couloir où l'assaille soudain une odeur inhabituelle : celle de quelque chose qui cuit en provenance de la cuisine. Intrigué, il se laisse guider en bas et pénètre dans la pièce, du moins essaye alors qu'il percute un corps étranger à son entrée.

— Pardon ! Je ne t'avais pas entendu arriver, s'excuse Sacha.

Il sent son cœur faire un bond alors que ses nuisibles interrogations s'envolent pour faire place à une vague de soulagement.

— Je croyais que tu serais rentré, avoue-t-il.

— Je suis désolé de m'être imposé cette nuit…

— Non, c'est ma faute, j'aurais dû te réveiller…

Ils se regardent un instant, tous deux gênés, et c'est finalement Sacha qui brise la tension d'un sourire avant de retourner aux fourneaux. Gabriel s'approche pour voir ce qui provoque l'alléchante odeur qui l'a guidé ici et découvre avec surprise une petite pile de quelque chose ressemblant à des crêpes.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Des blinis, pour te remercier, répond le jeune homme en lui tendant le premier de la pile.

Gabriel s'en saisit pour en manger un morceau et ne peut retenir un murmure d'appréciation face à la texture moelleuse et fondante.

— Où est-ce que tu as appris à faire ça ?

— Chez moi, c'est quelque chose de traditionnel… je ne suis pas très doué mais j'en fais souvent, alors ça s'améliore. Tu aimes ?

— C'est délicieux, répond-il en retournant malgré lui son adorable sourire. Hum… спасибо. (1)

— Пожалуйста (2), répond machinalement Sacha avant de hausser les sourcils de surprise. Tu parles russe?

— Ah, euh… non, juste quelques mots, comme ça…

— L'autre jour, tu as dit « c удовольствием » aussi. (3)

— Ma nourrice était russe… j'ai retenu quelques mots, explique Gabriel en sentant le rouge lui monter aux joues.

— Je vais arrêter de te parler français alors !

— Ah non, surtout pas !

Lullaby arrive à point en miaulant, réclamant sa part de petit déjeuner, et il s'empresse de lui servir un bol de lait à défaut de mieux. Tandis que Sacha termine sa préparation, il s'active à mettre la table et préparer du thé afin que tout soit prêt au même moment.

— Bon appétit, lance-t-il en tendant une tasse à Sacha.

Leurs doigts s'effleurent et il ne l'entend pas lui répondre, trop absorbé par la sensation que son contact a laissée sur sa main. Ils se partagent les blinis avec du miel et de la confiture dénichés dans ses placards, plaisantant sur des détails insignifiants de la vie courante, un simple échange qui rallume une petite flamme dont la chaleur se propage agréablement dans son cœur.

La matinée leur file doucement entre les doigts tandis qu'un ciel menaçant se profile au-dessus de leurs têtes, dissuadant toute tentative d'excursion. Pendant que son ami part prendre sa douche, Gabriel se pose dans le canapé pour tenter de maîtriser son envie de mettre un pied à l'étage et l'espionner. La torture est brève puisque Sacha en sort bien vite, portant ses vêtements de la veille. Ses cheveux encore mouillés tombent négligemment devant ses yeux, lui donnant un petit air rebelle qui hypnotise Gabriel.

— Je crois que je vais rentrer chez moi.

— Déjà ? dit-il en se maudissant intérieurement d'avoir laissé échapper ça sur un ton aussi suppliant.

— Ça fait un jour entier que je suis là, je ne veux pas m'imposer…

— Comme tu veux.

Il se lève pour l'accompagner jusqu'à la porte, cachant de son mieux sa déception.

— Reviens quand tu veux, je suis là la plupart du temps... Lullaby sera content de te voir.

— Ok, merci pour tout.

— Pareil. À plus...

Sacha lui envoie un petit signe de la main avant de traverser l'allée, disparaissant rapidement de sa vue. Il referme alors la porte et se laisse glisser contre le battant, s'étalant sur le sol comme une marionnette à qui on aurait ôté les fils. Trop de joie, trop de frustration, trop de prise de tête, il sait que ça va être encore plus dur maintenant et pourtant il ne regrette pas un seul instant passé en sa compagnie. Il ne lui reste qu'à espérer que la prochaine fois où il sentira son cœur battre aussi fort arrivera vite.

 

Il cherche à s'occuper mais son esprit refuse de rester concentré, pas moyen de travailler ses cours ou autre, alors il s'assied dans son petit coin aménagé, un bloc noir à spirales posé sur ses jambes, et commence à griffonner. Cela fait longtemps qu'il n'a pas pris de temps pour dessiner mais comme par réflexe, ses doigts se mettent en mouvement d'eux-mêmes, retrouvant leur habileté sans effort. Il ne réfléchit pas mais n'a pas besoin de réfléchir, ce qui apparaît sur la feuille est la seule chose qu'il pourrait avoir envie de dessiner : son visage, ses mains qui l'encadrent comme ce matin à table, ses yeux légèrement plissés et son petit sourire curieux. C'est étonnant que sa mémoire visuelle soit si attachée aux détails, au point qu'en quelques heures de travail il est presque parfait. Un sentiment d'exaspération prend soudain le pas sur la fierté, lui commandant de s'arrêter : encore une fois, il est en train de jouer le jeu de son obsession, et ça ne va sûrement pas l'arranger...

Il referme son bloc après avoir rapidement apposé ses initiales au sketch et se prépare à sortir. Peu importe le froid, il se dirige sans but pour occuper son esprit et trouver un peu de distraction. Cependant, en cette période de Noël, les rues bondées de familles enjouées en quête de décorations de fête n'occasionnent qu'une vague envie de vomir. Noël sera encore une catastrophe cette année, comme tous les ans quasiment, il s'y prépare déjà sans pour autant savoir comment lutter contre cette fatalité. Depuis l'année dernière, il a cessé de faire des cadeaux à ses parents, qui n'en avaient royalement rien à faire. Le seul effort auquel il concède est celui de trouver quelque chose à Christophe, sa façon de le remercier de l'avoir supporté un an de plus. Heureusement pour lui, son ami n'est pas trop dur à satisfaire et une partition ou un cd suffisent généralement à le faire sauter de joie.

