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-2. À l'envers, à l'endroit
On peut caresser des idéaux sans s’éloigner d’en bas
On peut toujours rêver de s’en aller mais sans bouger de là

Noir Désir, 2005

 

— Tu devrais rentrer, Sacha, il est presque neuf heures !

— D'accord, j'y vais.

Depuis quelques semaines, la boutique d'Armand a vraiment meilleure mine, ressemblant enfin à un lieu de travail plutôt qu'à une décharge pour instruments morts. Le travail en retard avance lui aussi plus vite que prévu, sans compter que Sacha a rapidement assimilé les bases du métier, économisant un temps considérable à son collègue en s'occupant de préparer les instruments à réparer.

Armand surgit au même moment dans l'arrière-boutique, les joues rouges d'avoir couru à l'extérieur pour rentrer leur pancarte, et lui sourit alors qu'il enfile sa veste.

— Au fait, j'ai oublié de te dire… la semaine prochaine je vais fermer pour quinze jours, jusqu'à la fin des vacances d'hiver.

— Ah bon ?

— Des amis ont organisé un voyage à Prague au dernier moment et comme on n'a aucune commande urgente, je me suis dit que je pouvais m'autoriser quelques congés.

Sacha ne peut retenir un soupir en réalisant que l'une des rares activités qui l'intéressent vient de tomber à l'eau, impliquant de passer de longues semaines seul à tourner en rond.

— Et toi, tu as prévu quelque chose ? demande doucement Armand en sentant que la nouvelle n'est pas très bien accueillie.

— J'ai un peu de travail pour le lycée… ça ira, répond-il en se forçant à sourire pour ne pas inquiéter son ami.

Le regard d'Armand semble un peu triste mais il n'y a rien à ajouter ; il le quitte d'un petit signe de la main et traîne des pieds sans but, se dirigeant machinalement vers le centre-ville.

Étrangement, les rues sont vides en cette froide soirée d'automne. Il déambule en silence devant les vitrines scintillantes, surpris que rien ne vienne à sa rencontre, pas la moindre étincelle de vie pour le sortir de sa torpeur. Il songe que le week-end qui l'attend est synonyme d'ennui, lui aussi. Que faire de ces deux journées qu'il n'a personne avec qui partager ? Bien sûr, il reste toujours le violon, mais… à force de jouer, il se sent de plus en plus mélancolique, craignant qu'en abuser le conduise à une déprime telle qu'il n'ait plus le courage ne serait-ce que de se lever le matin.

Il rencontre un couple pressé qui passe sans le voir et se demande si avoir une petite amie serait vraiment une solution à son ennui. S'il suffit de cela, alors il n'aura pas trop de difficulté pour parvenir à ses fins, vu le comportement des filles autour de lui ces derniers temps. Cet intérêt pour sa personne l'étonne sincèrement, après tout il n'a rien d'exceptionnel, les grands blonds dans son genre on ne voit que ça chez lui.

Remarque, ici, c'est peut-être exotique…

Et dire que toutes ces questions n'auraient pas lieu d'être s'il vivait encore à Moscou ; là-bas, ses week-ends étaient plus que chargés et il y avait toujours quelqu'un avec qui les passer, un ami avec qui sortir ou à qui rendre service. Il y avait Anna… il se souvient de leurs discussions, de plus en plus sérieuses, de ses envies de mariage, et même s'il s'était senti dépassé il lui aurait sans doute dit oui. Toute une vie qui éclate en mille morceaux pour ne laisser que de la poussière…

Alors que les cigarettes se consument entre ses doigts, il voit la nuit tomber lentement, soulignant la lueur blafarde que projettent les lampadaires sur les trottoirs. Il arrive désormais à se repérer dans ce dédale de rues, et même si parfois ses pas l'entraînent dans une destination inconnue, il parvient toujours à retrouver son chemin. Une fois de plus, il ne se sent pas d'attaque pour sortir, aller boire seul n'ayant rien de grisant. La soirée de l'autre jour lui a rappelé que la vodka était il y a peu la compagne de ses soirées, tandis qu'aujourd'hui c'est tout juste s'il peut en absorber un litre avant de sentir sa tête tourner.

Repenser à ce moment lui fait inévitablement songer à Gabriel et à son comportement irréfléchi. Boire au point d'en perdre connaissance… il a pourtant l'habitude de voir ce genre de personnes mais n'a jamais compris la satisfaction qu'ils peuvent en retirer. Une échappatoire supplémentaire à leur quotidien morose probablement, un moyen de plus de s'évader, tout comme la douleur. Il se souvient de son poignet, des veines tranchées que Gabriel traite comme une coupure au doigt. Pourquoi se faire ça ? Sa souffrance est-elle si forte qu'il doive l'éprouver jusque physiquement ?

Sacha se sent vraiment perdu avec lui. C'est le jour et la nuit de voir ce masque qu'il porte chaque jour, inexpressif et détaché comme si rien n'avait d'importance, alors que la nuit c'est l'alcool et le sang qui rythment sa vie. Et puis en sa présence, ou est-ce juste à cause de l'eau, Gabriel a soudain l'air de se laisser aller ; quelle peut bien être sa raison pour vouloir se déchirer en morceaux ?

Malgré la peine qu'il peut éprouver à son égard, s'occuper de soi-même est déjà trop difficile pour qu'il prenne en charge plus meurtri que lui. Ils pourraient peut-être être amis, peut-être que ce serait suffisant pour l'aider, pour s'aider mutuellement… C'est trop de pensées et de soucis pour une seule soirée. Ses pas le ramènent enfin chez lui et à peine débarrassé de ses vêtements, il se laisse tomber sous les couvertures, bien décidé à dormir de tout son saoul pour changer.

--

C'est la dernière semaine de cours, ultime calvaire avant deux semaines qui s'annoncent moroses. Parfois, c'est à se demander s'il ne préférerait pas s'ennuyer ici plutôt que seul chez lui.

