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-24. Real Men
Maintenant tout change – ça va changer encore plus
Car on pense que ça s’arrange
Mais personne n’en est vraiment sûr

Tori Amos, 2001

 

Lors des moments comme celui-ci, où le calme est de rigueur, la maîtrise de ses émotions une nécessité et le silence sa meilleure défense, sa seule échappatoire a toujours été de se concentrer sur une image capable de lui changer les idées. Un moyen de ne pas réfléchir, de ne pas faire face à la réalité un instant ; peut-être son seul moyen de se déconnecter de toutes ces choses qui l'auraient rendu fou lui aussi s'il y pensait constamment. Rendre visite à sa tante est pourtant un plaisir, mais sa présence ne cesse de raviver la blessure que penser à sa mère lui cause, et il ne peut s’empêcher de laisser son esprit dériver pour ne pas entendre des nouvelles dont il se passerait bien.

Une matinée du mois dernier qui lui revient en mémoire, un moment banal qui s'est imprimé un peu plus vivement que les autres dans son esprit. La pluie avait cessé et des cristaux de glace se formaient à l'extérieur du vasistas, à peine visibles derrière la buée que causait le contraste de température. Juste en dessous, blottis sous la couette, Gabriel et lui somnolaient en attendant le matin. Aussi subitement qu'elles apparaissaient, les crises d'insomnies de son petit ami disparaissaient pour lui rendre un rythme de sommeil normal quelques jours durant ; des jours comme celui-ci.

La joue posée sur son bras, une jambe glissée entre les siennes et sa main reposant contre son torse, il arborait un air paisible trop rare au goût de Sacha. Cela faisait presque une éternité qu'il le connaissait, de ses moues boudeuses à ses sourires sensuels, et bien qu'il se délecte de ses réactions, ce sont ces moments de tranquillité qui lui manquaient le plus dernièrement. Ne pas avoir à parler, à réfléchir, à ouvrir les yeux ; juste exister pour un moment.

Les mèches noires éparpillées devant son visage cachaient le contour violacé de sa pommette, là où le poing l'avait atteint pendant ce sombre après-midi. Il avait courageusement gardé la tête haute mais Sacha savait que la douleur persistait longtemps après que le sang ait arrêté de couler ; lui-même devait se retenir de gémir à chaque mouvement de tête trop brusque lui causant un reflux des vertiges. D'un accord tacite, ils s'étaient même privés de l'habituelle séance de sexe précédant les nuits où Gabriel élisait domicile chez lui. Il n'avait fallu que quelques instants allongés pour que son amant s'endorme sans attendre.

Et lui qui d'habitude plongeait dans le sommeil sans effort s'était retrouvé coincé éveillé, son bras servant d'oreiller et son esprit tournant à cent à l'heure.

Il avait pris le coup de main en matière de refouler sa culpabilité, celle qu'il traînait avec lui depuis des années comme un poids mort sur le cœur, mais chaque petit incident suffisait à raviver cette émotion. Voir Gabriel souffrir à sa place, prendre des coups pour lui, ne lui inspirait aucune fierté. Juste la terrible impression d'être mauvais pour lui, d'être celui qui l'intoxiquait plus que l'inverse. Aucun d'eux n'avait mérité ça, mais Gabriel avait déjà tellement de choses à porter que le voir en encaisser une de plus le rendait malade.

Si seulement il était capable de lui offrir la vie parfaite qu'il lui souhaite… Tout ce qu'il a pour lui ce sont des moments futiles, des interludes agréables et sans doute quelques faux espoirs. Mais juste un moment, il avait envie de croire que leur quotidien pourrait se résumer à cet instant. Qu'il se réveillerait chaque matin devant ce visage de porcelaine, accueilli par son sourire espiègle, et qu'il lui suffirait de glisser une main sous ses cheveux et une autre le long de la courbe soyeuse de ses fesses pour commencer la journée de la meilleure façon qu'il soit.

À cet exact moment, il avait prié pour que le temps arrête son cours et épargne leur existence.

Puis la magie s'était brisée, comme toujours, les ramenant brutalement à la réalité.