Mais cette année, il y a un nouvel élément au puzzle : une certaine petite boule de poils qui va partager son quotidien, et à qui un collier serait sûrement utile pour ne pas se faire embarquer par inadvertance par la fourrière. Et bien que la question le laisse partagé, offrir quelque chose à Sacha lui a plus que traversé l'esprit ; que va penser son ami si jamais il lui apporte quelque chose, alors que lui n'aurait probablement rien en échange ? Le but n'est pas non plus qu'il se sente mal à l'aise, ou qu'il croit que Gabriel tente d'acheter son amitié…

Pourtant, ce simple geste lui paraît important, une occasion de lui montrer qu'il tient à lui. Peut-être qu'en se tenant à quelque chose d'utile, le geste serait moins déplacé…

— Gabriel !

Il sursaute et lève les yeux sur une grande brune à la poitrine voluptueuse, un immense sourire aux lèvres, dont le visage lui rappelle quelque chose sur laquelle il n'arrive pas à mettre le doigt.

— Ça va ? demande la jeune fille en se penchant pour lui faire la bise.

— Oui, et toi ? répond-il en tentant de retrouver son nom sans paraître suspect.

— Je fais mes courses de Noël… c'est de la folie tout ce monde ! Je sais que j'aurais dû y aller avant mais avec les cours et tout, je me suis encore laissée déborder.

Passionnant tout ça…

— Dis-moi, je cherche quelque chose pour Chris, t'aurais pas une idée ? continue-t-elle.

Ah mais oui, Chris ! Voilà où il l'a vue, au bras de son ami… il sourit innocemment, réfléchissant à quelle bêtise il va lui sortir.

— Tu sais, il n'est pas difficile, n'importe quoi lui ferait plaisir…

— Oui mais tu sais, ça fera tout juste deux mois qu'on est ensemble, alors je voudrais marquer le coup.

C'est sûr, deux mois, quel exploit.

— Achète-lui des chaussures, c'est original, répond-il sournoisement en songeant à tout ce qui pourrait exaspérer son ami.

— Tu crois ? s'étonne la jeune fille en faisant la moue. Je pensais plutôt à un bijou...

— Une gourmette alors ? enchaîne-t-il en alignant un parfait sourire pour masquer sa jubilation à l'idée que Chris ait ce genre de choses en horreur.

— C'est vrai, tu penses que ça lui plaira ?

— C'est une valeur sûre.

— Ok, bon je te laisse alors, il ne faut pas que je traîne avant que ça ferme… merci en tout cas.

— Je t'en prie, c'est un plaisir, pouffe Gabriel en s'éloignant.

Il sait d'avance que Chris va lui faire payer ce conseil ; à tous les coups, son nom va arriver à un moment ou à un autre dans la raison du cadeau, mais l'occasion est trop belle pour la laisser passer. Et puis il fera un effort sur son cadeau pour compenser.

Il poursuit son errance pendant de longues heures, jusqu'à ce que ses pieds douloureux lui commandent de rentrer. Il a tout de même réussi à mettre la main sur ce qu'il cherchait : pour son chat, un petit collier de cuir noir ainsi qu'un stock de nourriture adapté. Quant à Chris, en plus d'un album en édition limitée, il a déniché une nouvelle table pour remplacer la vieille toute griffée de sa guitare électrique. De quoi lui faire oublier son joli bracelet, en somme.

Se faire à dîner le rend nostalgique de la veille, de ces douces heures passées auprès d'un autre être humain, à plaisanter avec lui, et même à s'endormir près de lui. Quand pourra-t-il avoir ce genre de vie ? Quand pourra-t-il enfin se reposer sur quelqu'un d'autre que lui-même et cesser de se torturer au moindre prétexte ? Si seulement il pouvait être déjà adulte et partir de cette maison vide, il pourrait peut-être se construire quelque chose ailleurs, quelque chose de mieux et de plus vivant...

--

Les quelques jours de répit avant l'arrivée de ses parents se sont écoulés et c'est une matinée de ménage qui l'attend, affairé à ranger tout ce à quoi la femme de ménage ne touche pas pour rendre l'endroit aussi impersonnel que possible.

Ayant tout juste enfilé des vêtements propres, un miaulement se fait entendre du fond de la penderie et il trouve Lullaby, vautré au milieu de ses pulls et attendant bêtement qu'on vienne s'occuper de lui.

— Dis donc, toi, soupire Gabriel en le prenant dans ses bras, c'est là que tu dors ?

Un ronronnement enthousiaste lui répond et il caresse distraitement la petite tête, heureux de sa présence malgré tout.

— J'ai quelque chose pour toi, dit-il en le déposant sur le lit.

Il sort le collier de son emballage et lui ajuste autour du cou, murmurant un « joyeux Noël » en avance. Le chaton se met alors à sauter dans tous les sens, roulant sur lui-même pour tenter d'attraper l'ennemi qui s'est emparé de son cou, mais après de nombreuses galipettes infructueuses finit par se résigner à son sort et file trottiner en direction du salon. Gabriel reste un moment dans sa chambre, se tenant les côtes après le fou rire que la scène lui a occasionné, puis part à sa suite pour mettre en route le dîner.