À son grand dam, même les cours de musique ont commencé à devenir oppressants depuis que leur professeur s'entête à leur faire préparer un spectacle de fin d'année. Le désintérêt d'une partie des élèves n'aidant en rien la tâche, celle-ci lui a confié le rôle de superviseur général sans lui avoir préalablement demandé son avis, le forçant par la même occasion à assurer un fond sonore au piano pour toutes les parties où son violon ne sera pas nécessaire. Autant dire que sans la dette qu'il lui doit de l'avoir présenté à Armand, il l'aurait sûrement laissée tomber depuis belle lurette.

Ce matin, c'est sport ; les sessions de volley ont pris le relai et il se réconforte en pensant aux entraînements qui l'attendent le soir avec l'équipe d'athlétisme pour se redonner le moral. Se ruer sur un ballon est décidément loin d'être son activité favorite, surtout au milieu d'un trio mixte, faible et sans motivation. Il n'a jamais été particulièrement sexiste mais ces filles maladroites ne sont qu'un risque de blessure supplémentaire. Il lui faut d'ailleurs moins d'une heure pour se rendre compte qu'en plus d'être passablement gênantes, elles ont tendance à se plaindre un peu trop à son goût. Les équipes adverses ne se privent pas pour autant de se faire plaisir et il les laisse gagner, résigné à ne pas se fatiguer pour rien. Mais alors qu'ils changent de terrain, il se retrouve face à Gabriel, l'air aussi passionné que lui par cette activité. Il lève un sourcil à son attention, s'attirant un sourire malicieux accompagné d'un geste de défaite mimé pour lui faire comprendre qu'il est bon pour un nouvel échec.

Un défi, c'est exactement ce qu'il lui faut.

Sacha fait le premier service, pas trop loin mais suffisamment fort pour surprendre ses adversaires qui ratent le mouvement. Au deuxième service, comme il s'en doutait, c'est Gabriel qui fait le premier pas pour récupérer le ballon et celui-ci vient s'écraser au sol de leur côté. Bien que l'équipe d'en face ait l'air plus douée que la sienne, il décide que la provocation ne restera pas sans réponse, quitte à jouer pour trois. Mais soudain, une des filles montée au filet semble décidée à bouger et contre magnifiquement l'attaque. Ils se regardent avec un petit sourire ; s'il n'y a sûrement rien à tirer de la reine de beauté qui les accompagne, à deux ils ont déjà une chance de faire le poids.

Après trente minutes de lutte acharnée, la sonnerie indiquant la fin du temps réglementaire retentit et un sourire de satisfaction étire les lèvres de Sacha. Ils ont mené presque tout du long, de peu de points certes mais c'est le résultat qui compte. Gabriel s'approche du filet en s'essuyant le front du revers de son bracelet éponge, que Sacha soupçonne plus de servir à cacher ses cicatrices qu'à faire son office.

— Tu me dois une revanche, grogne-t-il en agrippant le filet, essoufflé.

— Quand tu veux, répond Sacha entre deux halètements.

Il lui envoie un clin d'œil et change de terrain pour la dernière demi-heure du cours. Cependant, il a déjà suffisamment sué et couru à son goût pour réitérer ses prouesses et se contente de participer, peu combatif face aux nouveaux adversaires.

— Merde, grogne Gabriel en fouillant dans son sac, une fois de retour aux vestiaires.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Le garçon sursaute en l'entendant et évite bizarrement son regard.

— Rien, j'ai juste oublié mon tee-shirt de rechange.

— Attends.

Il cherche une seconde dans son sac avant de lui tendre son tee-shirt propre. Gabriel lui fait les gros yeux mais il insiste, jusqu'à ce que le jeune homme le prenne.

— Mais... proteste-t-il.

— C'est moi qui t'ai fait courir alors c'est bon. J'ai chaud, de toute façon.

Et pour appuyer ses dires, il enfile son pull à même la peau, puis jette son sac sur son épaule avant de filer à l'extérieur. L'air frais s'engouffre entre les mailles de coton pour chatouiller son torse, lui procurant une agréable sensation qui le détend, et il se félicite de ne pas s'être encombré d'un morceau de tissu supplémentaire. Alors qu'il marche en direction du lycée, quelqu'un se met à courir derrière lui et il voit avec surprise Marine le rattraper.

— Salut Alex, dit-elle tout sourire.

— Salut...

— C'était sympa le sport aujourd'hui, non ?

— Oui, on a eu notre petite victoire, dit-il avec un petit rictus en repensant au duel.

— Ah bon ?

Il se tourne vers elle, constatant comme il le pensait qu'elle n'est pas réellement intéressée par la réponse mais demandait par simple politesse.

— Tu veux quelque chose ? répond Sacha pour éviter de tourner autour du pot.

— En fait, je me demandais si tu faisais quelque chose de spécial pendant les vacances.

— De spécial, non.

— Alors, ça te dirait qu'on se voit ?

Elle se mord la lèvre en espérant ne pas se faire rembarrer et Sacha repense à sa petite réflexion sur l'occupation de son temps. Marine est jolie, gentille, plutôt marrante… s'il faut choisir quelqu'un, autant la choisir elle.

— Pourquoi pas, dit-il en souriant à son tour.

Le visage de la jeune fille s'éclaire soudainement et il la trouve mignonne, à s'extasier pour si peu.

— On échange nos numéros ?

— Je n'ai pas le téléphone, désolé, soupire-t-il en songeant aux obstacles qui se présentent entre lui et de bonnes vacances.

— Ce n'est pas grave, on peut se retrouver samedi en ville, sinon.

— D'accord.

— Vers quatorze heures devant les Galeries, ça te va ?

— Ça me va.

Elle conclut alors l'échange d'un éblouissant sourire avant de rejoindre ses copines en trottinant.