 

Un toussotement interrompt sa rêverie. Il soupire pour chasser cette note amère, gardant au mieux son sang froid devant sa tante, ses cousins et Gabriel, tous assis autour d'une tarte au citron dont l'odeur sucrée lui rappelle de lointains souvenirs d'enfance qu'il aurait préféré ignorer.

— Ils vont organiser un repas pour le réveillon je crois, mais je ne viendrai que le vingt-cinq. Tu veux que je passe te chercher ?

Sacha la regarde sans comprendre un instant, encore perdu dans sa rêverie. De près, il ne peut s'empêcher de noter les ressemblances entre sa tante et sa mère, celle de ses souvenirs du moins. Une forme de visage familière, une couleur de cheveux, la façon de croiser ses mains sur ses genoux… impossible de nier qu'elles sont de la même famille. Sa famille, ou ce qu'il en reste.

— Non, j'irai le soir, ça ira, lâche-t-il en se frottant nerveusement les sourcils.

— Tout seul, vraiment ?

— Je viendrai, si tu veux, intervient Gabriel.

— Tu ne vas pas voir tes parents ?

— Ils sont en Italie.

Sa tante jette un regard curieux à Gabriel mais il l'ignore, sans doute habitué à cette réaction. Même Sacha se retient de lui demander pourquoi, surtout après les efforts entrepris par sa mère pour restaurer le lien familial, mais il connaît assez son petit ami pour savoir que ce n'est pas le moment pour ce genre de question. Ça ne le sera probablement jamais, d'ailleurs.

— Si tu veux, répond-il simplement en tentant de masquer la lassitude de sa voix.

— Tu passes pas Noël avec nous ? gémit Paul en s'agenouillant sur le canapé à côté de lui pour être à sa hauteur.

— Non, désolé…

— Tu sais que tu es le bienvenu, insiste une énième fois sa tante.

Mais il décline poliment à nouveau. Partager un moment aussi important avec des gens qu'il ne souvient pas avoir connus avant son arrivée ici, qui se sont retrouvés avec ses problèmes sur les bras, le rend terriblement mal à l'aise. Autant qu'il aimerait mettre le passé de côté, il est encore incapable de faire partie de cette famille, pas plus qu'il ne peut oublier sa mère, seule entre quatre murs blancs, qui voudra peut-être le voir à cette occasion.

Ou peut-être qu'elle criera en lui lançant des choses dessus, mais ça mérite tout de même d'essayer.

Paul supplie encore un peu, Emilie alterne entre se cacher derrière son livre et épier Gabriel, sa tante le regarde avec un sourire mêlé de pitié ; il a envie de s'enterrer sous terre et mourir.

Gabriel trouve aussitôt l'excuse qu'il fallait pour justifier leur départ anticipé, usant de son charme habituel pour s'attirer la sympathie générale, mais une seconde avant de passer la porte, sa tante le retient pour un mot en privé dans la cuisine.

La dernière fois où c'est arrivé, ce n'était pas pour lui annoncer de bonnes nouvelles, et il sent son cœur s'emballer malgré lui à l'idée de ce qui l'attend.

— Armand me donne des nouvelles de temps à autre et il m'a dit que tu pensais retourner à Moscou faire tes études, annonce-t-elle à voix basse.

— Peut-être, oui, je ne sais pas encore.

— Je voulais juste te dire… Je ne pense pas que ta mère sera capable de voyager. Son état physique s'est dégradé et les docteurs ne pensent pas que retourner dans son ancien environnement lui fera du bien, ils craignent que cela aggrave ses crises.

Sacha ferme les yeux une seconde, se souvient soudain de respirer, et inspire doucement.

— Je sais. Je ne pensais pas la faire venir.

— D'accord, je comprends. Je voulais juste m'assurer que tu étais au courant. Excuse-moi de remuer le couteau dans la plaie…

— Ce n'est pas grave, merci. Merci de tout ce que vous faites pour nous.

— Non, non, ce n'est rien…

Il efface ses excuses d'un hochement de tête et salue une dernière fois la confrérie avant de rejoindre son petit ami à l'extérieur. Il le prend par la main sans un regard pour ce qui les entoure et l'entraîne à sa suite vers la gare, un chemin presque familier malgré les maigres occasions qu'il a eu de l'emprunter.