Il est à peine dix-huit heures lorsqu'il entend le verrou de la porte s'actionner et c'est sans grande motivation qu'il se dirige vers l'entrée pour accueillir ses parents. Malgré les semaines passées ils n'ont pas changé, sa mère est toujours cette grande brune extravagante, maquillée jusqu'au bout des ongles, comme si ces tristes artifices pouvaient lui donner de l'importance. À côté, son père a l'air minuscule bien qu'il la dépasse de plusieurs centimètres ; sa figure morne, telle la caricature du diplomate ennuyeux, ajoutée à son costume gris et ses petites lunettes, achève de le fondre dans la masse de ceux que personne ne voit jamais.

— Mon chéri ! s'exclame sa mère en le prenant dans ses bras.

— Bienvenue à la maison.

— Gaby, tu es toujours aussi beau… tes cheveux sont presque aussi longs que les miens, non ?

Il répond d'un sourire forcé, le meilleur qu'il a en stock pour ne pas qu'elle sente la fausseté de ses sentiments. Pour elle, il n'est qu'une œuvre d'art personnelle, dont elle est fière tant que son apparence reste parfaite. Peu importe ce qu'il peut ressentir. La seule chose qu'il échange avec son père est un hochement de tête consensuel, comme d'habitude.

— Tu as fait la cuisine ? demande sa mère en sentant l'odeur du dîner leur parvenir.

Après un bref échange sur le menu prévu, elle s'installe sur le canapé puis tapote le coussin voisin pour lui faire signe de la rejoindre.

— Raconte-moi tout, comment ça se passe depuis la rentrée ?

— Bien, il n'y a rien de spécial.

— Les cours ne sont pas trop difficiles ?

— Pas plus que d'habitude...

— C'est parce que tu as toujours été très doué, mon chéri.

Il se retient de casser ses illusions et garde son sourire forcé, sa meilleure défense.

— Et la natation, tu as repris les compétitions ?

— La prochaine est fin janvier.

— Je regarderai dans mon agenda pour voir si je peux être là, dit-elle pensivement.

Pour ce que ça change, il ne vaut mieux pas qu'elle se donne cette peine. Prendre rendez-vous avec sa mère, ça n'a jamais été une de ses priorités. La fausse sympathie commence à être difficile à entretenir mais il s'y accroche, jetant un œil à son père qui n'a pas prononcé un mot depuis son arrivée, assis dans un fauteuil à pianoter sur son téléphone cellulaire. Avec lui c'est facile : moins il y a de paroles, moins il y a d'ennuis.

— Et ta petite copine, tu nous la présentes quand ? ajoute soudain sa mère en lui faisant un clin d'œil complice.

— De quoi tu parles ?

— Voyons, mon magnifique garçon doit sûrement avoir tout un tas de jolies filles à ses pieds.

— Pas spécialement, non, répond-il sèchement.

Il n'ose pas imaginer sa réaction si elle savait ce qui l'intéresse vraiment, mais un peu de bon sens lui fait tenir sa langue, peu enclin à essuyer une dispute au début de leur période de cohabitation.

— Je sais ce que c'est, tu me ressembles après tout... Quand j'étais au lycée, tu n'imagines pas le nombre de…

Il l'écoute déblatérer sur sa vie, s'accrochant les trente premières secondes avant de comprendre que rien de tout ça n'a d'intérêt et qu'il est encore préférable de hocher la tête en silence plutôt que d'espérer pouvoir placer le moindre mot.

Une fois le fil du monologue complètement perdu, ses pensées se mettent à divaguer de nouveau, l'entraînant sur les mêmes questions qu'il se pose depuis toujours : est-ce que c'est ainsi pour tout le monde ? Et l'esprit de Noël alors, les familles heureuses qui rient autour d'un sapin, est-ce que ce n'est qu'un conte pour enfants ? Bien sûr, il n'a pas à se plaindre, il a tout ce qu'il lui faut, un peu d'amour en moins mais ce n'est qu'un détail… Il essaye de se souvenir du passé, peut-être meilleur que ce qu'il lui semble être une corvée aujourd'hui, mais d'aussi loin qu'il se souvienne Noël n'a jamais été qu'une formalité. Le jour du meeting à trois pour discuter du planning de l'année à venir ; un meeting entre étrangers, un échange vide de sens.

Si l'absence de ses parents peut parfois lui peser, il a pourtant tendance à trop vite oublier le supplice de leur présence.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? crie soudain sa mère en le sortant de sa réflexion.

Lullaby a choisi son moment pour passer entre eux, se frottant joyeusement aux jambes qu'il croise avant de sauter sur les genoux de Gabriel.

— C'est un chat ! Je l'ai recueilli et il vit ici, s'énerve-t-il devant la réaction maternelle excessive.

— Pourquoi ne laisses-tu pas ce sac à puces dehors !

— Il n'a pas de puces et c'est autant sa maison que la vôtre ! Il y passe plus de temps que vous en tout cas...

Il repose l'animal au sol, le poussant gentiment pour lui faire signe de filer ailleurs.

— Qu'est-ce que c'est que ces insinuations ? N'oublie pas qui paye cette maison !

— Pour ce que ça vaut, tu n'y mets pas les pieds de toute façon.

— Je travaille dur pour que tu aies tout ce que tu veux, je te signale ! Tu pourrais te montrer un peu plus respectueux ! s'énerve sa mère en se levant du canapé, laissant finalement la colère déformer les traits de son visage si parfait.

— Tu n'as aucune idée de ce que je veux.... je n'ai pas besoin de ton argent !

— Gabriel, ne réponds pas à ta mère ! gronde soudain son père en se levant à son tour.

Le voir effectuer un mouvement laisse Gabriel estomaqué. Il ravale sa rage et file à la cuisine pour reprendre son calme, bien décidé à ne pas envenimer les choses pour une fois.

La voix de sa mère lui parvient étouffée de la pièce adjacente, rassurant son père sur les difficultés de la crise d'adolescence. Quelle connerie, ça n'a rien à voir avec sa crise d'adolescence, c'est juste la rancœur accumulée au fil des années qu'il n'arrive plus à contenir.