Amusant de voir que les filles sont les mêmes partout, à s'exciter pour un rien avant de tout aller raconter à leurs amies. Le dépaysement n'est peut-être pas si total, finalement.

--

Pour un premier jour de vacances, il se retrouve contre toute attente avec une montagne de travail pour la rentrée qui va sûrement l'occuper plus que prévu. Mais cela va devoir attendre ; pour l'instant, il doit se préparer pour son rendez-vous. Dénichant une chemise potable parmi ses affaires, il l'assortit d'un jean pas trop délavé et d'un pull noir, avant de tenter en vain de discipliner ses cheveux en bataille. Ce petit rituel l'amuse, à faire comme si chaque sortie est le grand événement de sa vie alors qu'il ne s'agit que d'une simple balade. Mais soit, pour une fois, ça ne lui fera pas de mal d'être un peu présentable.

Marine est déjà à l'attendre lorsqu'il trouve les fameuses Galeries, portant une courte jupe qui met en valeur ses longues jambes. Il lui fait la bise, comme c'est coutume ici, et songe que cela faisait longtemps que sa joue n'était pas rentrée en contact avec une semblable aussi douce.

— Tu veux faire quelque chose de précis ? demande-t-elle avec un sourire heureux.

— Comme tu veux, je te suis.

Elle l'entraîne parmi les rues bondées de la ville, discutant de tout et de rien, lui demandant de parler de sa ville natale. Les heures passent comme des minutes et il s'étonne que le temps soit si agréable en sa compagnie, épargné de ses habituels questionnements existentiels.

Ils se séparent finalement après un café, ayant convenu de se revoir le mercredi suivant. C'est en suivant des yeux ses boucles brunes disparaître dans le bus qu'il s'aperçoit que le soir s'abat déjà. Il n'a pourtant pas envie de rentrer et part marcher un peu, tournant un moment avant d'atterrir dans un parc. Il fait doux ce soir, pas comme on pourrait s'y attendre en cette période, et il regrette que la fontaine centrale soit coupée, l'empêchant ainsi de profiter de l'éclat des gouttes traversées par la lumière du crépuscule.

Il se met alors à penser à Noël qui approche. Plus que quelques jours seulement…

Cette fête ne représente plus grand-chose pour lui, aujourd'hui. Pourtant, il aurait bien aimé partager un dîner en famille, peut-être même quelques cadeaux, le tout sous un épais manteau de neige. Mais il n'y aura rien de tout ça, juste un jour ordinaire dans ce pays inconnu.

Faudra-t-il offrir quelque chose à Marine ? Bien que son budget ne soit pas très élevé, il peut encore se permettre quelques extra. Une petite chose, juste pour le geste… et puis, pourquoi pas pour Gabriel aussi ? C'est le minimum pour le remercier de tout ce temps qu'il a perdu avec lui. Son problème, c'est qu'il n'a pas la moindre idée de quoi offrir. Autrefois, les achats de Noël se faisaient avec ses amis, à marchander aux puces pour dénicher quelques babioles de valeur. Mais entre eux, ils ne s'étaient jamais fait de cadeau : c'était suffisant de passer le lendemain de Noël ensemble, chez Vitia, à manger les restes de la soirée jusqu'à n'en plus pouvoir.

Ces souvenirs douloureux commencent à lui peser sur le cœur et il décide de rentrer, quittant ce sanctuaire qui lui fait un peu trop ressasser le passé. Quelques pas plus loin, au détour d'une ruelle, il dépasse un petit groupe bruyant occupé à tourner autour de quelque chose au sol. Un premier coup d'œil ne lui apprend rien, mais au second il lui semble voir des touffes de poils s'envoler, accompagnées d'un petit cri.

— Qu'est-ce que vous faites ? demande-t-il en faisant demi-tour.

Les trois garçons se retournent en fronçant les sourcils. Il les toise brièvement, vaguement surpris de constater qu'ils sont nettement plus jeunes que lui malgré leur taille. Baissant alors la tête, il découvre l'objet de leur attention : un petit chat à l'air mal en point croise de ses yeux apeurés son regard, et il sent la colère s'emparer de lui.

— Laissez-le.

— Casse-toi, connard, ou c'est toi qu'on défonce.

Pour qui ils se prennent, ces gosses ? Il s'avance en serrant les poings, pas le moins du monde impressionné par leurs airs de caïds, et la bataille s'enclenche aussitôt. Ils se jettent tous les trois sur lui, mais un bon coup de coude en déstabilise un qui s'écarte. Préférant se concentrer sur un combattant à la fois, il prend un premier poing dans le ventre pour avoir l'opportunité de repousser un des gamins, qui s'étale au sol avec un bruit sourd après un judicieux croche-pied. Son opposant le vise alors au visage, mais Sacha arrête son poing du plat de la main et lui balance un coup de genou dans l'estomac. Le choc coupe le souffle au garçon et il y ajoute un bon coup du tranchant de la main sur la nuque pour le mettre KO. Malheureusement, il a un peu trop vite oublié le premier larron qui attendait sagement son heure. Un violent coup dans les côtes qui lui rappelle brutalement sa présence et en levant les yeux, il voit dans les mains du garçon un vieux tuyau rouillé, responsable de la lancinante douleur qui l'assaille. Déterminé à l'en débarrasser pour ne pas subir trop de dégâts, il attend que ce dernier fonce vers lui pour saisir son arme de fortune, mais le métal lui échappe en écorchant sauvagement sa paume.

Assez joué, il se rue à son tour sur son adversaire et se jette de tout son poids sur lui pour l'écraser au sol, faisant abstraction de sa propre douleur. Il lui envoie un premier coup de poing dans la mâchoire, qu'il se prend en retour, puis un second plus fort qui s'enfonce dans la pommette du garçon, mettant définitivement fin à la lutte. Le temps de se relever, il sent déjà le sang perler de sa lèvre ; pour des gamins, ils étaient bien plus coriaces que les précédents.