Gabriel lui lance un regard interrogatif lorsqu'ils s'asseyent sur un banc de la station de gare. Le vent balaye le quai avec une force qui fait ployer les arbres, emportant avec elle un nuage de sable, de gravier et de feuilles mortes qui les fouettent à leur passage. Il n'a pas de réponse à la question silencieuse que Gabriel lui pose, pas de brillante répartie, alors il se tourne vers lui et l'embrasse délicatement. Un merci silencieux que le regard courroucé d'une vieille dame attendant le train ne saurait perturber.

Une furtive grimace de douleur accompagne le mouvement de Gabriel voulant l'enlacer.

— Guillaume n'est pas tendre à l'entraînement, soupire-t-il en étirant discrètement son épaule. La compétition est rude et je me relâche un peu…

— Ne force pas, ne te fais pas mal.

— Non, ce ne sont que des courbatures, c'est tout.

Sacha pose ses doigts gelés sur sa clavicule et masse un instant les muscles noués. Il n'a pas eu autant d'occasions qu'espéré de voir Gabriel nager cette année. Sa baisse de performance lui est totalement passée inaperçue.

— Il faut que je te ménage, alors, chuchote-t-il à son oreille.

Un grognement lui répond tandis que Gabriel rabat son bonnet pour l'empêcher de recommencer. Sa façon de gigoter lui indique que cela a suffi à lui provoquer une embarrassante réaction et il se félicite de lui faire autant d'effet.

La vision des rails déserts, de la brume et des champs en friche qui se dessinent en ombres lugubres à l'horizon lui rappelle soudain un autre paysage, aussi loin physiquement que dans sa mémoire. Une gare de campagne, celle de son grand père paternel qu'il avait à peine connu, à l'enterrement de qui il n'avait pas versé une larme. Une anecdote sans importance, une parmi tant d'autres, toutes celles qu'il se remémore toujours sans le vouloir. D'ailleurs, même s'il le voulait, il serait bien incapable de se rappeler de ces détails.

Pas juste des détails, en fait. Il est incapable de se rappeler du reste aussi.

Un bref moment de panique le submerge et il se mord la langue pour s'empêcher de le laisser paraître. Comment s'appellent les rues de son quartier, déjà ? De quelle couleur est le mur du lycée, comment sentent les plantes du parc au coin de la rue, combien coûte un aller en métro ? Il se met à chercher frénétiquement dans sa mémoire toutes ces ancres qui le gardent à flots, tous les aspects d'une vie qu'il a passé son temps à construire et qui s'effrite entre ses doigts.

À chaque ancienne image s'intercale celle plus vivace, plus colorée, de son nouveau quotidien. Ses parents, Armand, ses voisins, ses professeurs, ses amis, Audrey, Ally, Vitia, Hugues, Kolia, Liocha, Anna, et Gabriel, partout, toujours, tout le temps. Une série de photos sépia, sans goût et sans odeur, face à l'éclat de ceux qu'il croise chaque jour, chaque semaine. Depuis combien de temps est-il parti, trop longtemps ? Est-il déjà trop tard pour retrouver ce qu'il a perdu, a-t-il définitivement été rayé de ce passé ?

— Ça va ? demande Gabriel, sa main posée sur son bras dans un geste inquiet.

Son visage devant ses yeux n'est que le reflet d'un millier d'autres, le soleil autour duquel il gravite depuis des mois, le centre d'un monde qui s'est refermé autour de lui pour en chasser tout souvenir intrus.

— Je ne pense qu'à toi, souffle-t-il du bout des lèvres.

Gabriel sourit, comme lui-même aurait sourit à ces mots, incapable de comprendre, et lui incapable de lui expliquer.

Tu es le mur de ma voie sans issue , pense-t-il avant de ranger cette considération loin de sa bouche, de peur qu'elle lui échappe.

Il ne pourrait pas comprendre.