Il laisse pourtant les choses se tasser et revient au salon en faisant profil bas, une vague remarque de sa mère suffisant à faire oublier l'incident. Alors que dix-neuf heures approchent, ils se décident à passer à table, mais sa mère insiste soudain pour lui donner son cadeau avant tout.

— C'est un petit souvenir d'Amsterdam ! dit-elle en lui tendant un sac de shopping griffé d'une marque étrangère.

Il l'ouvre sans impatience et y trouve un morceau de tissu, qui une fois déplié s'avère être une chemise.

— Qu'est-ce que... murmure-t-il alors que quelque chose le chiffonne.

— Ça te plaît ? Il paraît que rouge, c'est la couleur de cet hiver.

Rouge, bien sûr. La seule couleur qu'il ne porte jamais, la seule qui le dérange. La seule qu'il ne voie pas.

— Tu te fous vraiment de moi, hein !

Il abandonne l'objet dans son sac avant d'envoyer valser celui-ci dans le salon, puis recule lentement vers le couloir.

— Qu'est-ce qui te prend ? s'étonne-t-elle en reculant devant son air menaçant.

— Va te faire voir, gronde Gabriel en enfilant ses chaussures et sa veste, bien décidé à ne pas rester une minute de plus dans cette maison.

— Où crois-tu aller ? gronde sa mère à son tour.

— Je préfère m'en aller plutôt que de passer la soirée à m'engueuler avec vous, crache-t-il en lui faisant face. Tu ne me connais pas, tu n'as jamais voulu me connaître et moi non plus, j'en ai rien à foutre de vous. J'ai mieux à faire que de décorer la pièce.

Un froid glacial l'accueille lorsqu'il ouvre la porte mais il l'ignore, attrapant son écharpe comme ultime recours avant de traverser l'allée à grands pas.

— Reviens ici tout de suite ! crie son père dans son dos.

Au lieu de ça, il passe le portail d'un bond et accélère le pas, petit à petit, jusqu'à courir à toute vitesse loin de ce lieu maudit. Il met sur le compte du froid les larmes qui viennent embuer sa vision mais ne ralentit pas sa course, traversant les rues désertes jusqu'à n'en plus pouvoir et que respirer soit si douloureux que ses muscles refusent désormais de répondre. Un arrêt de bus l'abrite le temps de reprendre son souffle et il se laisse aller à pleurer un moment, de fatigue, de dégoût d'avoir pu espérer quoi que ce soit, d'y avoir cru une seule seconde.

Il se remet en marche au bout de quelque temps, suivant les rues éclairées jusqu'aux abords de la ville. Le vent gelé a fait prendre à son visage et ses mains une teinte bleutée, ce qui ne l'empêche pas de continuer, serrant inutilement son écharpe autour de son cou. Il n'a nulle part où aller, suivant son stupide instinct de fuite sans penser aux conséquences, mais réfléchir ne fait pas partie de ses priorités ce soir ; il veut juste disparaître un moment et cesser de penser.

— Sacha, où es-tu ? murmure-t-il pour lui-même.

Il n'a pas la moindre idée d'où il habite, aucun moyen de le contacter, et toute l'énergie que sa colère a produite a maintenant fondu, ne laissant derrière elle qu'un sentiment d'abattement rythmé par le bruit courroucé de son estomac vide. Il n'y a même plus de lumière à présent, tandis qu'il s'éloigne de la ville dans une direction qui lui est inconnue.

Mué par une dernière once de raison, il se met soudain à fouiller la poche de son jean de ses doigts glacés pour en sortir son téléphone portable et parvient à composer un numéro.

« Allô ?

— Chris ? chuchote-t-il d'une voix rauque.

— Joyeux Noël, Gaby !

— Chris... je...

— Hey, ça ne va pas ? demande son ami d'une voix inquiète.

— Tu peux venir me chercher, s'il te plaît ?

— Qu'est-ce qui se passe ?

— S'il te plaît...

— Ok, c'est bon. Tu es chez toi ?

— Non, je suis... pas loin de la gare, je crois. Tu sais, il y a cette route avec un vieil hôtel...

— Hein ? Mais qu'est-ce que tu fous là-bas ?

— ...

— Ok, ne bouge pas, j'arrive. »

Le son de cette voix familière lui procure de doux fourmillements. Il est temps de mettre fin à sa peine, et bien qu'il se sente coupable de se reposer une fois de plus sur son ami il n'a plus assez de courage pour continuer ce soir. Il se fera pardonner plus tard.

Comme promis, il s'arrête, s'asseyant au ralenti sur le trottoir givré. Entre ses doigts, l'écran du téléphone clignote pour lui signaler des appels en absence mais il s'en moque. Déjà vingt et une heures... le froid et la fatigue combinés commencent à le rendre somnolent. Il pose son front sur ses genoux, juste un instant, mais ce sont de longues minutes qui passent avant que la lumière crue des phares ne vienne le tirer de sa torpeur. Il voit alors Christophe sortir du véhicule et se précipiter sur lui pour l'aider à se relever.

— Gaby, tu vas bien ?

Il hoche lentement la tête, cherchant à distinguer le visage de son ami à travers l'aveuglante lueur des phares sans y parvenir.

— Tu es gelé…

Des mains chaudes se posent sur ses joues, insufflant un peu de chaleur à son visage, et il baisse la tête sans un mot. Christophe se contente d'un soupir et l'entraîne gentiment par la taille, l'installant côté passager avant de reprendre le volant. Gabriel pose son front contre la fenêtre froide, regardant en silence le paysage baigné d'obscurité se découper à travers la vitre embuée. Heureusement, son ami a décidé d'éviter les questions, lui jetant simplement des coups d'œil curieux pour s'assurer de son état.