Dans un coin de la ruelle, la petite boule de poils est restée proscrite de terreur depuis le début du combat. Sans réfléchir, il l'attrape par la peau du cou et la glisse dans son pull, avant de filer sans demander son reste.

Une fois chez lui, un coup d'œil à ses côtes lui laisse la désagréable impression qu'il y en a au moins une de fêlée, le moindre souffle lui arrachant une grimace de douleur. Sa lèvre a heureusement cessé de saigner mais là aussi, le gonflement va sûrement mettre un moment à disparaître.

Cependant, plus que ses blessures, c'est l'état du pauvre chaton qui l'inquiète. Non seulement il lui manque quelques touffes de poils par endroits, mais il semble lui aussi avoir pris quelques coups puisqu'il se laisse tomber sur le flanc lorsque Sacha le pose au sol, refusant de se déplacer quand il le pousse doucement. Il le dépose alors sur le lit, près de l'oreiller, et remue délicatement ses pattes pour constater avec soulagement que l'animal ne miaule pas à ce contact. Après avoir ôté ses vêtements, il vient s'allonger près de lui, caressant lentement la petite créature pour calmer ses tremblements, et au final s'endort à ses côtés, bercé par les ronronnements inquiets.

 

La nuit est longue et pénible, Sacha ne peut pas se tourner et sa lèvre pulse en rythme avec les vagues de douleur que lui cause sa respiration. En revanche, le petit chat, lui, semble avoir bien dormi ; dès le soleil levé, celui-ci se relève même sur ses pattes pour venir se frotter à son visage.

— T'as faim ?

Un petit « miaou » confirme son idée. Il se met debout en grimaçant et se traîne jusqu'à la cuisine commune de l'étage pour fouiller dans le frigo. Ils ne sont que deux à l'utiliser et on ne peut pas dire qu'il soit bien rempli… il y trouve tout de même une brique de lait et du jambon blanc, qui feront l'affaire pour un premier repas.

Le petit chat l'a bien sagement attendu dans sa chambre et ne rechigne pas à mâchouiller le jambon trempé dans le lait. Sacha en fait son déjeuner aussi, évitant par la même occasion de devoir retraverser le couloir. Après une nuit aussi chaotique, la journée ne s'annonce malheureusement pas glorieuse. Prendre une douche le fait souffrir, et c'est encore plus difficile de s'habiller. Au moins, sa lèvre a un peu dégonflé, et aux vues de la coupure nette il garde espoir que la cicatrisation sera rapide s'il prend soin d'éviter le moindre contact.

Un miaulement le ramène à ses affaires présentes… que faire de la petite créature, maintenant ? Il ne peut pas le garder ici, enfermé dans une petite pièce, et lui trouver une nouvelle maison ne va pas se révéler tâche aisée. Il se souvient vaguement des deux terres-neuves dont lui a parlé Marine, rendant sa maison bien peu accueillante pour la méfiante petite bête. Armand n'aurait sûrement pas le temps pour un animal non plus. Reste alors Gabriel, avec sa belle maison, son grand jardin… peut-être un peu trop belle pour ce petit être crasseux mais Sacha est prêt à lui construire un abri dehors s'il le faut, et même à venir le nourrir pour payer sa chère location. Après tout, entre rescapés, on se soutient…

Il gratouille la petite tête rousse et décide de tenter sa chance avec Gabriel, dont le cœur pourrait peut-être fondre devant la jolie truffe rose. Il fourre alors le chaton dans son pull et part à l'aventure, s'en remettant à sa mémoire visuelle pour retrouver le chemin de chez son ami en cette matinée encore humide de la rosée du matin. Il met longtemps à trouver sa route, et heureusement que le chaton est resté tranquillement blotti contre lui sinon la tâche aurait véritablement été rude. Il se sent vaguement embarrassé de venir dans cet état, mendier devant la porte de quelqu'un qu'il connaît à peine, mais se décide à frapper en pensant à la petite boule lovée contre lui.

Le mince espoir qu'il avait s'évapore alors que la porte reste close, et tandis qu'il songe à faire demi-tour un soudain cliquetis le retient.

La porte s'ouvre sur un Gabriel passablement énervé, une serviette jetée sur ses épaules nues pour retenir les gouttes ruisselant de ses cheveux fraîchement lavés et un jean déchiré remonté à la hâte sur ses hanches.

— Excuse-moi de te déranger...

— Sacha ? s'exclame-t-il en écarquillant les yeux comme s'il avait vu un fantôme.

— Est-ce que je peux entrer ?

Gabriel s'écarte aussitôt pour le laisser passer. Sacha se sent mal à l'aise dans cet environnement un peu trop luxueux à son goût, mais bizarrement son hôte a l'air encore plus embarrassé par sa présence.

— Je ne te dérange pas ?

— Non, mais… tu peux m'attendre trente secondes ? Je vais mettre un tee-shirt.

Alors que le jeune homme file en quatrième vitesse à l'étage, il sort le chaton de sous son pull pour le prendre dans ses bras. La petite créature bâille en s'étirant et se niche dans sa main, bien décidée à se rendormir.

— Qu'est-ce qui t'amène ? demande Gabriel en faisant sa réapparition derrière lui.

— Ça, répond-il en brandissant l'animal.

Gabriel le prend maladroitement dans ses mains, effleurant au passage celles de Sacha encore glacées.

— Il a mauvaise mine...

— En fait, j'avais pensé que... je l'ai trouvé dehors et je ne peux pas le garder, alors peut-être que dans ton jardin...

— Tu veux que je le garde ?

Sacha lui fait son meilleur air de chien battu, décidé à mettre toutes les chances de son côté, et la manœuvre arrache une grimace à Gabriel qui installe le chaton sur son bras.

— Tu ne me donnes pas vraiment le choix, hein... mais il faut au moins le laver s'il veut rester ici.

— C'est vrai ? Tu veux bien ? s'exclame-t-il en sentant son cœur faire un petit bond dans sa poitrine.

— Ne me regarde pas avec ces yeux-là ! Viens m'aider, plutôt.

Sacha le suit dans la salle de bain du rez-de-chaussée, qui lui rappelle une nouvelle fois cette fameuse nuit bien arrosée.

— Tiens-le, je vais faire couler un peu d'eau dans le lavabo.

Le petit chat commence à se débattre entre les mains de Sacha qui le plaque contre lui, le temps que le récipient se remplisse. Lui faire entrer les quatre pattes dans l'eau est loin d'être une mince affaire, et lorsque Gabriel commence à le shampooiner les mouvements désespérés de l'animal envoient de l'eau et des bulles s'écraser un peu partout dans la pièce.

— Tu devrais enlever ton pull, tu vas être trempé, propose Gabriel en tenant le petit monstre sous les pattes avant.

Il s'exécute en réfrénant une grimace de douleur, abandonnant le vêtement sur un meuble éloigné, et se dépêche d'aider Gabriel qui a toutes les peines du monde à retenir son captif, luttant farouchement bien que déjà trempé jusqu'aux os.

Une demi-heure plus tard, ils parviennent finalement à l'enrouler dans une serviette et le sèchent brièvement avant de le laisser s'ébrouer de lui-même au sol.

— La salle de bain est dans un sacré état, mais au moins il est propre, soupire Gabriel.

— Je vais t'aider à nettoyer.

À deux le sol est vite sec lui aussi, mais alors qu'il allait chercher son pull une main lui retient soudain le bras.

— C'est quoi ces marques ? demande Gabriel, les yeux fixés sur son ventre.

— Juste des bleus...

Le froncement de sourcils qu'il s'attire l'informe que cette piètre explication ne couvrira pas l'énorme hématome qui s'étend sur tout son flanc gauche.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? insiste le jeune homme.

— Il y avait des gamins qui s'attaquaient au chat... j'ai eu du mal à le récupérer.

— Tu t'es battu ? s'affole Gabriel.

— Ce n'est pas grand-chose...

Mais son camarade n'a pas l'air de cet avis ; alors qu'il lui effleure ses côtes en grimaçant, Sacha ne peut retenir un gémissement plaintif.

— Assieds-toi, laisse-moi faire.

Devant l'air déterminé de Gabriel il ne peut que s'exécuter, s'asseyant à contrecœur sur le rebord de la baignoire pendant que son hôte fouille dans l'armoire à pharmacie.

— Ce n'est pas miraculeux mais c'est efficace contre les bleus, dit-il en dévissant le bouchon d'un tube de crème. Dis-moi si je te fais mal.

Les doigts graisseux viennent se poser sur sa peau, massant doucement la zone bleuie de ses côtes. Il se raidit de douleur, serrant les dents pour se donner bonne figure, et Gabriel pose son autre main sur son épaule pour l'inviter à se calmer. En fait, c'est surtout son sourire qui l'apaise, un sourire doux et timide qui change complètement de son visage habituellement si impassible.

— J'ai presque fini.

La douleur se répand lentement dans l'ensemble de son torse, lui provoquant d'incontrôlables tremblements, il se force à se détendre pour ne pas se mettre à gémir.

— Est-ce que ça fait si mal que ça ? s'inquiète Gabriel en fronçant les sourcils.

— Je ne sais pas si c'est cassé...

— Tu t'es cassé une côte ? Et moi qui te mets de la crème...

Il retire précipitamment sa main en guise d'excuse mais Sacha le retient.

— Merci quand même.

Un instant, leurs yeux se croisent, et il s'attarde sur ceux de Gabriel, d'un gris bleuté cerclé de noir ; c'est la première fois qu'il remarque qu'ils sont aussi beaux, de près…

Mais l'intéressé se détourne rapidement pour se laver les mains, puis replonge dans l'armoire à pharmacie pour lui passer une boîte de médicaments.

— Ça va faire passer un peu la douleur.

Sacha le remercie d'un signe de tête et avale un des comprimés avec un peu d'eau, espérant sincèrement que cela va faire effet rapidement. Alors qu'il se lève pour récupérer son pull, Gabriel pose timidement un doigt sur sa lèvre coupée en mordant machinalement les siennes.

— Tu es bien amoché...

— J'ai connu pire !

Pensant soudain à la blessure de son ami, il lui attrape délicatement le bras et regarde l'intérieur de son poignet, soulagé de constater que la plaie semble s'être bien refermée.

— C'est guéri, c'est bon, soupire Gabriel en se dégageant, tête baissée pour masquer sa gêne.

Ils finissent par sortir de la salle de bain en poussant le chaton dehors, le laissant tranquille le temps qu'il visite son nouvel environnement.

— Il faudrait lui trouver un nom, tu ne crois pas ? lance Gabriel en s'appuyant contre le plan de travail de la cuisine.

Sacha réfléchit en silence, dépité d'être aussi peu inventif en matière d'appellation.

— Qu'est-ce que tu penses de Lullaby ? propose finalement Gabriel.

— Ça veut dire quoi ?

— Berceuse. C'est une chanson d'un groupe que j'aime bien.

— ??????...

— Lioulka ?

— Oui, berceuse.

Ils se sourient, validant silencieusement le nom cosmopolite du chaton. Celui-ci est d'ailleurs en train d'escalader l'escalier en direction de la chambre, où le suivent les deux garçons. Sacha s'étonne de la sobriété de la pièce, impeccablement rangée, où trône un immense lit à la couette noire. Sur la moquette rase d'un blanc immaculé sont posés un bureau en bois noir, nu sauf pour un ordinateur portable fermé, et une commode décorée d'une simple chaîne hi-fi.