— Rentre au chaud, lui dit-il une fois arrivés devant chez lui.

Il le suit dans l'allée, soulagé de reconnaître la petite maison familière. Dès le premier pas à l'intérieur, une douce chaleur l'enveloppe, celle d'un endroit vivant, le soir de Noël, et les rires qui lui parviennent du salon lui rappellent que la seule chose qui l'accueille en rentrant le soir est un silence pesant.

Christophe s'assied sur une marche de l'escalier en bois pour ôter ses chaussures, puis son manteau qu'il dépose sur la rambarde. Gabriel est resté figé dans l'entrée et ne réagit pas lorsque son ami s'avance pour lui enlever sa veste et son écharpe, s'occupant de lui comme on s'occupe d'un enfant.

Pourquoi ? Pourquoi faire tout ça, pour lui, ce trouble-fête qui vient de lui gâcher son réveillon, qui se comporte comme un gosse en sa présence ? Pourquoi est-ce que sa seule alternative à être seul est celle d'être un poids pour les autres ? Il sent des larmes perler au coin de ses yeux et avant même qu'il n'ait le temps de réagir, Chris vient le prendre dans ses bras pour le serrer contre lui.

— Chut, ça va aller, murmure le jeune homme en posant sa joue contre ses cheveux.

Gabriel éclate en sanglots contre son torse, fatigué de se retenir, fatigué d'endurer tout ce qu'il s'inflige, et la chaleur de l'étreinte lui rappelle à quel point ça peut être agréable de se laisser aller de temps en temps. Être ici, dans cet endroit où rien ne peut l'atteindre, où il peut enfin arrêter ses simagrées, c'est presque le paradis.

— Hey, remets-toi, chuchote Chris en essuyant ses joues. Est-ce que tu vas me dire ce qui s'est passé pour te mettre dans un état pareil ?

Il doit lever la tête pour le regarder dans les yeux et un bref instant, il se demande à quel moment son ami a eu le temps de grandir d'une tête de plus que lui. Dire qu'il était déjà maigre, sa taille impressionnante ne fait à présent que renforcer cette impression squelettique.

Gabriel se mord la lèvre un instant mais les mots semblent vouloir sortir d'eux-mêmes de sa bouche et il se résigne à tout lui raconter, du premier pas de ses parents à la maison au premier des siens dehors. C'est avec un air attristé que Christophe lui caresse gentiment les cheveux, ne sachant que trop bien dans quel état de fragilité il se trouve ces derniers temps.

— Allez, oublie ça, c'est fini maintenant. Tu viens dîner avec nous ?

— Je suis désolé d'avoir gâché ta soirée, s'excuse-t-il pitoyablement en baissant les yeux, conscient de l'égoïsme dont il a fait preuve en le faisant déplacer ce soir.

— Ne t'en fais pas pour ça ! Va te passer un coup d'eau sur le visage et viens dans le salon, je t'attends. Go !

Il n'a pas le temps de protester que Chris le pousse à la salle de bain ; l'eau froide atténue à peine le rouge de ses yeux et il prend quelques minutes pour se maîtriser, retrouvant au mieux son calme avant d'entrer timidement dans le salon.

— Gabriel ! s'exclame la mère de Christophe en venant le prendre dans ses bras. Ça fait longtemps qu'on ne t'a pas vu, dis-moi !

— Je m'excuse de vous déranger...

— Ne dis pas de bêtises, voyons. Viens t'asseoir, je vais te servir un morceau. Tu as mangé ?

— Non.

Il se place à côté de Christophe, qui lui tapote affectueusement le dos, et fait de son mieux pour ne pas paraître trop tendu.

Le contraste entre ce monde et le sien est si frappant qu'il a du mal à se concentrer sur la nourriture, trop absorbé par ce qui se passe autour de lui pour profiter des aliments. Tout semble si parfait, une famille unie enrobée d'une atmosphère bienveillante, le tout accompagné des cris excités des petits cousins courant dans le salon et du rire des adultes qui parlent de tout et de rien, comme n'importe quelle famille. Une sorte de tableau idyllique où il ne peut s'empêcher de se sentir de trop.

— J'ai dit à tes parents que tu resterais dormir ce soir, lâche discrètement la mère de Chris en passant derrière lui.

— Merci beaucoup, répond Gabriel avec un réel sourire de gratitude.

Christophe sourit à son tour de voir le soulagement se peindre sur son visage ; de toute façon, il est hors de question qu'il remette les pieds chez lui ce soir, dormir dehors lui semblait encore une issue préférable.

— Allez les garçons, il faut finir, insiste la mère de Chris en leur tendant les dernières parts de dessert.

— Je ne peux plus rien avaler, s'excuse Gabriel en sentant son cœur se soulever à la vue de la crème de praliné recouvrant généreusement le plat.

Chris en profite à sa place, engloutissant avec enthousiasme la mixture fondante jusqu'à ce que sa sœur lui donne une claque sèche sur la main.

— T'as pas fini de te goinfrer, oui ? grogne celle-ci en tentant de lui ôter l'assiette.

— T'es jalouse que je puisse manger autant et pas toi, hein ?

— Moi, jalouse ? Tourne la tête et regarde à quoi tu pourrais ressembler, asperge !

Chris se tourne vers Gabriel et lui fait une grimace avant d'abandonner la lutte pour le dessert.

— Désolé d'avoir trop de boulot pour faire du sport, grogne-t-il en croisant les bras.

— Daphné, laisse ton frère tranquille, intervient leur mère en rendant l'assiette à ce dernier. S'il devient moins gringalet, il se musclera plus facilement.

— Merci maman, ça fait trop plaisir, grogne-t-il en finissant tout de même sa part.

Gabriel se retient de rire et part aider à débarrasser. Le temps que tout le monde s'installe sur les canapés, il est déjà plus de minuit et l'heure de passer aux cadeaux.