Gabriel s'assied dans un coin, là où repose une jolie collection de coussins de toutes tailles, et l'invite à prendre place où il le souhaite.

— Pourquoi tout est noir et blanc ? l'interroge Sacha.

— Comme ça...

Mais l'hésitation du jeune homme est suspecte et il incline légèrement la tête à son intention, curieux de la véritable raison.

— J'ai un petit problème de vision, soupire finalement Gabriel en faisant la moue. Tu sais, daltonien…

— Ah ? Comme confondre le rouge et le vert ?

— C'est un petit peu plus compliqué que ça.

— Pourquoi ?

L'air gêné de son ami lui fait se demander si insister sur le sujet est vraiment une bonne idée, mais maintenant que la question est posée il est trop tard pour la retirer.

— Parce que ce n'est pas de la confusion, pour moi ces couleurs ne sont que des noms, rouge ou vert c'est la même chose. Alors au lieu de jouer aux devinettes je me limite aux choses que je vois « normalement », comme on dit.

— Juste noir et blanc…

Lullaby passe sur ses jambes pour un petit coup de tête affectueux et alors qu'il lui caresse un instant la tête, il ne peut s'empêcher de se demander comment Gabriel perçoit son pelage flamboyant.

— Pose-la, tu en meurs d'envie, lâche ce dernier en le voyant ravaler sa question.

— Je ne veux pas…

— Tu veux que je devine sa couleur ?

Le chaton se désintéresse de lui pour aller se vautrer sur les cuisses de Gabriel, qui gratouille tendrement son ventre offert.

— Je sais bien que les chats ne sont pas verts ou jaunes, soupire-t-il. Alors quoi, il est… roux, avec des rayures foncées ici, et le ventre blanc.

Le garçon suit les zébrures du pelage du bout des doigts, s'attirant un ronronnement heureux de la petite créature et un hochement de tête timide de Sacha.

— Ne t'en fais pas, j'ai l'habitude maintenant, ajoute-t-il avec un petit sourire alors que son camarade semble embarrassé par sa réaction.

— Je suis désolé.

— Tu ne devrais pas. Je me fiche des couleurs, pour moi ce qui compte, ce sont les nuances…

Il jette un œil par la grande porte vitrée qui orne le mur adjacent et dehors, le ciel bleu de ce matin d'hiver est strié de traînées blanches, semblant converger vers un amas de nuages à l'horizon.

Les nuances , songe Sacha en se perdant dans la contemplation.

— Tu fais quelque chose, aujourd'hui ? demande Gabriel pour changer de conversation.

— Non, pas vraiment.

— Ça te dit de rester ici ?

— Je ne veux pas déranger...

— Tu ne risques pas de déranger, il n'y a que moi et je te le propose.

— Alors d'accord.

Son ami se redresse, le sourire aux lèvres.

— Tu veux faire quelque chose en particulier ?

— Je ne sais pas...

— Si ça ne t'embête pas, il faudrait qu'on fasse des courses, sinon on va devoir manger des pâtes ce midi.

— Comme tu veux.

Gabriel fait coulisser la porte vitrée de la penderie et y attrape un pull chaussette noir, qu'il enfile par-dessus son tee-shirt avant d'attraper une paire de chaussettes. Puis Sacha et Lullaby le suivent en bas, patientant le temps qu'il mette une veste.

— Tu ne vas pas avoir froid comme ça ? s'étonne-t-il devant le simple pull en coton de Sacha.

— Je suis habitué à plus froid que ça, ça ne me gêne pas.

Gabriel n'insiste pas et s'accroupit devant la petite boule de poils qui leur tourne autour en miaulant.

— Sois sage et attends-nous.

Sacha sourit en le voyant lui caresser la tête ; il a définitivement fait le bon choix en l'amenant ici.

La place du marché n'est qu'à quelques minutes de la maison et ils s'y rendent en silence, zigzaguant à travers la foule de gens chargés de sacs qui déambulent entre les stands. Il n'arrive pas à se souvenir de la dernière fois qu'il a mis les pieds sur un marché. C'était à Moscou, il y a des mois déjà… des mois qui semblent une éternité.

— Qu'est-ce que tu veux manger ? demande Gabriel en s'attardant près d'un étalage de fruits et légumes.

— La même chose que toi, plaisante-t-il pour changer de son habituel « je ne sais pas ».

— Tu manges quoi d'habitude ?

— …pas grand-chose.

Gabriel secoue doucement la tête.

— Tu n'es pas décidé à m'aider, hein… il y a quelque chose que tu n'aimes pas ?

— Non, je ne suis pas difficile.

— Ça tombe bien.

Il laisse son ami se charger des courses, regardant distraitement la collection d'articles qu'affichent ces étalages criards, allant des habituels produits frais aux canevas artisanaux, en passant par toutes sortes d'objets incongrus qui semblent avoir depuis longtemps manqué leur heure de gloire sur leurs napperons de dentelle. Gabriel choisit divers fruits et légumes à droite et à gauche, finissant par le poissonnier qui lui emballe deux gros paquets de poisson et fruits de mer. Malgré l'insistance de Sacha, il refuse de le laisser payer quoi que ce soit, lui faisant simplement porter les sacs en compensation.

— Tu as faim ? demande Gabriel une fois rentrés.

— Un peu.

— Je m'occupe du déjeuner alors.

Lullaby a senti l'odeur du poisson et miaule avec espoir en direction de Sacha, qui se contente d'un petit rire en le poussant vers la cuisine. Ce n'est qu'une fois assis qu'il sent la douleur de ses côtes reprendre le dessus, douleur que se reposer un instant semble calmer un peu.

De son côté, son hôte remonte ses manches avant de se lancer dans le découpage minutieux de quelques légumes, préparant ensuite le poisson en cubes tandis que ceux-ci rissolent dans un wok.

— Tu sais cuisiner ?