— J'ai quelque chose pour toi, lui dit Chris en récupérant un paquet à l'écart.

— Je suis désolé, le tien est à la maison, s'excuse Gabriel en baissant la tête.

— T'inquiète, ce n'est pas urgent. Ouvre !

Gabriel rougit devant le long paquet joliment emballé et le défait précautionneusement, découvrant un bloc à dessin accompagné d'un fusain. Il lève des yeux surpris vers Christophe qui se frotte la tête, un peu gêné.

— J'ai vu que tu avais presque fini celui d'avant…

— Tu n'aurais pas dû…

— C'est parce que j'aime bien tes dessins.

Gabriel lui passe les bras autour du cou et le serre contre lui en murmurant un « merci » à son oreille.

— Si tu savais la tête qu'ont faite ces vieilles biques du magasin de dessin...

— Je n'en doute pas, pouffe Gabriel en imaginant son ami entrer dans la petite boutique chic du centre-ville, portant son habituel pantalon treillis et de vieilles bottes boueuses.

Alors qu'une partie des invités s'éclipse en vue de quelques heures de sommeil, Gabriel s'aperçoit finalement qu'il tombe de fatigue lui aussi. Chris est d'ailleurs en train de somnoler sur un fauteuil et il le tire avec insistance par la manche pour le traîner à l'étage, destination sa chambre. Celle-ci n'a pas changé d'un pouce depuis qu'ils se connaissent, jonchée de vêtements et d'objets en tout genre qui traînent de façon artistique sur la vieille moquette élimée. Gabriel pousse du pied ce qui encombre le matelas, posé directement au sol.

— Ne dors pas à poil, grogne Chris en s'y étendant.

— Comme si je dormais à poil chez tes parents, franchement.

— On ne sait jamais avec toi…

Juste pour le plaisir, Gabriel commence à descendre son boxer et y gagne un coup d'oreiller de la part de son ami qui se tourne alors dos à lui.

— Pervers.

Il glousse de satisfaction de l'avoir ennuyé et remonte le drap sur eux une fois couché, les yeux rivés au plafond.

Tandis que Chris s'endort, les yeux de Gabriel restent résolument ouverts, fixés sur la surface immaculée qui s'étend au-dessus lui. Son cœur lui fait mal, comme à chaque fois où le sommeil le déserte pour lui faire ressasser ses vaines pensées, et cette douleur lancinante contribue tel un cercle vicieux à le maintenir éveillé.

Comment en est-on arrivé là ? Du regret de leur absence, c'est à présent une haine sans fond qu'il voue à ses parents. Et ce n'est pas seulement pour leurs quelques actions de travers : non, depuis peu le moindre geste semble être une façon déguisée de le chasser de leur espace, de lui faire sentir qu'il n'est qu'un étranger. De lui rappeler que depuis le début, ils n'ont jamais voulu de lui.

Alors, pourquoi avoir fait ça, pourquoi avoir mis au monde un être dont ils ne comptent pas s'occuper, pourquoi l'avoir laissé vivre si c'est pour l'ignorer ? Quel intérêt de le laisser se débattre dans un monde où il n'a rien à quoi s'accrocher ? S'il avait pu ne jamais exister…

Sa seule réponse reste le lourd battement de son cœur, lui rappelant ce qui le maintient en vie. Sans bruit, sa main se glisse hors des draps, atteignant la poche de son jean pour y attraper son pendentif. La lame capte un rayon de lumière, éclairant un instant les larmes silencieuses qui perlent au coin de ses paupières. Puis elle s'enfonce lentement dans sa chair. Le bruit de son cœur ralentit, faisant place à celui de son souffle court tandis qu'il accentue la pression, petit à petit, jusqu'à ce qu'une main lui empoigne brutalement le poignet.

Il tourne la tête et croise le regard courroucé de Chris, qui écarte son bras sans ménagement en se redressant.

— Donne-moi ça, chuchote-t-il sur un ton qui ne prête pas à négociation.

Gabriel dépose malgré lui la lame dans sa main tendue et le voit la jeter dans un coin sans un regard.

— Bon sang, Gaby...

Christophe attrape un mouchoir et le plaque sur sa chair à vif, ignorant son sifflement de douleur face à ce geste brutal. Les larmes n'ont pas cessé de rouler sur ses joues, le poussant à cacher son visage de sa main libre pour ne pas paraître plus pitoyable qu'il ne l'est déjà. Mais au lieu des réprimandes attendues, Chris écarte son bras pour l'enlacer, serrant son torse chaud contre le sien de toutes ses forces.

— Pourquoi tu te fais du mal, idiot ?

— Je ne sais pas... pardonne-moi.... sanglote doucement Gabriel dans son cou.

— Alors arrête ! Rien ne vaut que tu fasses ça.

Il ne sait pas quoi répondre à ça. Heureusement, Chris n'insiste pas et le serre simplement jusqu'à ce qu'il se calme et se détende enfin contre lui.

— Allonge-toi, lui dit le jeune homme avant de sortir discrètement.

Il revient quelques instants plus tard avec une compresse, qu'il fixe soigneusement au poignet du blessé, avant d'abandonner le reste du matériel médical dans un coin et de le rejoindre sous les draps. Gabriel se tourne vers le mur mais ne dit rien lorsque son ami passe un bras en travers de son torse pour le ramener contre lui, se laissant envahir par une chaleur rassurante tandis que le sommeil vient enfin le cueillir.

--

— Attends, je vais te ramener ! lance Christophe de l'autre bout de la maison.

Gabriel enfile sa veste en secouant la tête, amusé de voir que son ami n'a pas changé : toujours en retard.

— C'est bon, laisse-moi en ville, je vais me débrouiller.

— T'es sûr ? réplique le jeune homme en faisant son apparition dans le salon, étonnement bien habillé.