— Je ne sais pas si on peut appeler ça de la cuisine, mais depuis le temps que je me fais à manger j'essaye de varier un peu.

— Tes parents ne vont pas rentrer ?

— Non, ils ne vont pas rentrer, répond Gabriel d'une voix sombre.

Après sa précédente maladresse, Sacha fait un effort pour tenir sa langue, même si sa curiosité est encore une fois en train de rendre la tâche difficile.

— …pas rentrer avant quand ? laisse-t-il malgré tout échapper.

Gabriel ne se retourne pas, remuant avec application sa préparation pour tenter de masquer sa tension, et il se maudit silencieusement de ne pas pouvoir se taire.

— Ce n'est pas un secret que mes parents ne sont jamais là, finit par lâcher le jeune homme. Mon père est agent diplomatique. La dernière fois qu'il a mis un pied hors de son bureau c'était il y a six mois, alors on ne peut pas dire qu'il soit pesant. Ma mère est juriste et travaille à la cour européenne, au Luxembourg, depuis presque quatre ans.

— Elle ne vit plus ici ?

— Oui et non, elle vit ici quand l'envie l'en prend…

Alors voilà ce qu'a son ami, une belle maison, une grande chambre, et la froideur de la solitude pour lui tenir compagnie dans ce palace. S'il a une seconde envié la vie facile qu'il semble avoir, ce sentiment vient de faire place à la tristesse que cette situation lui inspire.

Soudain Gabriel se retourne, ses mains accrochées à la surface de marbre comme si elles seules pouvaient le maintenir debout.

— Tu sais, il y a un moment où tu cesses d'y penser, souffle-t-il. Tu grandis avec une nourrice, des baby-sitters, puis des tuteurs et des soi-disant « aides personnelles », alors quand finalement tu les persuades d'arrêter de te faire garder comme un animal, la solitude est presque un soulagement.

— Tu dois leur en vouloir…

— Pourquoi je leur en voudrais ? Ils n'ont jamais voulu de moi de toute façon, je suis une erreur dans leur vie.

Malgré le contrôle qu'il maintient, Sacha entend l'imperceptible brisure dans sa voix, le tremblement mal contenu de sa lèvre, et sans réfléchir il se lève, faisant abstraction de sa douleur pour passer un bras autour des épaules de Gabriel et le serrer doucement contre lui.

— Ne dis pas ça…

Le jeune homme se laisse faire sans réagir, acceptant la main effleurant son dos. Il appuie un bref instant sa joue contre ses cheveux et la bonne odeur qui s'en dégage laisse une impression de déjà-vu à Sacha, celle d'un moment déjà vécu qu'il voudrait revivre encore, pour sentir à nouveau la chaleur envahir son cœur comme c'est le cas à l'instant.

Il s'écarte une seconde plus tard, voulant éviter de l'embarrasser, et Gabriel se retourne pour essuyer discrètement un début de larmes qu'il prend soin d'ignorer.

— Va t'asseoir, c'est cuit, dit son hôte en toussotant légèrement pour retrouver son calme habituel.

Le déjeuner s'avère étonnamment bon, l'avis étant partagé par un certain chaton qui s'est vu offrir une partie du mets aquatique, et quelques plaisanteries suffisent à faire retrouver le sourire à Gabriel en allégeant par la même occasion l'atmosphère. Ils se partagent les quelques tâches ménagères avant de sortir dans le jardin, s'installant sous le porche tandis que Lullaby s'affaire à gratter la terre et mâchouiller les brins d'herbe.

— Tu es arrivé quand, ici ? demande timidement Gabriel en gardant les yeux sur le fauve.

— Au milieu de septembre.

— Ça s'est passé comme ça, un jour tu es en Russie et l'autre tu es dans l'avion pour la France ?

— On est venu en train, répond-il en souriant. Mais non, ça a pris du temps d'organiser le voyage. Et ici, il a fallu du temps aussi pour s'installer.

— Pourquoi ?

— Des papiers à remplir, se faire enregistrer, attendre un appartement…

— C'est pour ça que tu as commencé les cours en retard ? en déduit Gabriel.

— Oui. Je suis arrivé au lycée le lendemain de mon installation.

— Ce n'est pas trop dur, l'acclimatation ?

Sacha reste interdit, lui faisant les gros yeux pour lui faire comprendre que ce mot ne fait pas partie de son vocabulaire. Le visage de Gabriel passe à la teinte de rouge supérieure et il bredouille pour se rattraper :

— Tu sais, s'habituer aux gens, tout ça…

— Les gens sont plutôt pareils, ici ou ailleurs. Mais je ne me sens pas chez moi quand même.

— Ça doit être dur de tout laisser tomber, réplique bêtement le jeune homme.

— Oui.

— … tu me parles de tes amis ?

Le fait qu'on s'intéresse à lui de cette façon ne manque pas de le surprendre, pourtant se confier à quelqu'un est loin d'être la pire des choses à faire ; surtout que Gabriel s'est ouvert à lui aussi, et que parler de sa vie, son ancienne vie, lui semble n'être qu'un juste retour des choses.

— Je les connais depuis que je suis petit, on était toujours ensemble. Tu sais, des amis d'enfance… quand tu habites juste à côté c'est facile. On est devenu un gang, Vitia dans son rôle de chef qui refile toujours le sale boulot, Kolia et Liocha qui le soutiennent et moi qui essaye de calmer le jeu. Vitia… quand il veut, il peut résoudre tous les problèmes, mais il n'a pas très bon caractère. Liocha, c'est juste un beau parleur, qui embobine les filles avant de revenir avec une trace de main sur la figure, comme à chaque fois. Kolia il ne dit jamais rien, il boit avec lui pour faire passer sa peine, mais quand il se bat c'est un démon, sans pitié.

— Vous étiez un gang… un gang de rue, qui se bat et tout ?

Il laisse échapper un petit rire devant la surprise innocente de Gabriel.