— Mais oui, tu vas être en retard à ton rendez-vous en plus.

— De toute façon, je suis déjà en retard !

— Justement, n'aggrave pas la situation et dépêche-toi.

Quelques minutes plus tard, ils montent en voiture et la conduite outrageuse de Chris a au moins le mérite de l'amuser.

— Je peux faire un détour, tu sais, annonce celui-ci alors qu'ils arrivent au centre-ville.

— Ça suffit, je te dis que c'est bon. Va rejoindre ta chérie ! répond-il en dissimulant un rictus à la pensée de sa future surprise.

— Gaby, tu me promets que tu rentres chez toi, hein ? s'inquiète-t-il soudain.

— Oui, promis.

— Et tu m'appelles si ça ne va pas.

— Mais oui. Allez, dégage maintenant, mère poule ! envoie gentiment Gabriel avant de claquer la portière.

Christophe lui tire la langue avant de disparaître dans un bruit de moteur. Après quelques minutes de lutte intérieure entre sa conscience et sa volonté, il finit par se mettre en route vers chez lui, résigné. Repousser ce moment n'amènera rien de bon.

Alors qu'il passe le portail en évitant de le faire grincer, un boulet de canon fonce dans ses jambes, plantant ses petites griffes dans le tissu de son jean en miaulant férocement.

— Tu t'es fait mettre dehors, hein, soupire Gabriel en le prenant sur son épaule.

Il ouvre la porte d'entrée sans lever les yeux, ôtant ses chaussures du bout des pieds avant de les abandonner dans l'entrée.

— Gabriel ! s'exclame sa mère en faisant soudain irruption.

Il ne réagit pas, faisant comme si elle n'existait pas, et dépose sa veste sur le porte-manteau sans desserrer les lèvres. Elle s'évertue tout de même à lui faire la morale, bien qu'il reste sourd à ses reproches, et lorsqu'il monte calmement l'escalier pour aller s'enfermer dans sa chambre le dernier cri qu'il entend est celui signalant qu'ils reprendront cette conversation plus tard.

Quelle conversation ?

— Dans quelle galère je t'ai amené, constate Gabriel en caressant Lullaby qui se roule joyeusement sur la moquette, visiblement heureux d'avoir échappé au froid mordant de l'extérieur.

Un ronronnement de contentement lui répond, arrachant un sourire à son propriétaire.

Il est à peine quatorze heures et la journée s'annonce déjà longue et ennuyeuse. Le courage lui fait défaut pour se mettre à ses cours et le cadeau de Christophe posé à ses côtés attire son attention. Le jeune homme a vu juste, son ancien carnet est plein et celui-ci semble parfait pour prendre la relève. Il fait glisser le fusain sur le papier granuleux, lançant une esquisse pour le plaisir d'entendre le support crisser sous la pointe.

Fatigué de puiser dans sa mémoire, il lève les yeux à la recherche d'une source inspiration et c'est son chat, étendu de tout son long sur la moquette, qui la lui fournit. Les animaux ne sont pourtant pas sa spécialité et il prend son temps pour reproduire au mieux son modèle, rectifiant le tracé jusqu'à ce que la frimousse se dessinant sous ses doigts lui rappelle enfin Lullaby. Celui-ci s'est depuis longtemps éclipsé mais il poursuit tout de même son travail, jouant sur les ombres pour donner un peu de vivant à l'ensemble, et ce n'est que lorsque la vibration de son téléphone le fait sursauter qu'il décroche enfin les yeux du sketch.

« Oui ?

— Toi, je te retiens ! gronde Chris à l'autre bout du fil.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répond Gabriel en luttant pour garder son sérieux.

— Oh non, tu le sais très bien... contribuer à m'affubler de cette horreur, franchement !

— Quelle horreur ?

— Ne fais pas l'innocent Gaby ! Tu mériterais que je te la fasse...

— Ça va, ça va, c'était juste pour plaisanter ! Ça t'apprendra à sortir avec des cruches.

— Tu parles, tu ne la connais pas.

— Elle non plus elle ne te connaît pas, pour t'acheter un truc pareil.

— Ce n'est pas une raison pour la mettre sur de fausses pistes !

— Bon, à part ça, je peux faire quelque chose pour toi ?

— Tu es chez toi ?

— Oui, où veux-tu que je sois ?

— Tu veux que je passe ?

— Fais comme tu veux.

— Bon, à tout de suite alors. »

Il soupire et ferme les yeux un instant, se sentant coupable d'inquiéter à ce point son ami. Qu'est-ce qu'il lui a pris d'avoir fait ça, hier soir… il n'y avait pas besoin de ça pour que Chris se fasse du souci supplémentaire. Mais malgré lui, la perspective d'avoir quelqu'un avec qui passer la fin de cette journée morose le réjouit secrètement.

Quelque temps plus tard, un bruit le sort de son demi-sommeil et il perçoit la voix de sa mère, précédant le son de pas connus dans l'escalier. Une seconde plus tard, Chris se faufile dans sa chambre et referme précautionneusement la porte derrière lui avec une grimace.

— Je te dérange ?

Gabriel n'a pas bougé de ses coussins, les jambes étalées devant lui et une petite tête féline posée sur sa cuisse.

— D'après toi ?

— T'as pas l'air très occupé, glousse son ami en s'asseyant en tailleur à ses côtés. Ta mère est de mauvais poil ?

— J'en sais rien, elle fait peut-être juste semblant, qui sait.

Chris secoue la tête, désespéré par sa nonchalance.

— Alors, tu t'es bien amusé avec ta copine ? demande Gabriel pour changer de sujet.

— Ouais, sans doute. Enfin pour l'instant, elle n'est pas dans mes favoris si tu veux savoir.

— Allez, fais voir la merveille.