— On habitait dans la banlieue, si tu ne te bats pas alors tu n'es rien. On le fait par nécessité. Mais il n'y a pas que ça, on rendait service aussi, s'il fallait aider quelqu'un, garder des enfants, on le faisait. C'est comme… une très grande famille.

Les mots qui sortent de sa bouche lui paraissent amèrement étrangers alors qu'il raconte cette histoire, la sienne ou celle de quelqu'un d'autre, l'histoire d'une vie perdue. Il ne peut pas se permettre de s'y accrocher, parce que ça voudrait dire se demander comment va tout le monde sans lui, s'inquiéter de leur faculté à s'en sortir, s'interroger sur qui pourrait mettre un frein aux idées folles de Vitia ; ça voudrait dire se ronger les sangs et ça, il ne peut pas se le permettre, parce que c'est déjà assez difficile ici et qu'il n'a pas la force de traîner ce fardeau derrière lui. Le temps des regrets doit faire place à celui de la reconstruction.

— Et tes amis à toi, ils sont comment ? demande-t-il pour chasser ces visages de sa mémoire.

— Ils sont peu nombreux, dit Gabriel. Quand j'étais petit les temps étaient durs, on se moquait de moi à cause de cette histoire de couleurs et j'évitais pas mal qu'on m'approche. Du genre rat de bibliothèque.

— Rat ?

— C'est juste une expression, répond-il avec un sourire. Et puis, au collège j'ai rencontré Chris et Lena et on est devenus inséparables. Cette fille est une vraie terreur… avec nous deux à côté, le cocktail était plutôt explosif ! Et puis les parents de Lena ont divorcé et elle est partie aux Pays-Bas avec son père pour entrer au lycée. Chris a suivi un parcours technique et je me suis retrouvé là. Alors je traîne avec l'équipe de natation, j'en connais certains depuis presque cinq ans, du coup on s'entend bien. Et Guillaume est une vraie mère poule… enfin, c'est toujours moins pire que Chris. S'il n'en savait pas autant sur moi, je l'aurais envoyé paître depuis longtemps…

Le rire de Gabriel le contamine, redoublant d'intensité lorsque Lullaby se fait une peur bleue en voyant un oiseau s'envoler bruyamment à son approche ; il court alors se cacher derrière eux en faisant le gros dos, les poils dressés et les oreilles rabattues en une tentative d'intimidation ratée. Cependant, rire ravive douloureusement le souvenir de ses côtes meurtries et Sacha se force à se calmer, reprenant discrètement un médicament de la tablette que son ami lui a laissé.

— Et maintenant… il y a toi aussi, ajoute Gabriel en lui faisant un sourire malicieux.

— Je suis content de t'avoir rencontré, acquiesce Sacha en lui serrant brièvement l'épaule.

Les deux garçons se lèvent, engourdis par le froid et leur position depuis trop longtemps stagnante, et accueillent la chaleur intérieure comme une soudaine bénédiction.

— Ça te dit, une partie de jeux vidéo ? propose Gabriel pour les occuper.

— Je ne sais pas jouer...

— Ce n'est pas grave, je serai indulgent !

Une fois tous deux assis en tailleur dans le salon, Sacha regarde avec perplexité la manette que Gabriel lui a collée entre les mains, se demandant même s'il la tient dans le bon sens. Celui-ci se penche alors vers lui pour lui expliquer son fonctionnement, plaçant même ses doigts sur les touches pour lui faciliter la tâche. Mais malgré sa bonne volonté, Sacha ne parvient qu'à lamentablement embrasser le décor des circuits, ce qui à défaut de le faire progresser a le mérite d'amuser son adversaire.

Le temps passe vite, trop vite à son goût. Même si sortir avec Marine la veille était une bonne expérience, avoir à nouveau un ami masculin avec qui passer du temps est incomparable. Ça méritait bien une côte fêlée, en tout cas.

Le soleil se couche à peine lorsqu'ils se rendent compte que l'obscurité envahit déjà la pièce ; Sacha se propose d'aller allumer la lumière, mais lorsqu'il fait un premier pas vers l'interrupteur, il sent sa tête tourner. Mettant ça sur le compte de s'être relevé trop brusquement, il s'appuie une minute au dossier du canapé pour reprendre ses esprits mais au lieu de se calmer, la sensation de malaise s'intensifie jusqu'à lui laisser les jambes tremblantes.

— Hey, ça va ? s'inquiète Gabriel en le rejoignant.

— Je ne sais pas, ma tête tourne...

— Assieds-toi.

Sacha se laisse tomber dans le canapé, se forçant à calmer sa respiration pour effacer les effets nauséeux mais rien n'y fait, l'étourdissement ne fait que s'aggraver.

— Qu'est-ce qui se passe ? demande Gabriel en s'accroupissant devant lui.

Il secoue lentement la tête en signe d'ignorance, le cœur au bord des lèvres.

— C'est peut-être à cause des médicaments, ils sont un peu forts. Surtout si tu ne manges pas beaucoup...

La main fraîche de Gabriel vient se poser sur son front puis sur la sienne, la tirant doucement pour l'inviter à se relever. Il doute un instant de ses facultés à s'exécuter mais le jeune homme vient le soutenir, le portant à demi en direction de l'escalier. La montée semble interminable, autant pour l'un que pour l'autre, et c'est avec un soulagement sans précédent qu'il sent enfin un matelas moelleux venir à sa rencontre.

— On va croire que je t'ai drogué, murmure Gabriel en l'installant sur son lit.

— Ne t'en fais pas, ça va passer. En plus ma côte ne me fait plus mal... plaisante-t-il à demi-voix.

— Repose-toi, ça ira mieux.

Il ferme les yeux et sent sa main lui effleurer à nouveau le front, la joue, puis entend ses pas s'éloigner avant de sombrer dans l'inconscience.

 

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