Chris lui tend son poignet, grimaçant en entendant le petit rire moqueur de Gabriel. Il attrape alors le poignet de ce dernier à son tour et le retourne pour voir un réseau de cicatrices rougeoyantes s'y dessiner.

— Arrête, c'est rien, grommelle-t-il en récupérant son bras.

— Tu ne veux pas en parler ?

— Tu sais déjà tout ce qu'il y a à dire.

Chris tourne la tête en fronçant les sourcils et Gabriel sait qu'il se retient pour ne pas lui faire savoir qu'il désapprouve son comportement. Espérant lui changer les idées, il lui tend son ancien carnet à dessin en lui disant qu'il l'a complété. Son ami feuillette doucement les pages en silence, mais lorsqu'il tombe sur une des esquisses de Sacha il le voit soudain s'arrêter, l'air de réfléchir intensément.

— Il me dit quelque chose.

Gabriel rougit légèrement et prend son ton le plus neutre pour lui répondre :

— C'est un mec de ma classe.

— Ce n'est pas celui qui t'a ramené chez toi, l'autre fois ?

— Si…

Chris tourne la page et constate avec surprise que la même silhouette peuple les dessins à venir et ce, jusqu'à la fin du bloc.

— Qu'est-ce que je dois comprendre ? T'as flashé sur lui ?

— Mais non…

Christophe le regarde avec un air dubitatif, lui faisant se souvenir que ça ne sert à rien d'essayer de lui cacher quoi que ce soit.

— Peut-être.

— Raconte.

Il hésite un instant mais l'envie de se débarrasser de ce secret est trop forte, et la confiance qu'il lui porte trop grande pour qu'il ait le courage de se taire. Sa langue se délie et il raconte les moments passés à la piscine, celui passé au retour de la soirée, leur journée ensemble. Puis emporté par son élan, il avoue la façon dont il l'a surpris dans les toilettes du lycée et cette réaction inattendue qui l'a mis mal à l'aise.

— Eh bah… je vais presque être jaloux si ça continue, plaisante Chris.

— Arrête, tu sais bien que ça n'a rien à voir…

— Pourquoi, parce que tu le veux dans ton lit et pas moi ?

Gabriel le dévisage avec étonnement. Un sourire mesquin étire ses lèvres tandis que subitement, il s'avance vers lui et lui plante un baiser du bout des lèvres. Comme il s'y attendait, Chris a un mouvement de recul et il ne peut s'empêcher de rire de sa réaction.

— C'est toi qui ne veux pas venir dans mon lit, idiot.

— Des fois t'es un peu flippant, Gaby, répond-il en s'essuyant la bouche d'un revers de main.

— Je n'étais pas sérieux. Tu sais bien que tu n'entres pas dans mes standards…

Chris se lève d'un bond pour se jeter sur lui mais il esquive l'offensive, déjà préparé à courir pour sauver sa peau. Il saute sur le lit mais Chris parvient à lui retenir la cheville, le faisant s'étaler de tout son long sur le matelas avant de l'y bloquer de son poids.

Après quelques minutes à se débattre en vain, Gabriel abandonne la partie et encaisse la claque derrière la tête pour son commentaire, se retenant de rire face au faux air courroucé de son ami.

Bizarrement, celui-ci ne le libère pas pour autant, et alors qu'il commence à se dégager Chris lui saisit le poignet et passe son pouce sur la peau granuleuse. Il se tait et cesse de lutter, acceptant la caresse sur sa peau striée avec un pincement au cœur.

— Tu sais que je suis là pour toi ? lui murmure-t-il doucement de sa voix grave.

— Oui, souffle Gabriel en réponse.

— Depuis qu'on est gamins, c'est moi qui te relève quand tu tombes, et je viendrai toujours te récupérer, peu importe ce qui t'arrive.

— Pourquoi tu me dis ça maintenant ?

— Parce que j'ai l'impression que tu t'enfonces quelque part où je ne peux pas t'atteindre.

— Je… c'est juste plus facile, parfois...

Une étrange lassitude ponctue ses paroles, comme s'il s'était résigné à se laisser aller dans cette voie malsaine qui ne peut pourtant rien pour soulager sa souffrance.

— Qu'est-ce que je dois faire pour t'aider ?

— Tu en fais déjà bien assez.

Chris resserre légèrement son étreinte et il l'accepte sans broncher, nichant son dos contre le corps de son ami en espérant qu'un peu de sa chaleur passera à travers sa peau et chassera les idées noires.

De longues minutes passent, et alors qu'il sent une soudaine fatigue prendre possession de lui la voix de Chris le sort de sa torpeur.

— Gaby, tu es amoureux ?

— Hum ?

— De ce Sacha.

— Je crois que oui.

— Est-ce que tu vas lui dire ?

— Je ne sais pas. Je n'ai pas envie de me faire jeter.

— Je sais, mais ce n'est pas mieux de rester à espérer, non ?

— Sans doute.

— Tu veux que je lui parle ?

Gabriel tourne la tête pour lui tirer la langue.

— Je ne suis plus un gamin ! Et tu vas lui faire peur, je te connais.

— Moi, lui faire peur ? pouffe Christophe.

— Genre, « si tu lui fais du mal t'auras à faire à moi », et d'autres conneries du même style.

— Hey, il faut bien que quelqu'un le fasse !

Il s'écarte gentiment et lui sourit, appréciant malgré son refus l'attention. Un gargouillement fait écho à son silence et il sourit de plus belle, se levant de l'agréable spot duveteux où Lullaby se dépêche d'aller se nicher pour ne pas gaspiller toute cette chaleur.

— Allez, viens manger quelque chose au lieu de dire n'importe quoi.

Après tout, le moins qu'il puisse faire, c'est bien nourrir sa famille.

 

(1) Merci

(2) Je t'en prie

(3) Avec plaisir

 

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