--

Après des heures à courir, des heures à étudier, des heures d'examens et des heures de musique, la première minute de ce premier soir de vacances lui semble être un aperçu du salut qu'il n'espérait plus. La chaleur de la boutique, de ses instruments en cours de rénovation qui le réchauffent de l'intérieur et de la petite bête à poil roux qui s'est jetée sur lui à son arrivée chasse la grisaille glacée portée par le vent pour la remplacer par un doux sentiment de sécurité. Armand, un outil entre les genoux et son tablier maculé de sciure, lui fait un petit signe de la main depuis l'atelier, qu'il lui renvoie avec un sourire.

Tout est normal. Tout va bien.

Son studio rayonne de la lumière orangée des derniers rayons du soleil à l'horizon. Tout luit de cette aura magique, éphémère, jusqu'aux peintures de son amant qui semblent prendre vie dans les ombres. Il prend son temps pour se changer, enfiler une chemise propre, un jean en bon état et aplatir ses épis incontrôlables qui se multiplient à mesure que ses cheveux poussent, menaçant de se remettre à boucler s'il n'y remédie pas très bientôt.

Pas de travail ce soir, il a promis de rejoindre Gabriel chez lui pour une soirée tranquille, loin de l'agitation habituelle des journées chargées.

Le temps d'enfiler sa veste pour affronter le froid extérieur, le jour s'est déjà couché. Il ne peut s'empêcher de regarder derrière lui de temps à autres, bien que l'hypothèse que quoi que ce soit de dangereux lui arrive soit faible maintenant que les principaux coupables se sont retirés. Il n'a cherché d'ennui à personne depuis des mois, s'est convenablement tenu à l'écart des zones qui lui servaient de défouloir, et pas un seul regard défiant n'a croisé le sien depuis.

Il serait vraiment temps que tu ranges ta paranoïa au placard , lui souffle sa conscience.

Pourtant, il n'arrive pas à oublier ces petites choses qui lui restent en travers de la gorge, les menaces, celles envers Gabriel, l'auréole des hématomes qu'ils ont laissés sur sa peau. Il n'est pas prêt de leur pardonner ça, et si sa paranoïa est le prix de la prudence, qu'il en soit ainsi.

Les rues s'effacent sous ses pas sans qu'il s'en aperçoive, guidé par un automatisme qui ne le surprend plus. Bien que la fréquence de ses passages à la demeure familiale se soit considérablement réduite au fil du temps, il connaît malgré lui ce quartier comme sa poche. Chaque haie, chaque jardin bien entretenu, chaque voiture ridiculement polie est une constante qui ne lui arrache même plus le moindre froncement de sourcil.

Alors qu'il approche de la maison de Gabriel, le son d'une conversation lui parvient et il ralentit aussitôt l'allure. Un mètre supplémentaire et il reconnaît la voix de son petit ami ; l'autre lui est familière mais impossible de mettre un nom dessus. À travers une clôture voisine, il jette un œil au porche et y distingue la vague forme d'un homme au crâne rasé, un peu plus petit que lui, habillé de façon banale.

— … vraiment pas une bonne idée, entend-il Gabriel répondre.

— Je voulais juste m'excuser, s'il te plaît…

— C'est fait, non ?

— Gaby, laisse-moi t'expliquer…

Emmanuel.

Une colère noire l'envahit à toute allure et il sent son sang bouillir, ses pensées se brouiller sous l'effet de la fureur. Comment ose-t-il, après tout ce qu'il a fait ! Il a laissé Gabriel s'en charger la première fois mais maintenant, c'est son tour de lui remettre les idées en place, à la manière forte.

Il s'apprête à débouler dans l'allée pour attraper sa victime par le col et lui offrir ses propres explications, mais une intervention de Gabriel l'arrête dans son élan.

— Alors vas-y, explique-moi, parce que je ne comprends vraiment pas ce qui t'as pris.

— C'est depuis que tu as arrêté de traîner avec nous, avoue Manu d'une petite voix. J'étais insupportable avec les autres et ils ont compris que c'était à cause de toi. Ils m'ont proposé de… tu sais comment je suis, je…

Sacha jure silencieusement de ne pouvoir entendre correctement et se faufile par le jardin voisin jusqu'à l'arrière de la maison de Gabriel. Sans un bruit, il s'avance jusqu'à la limite du mur lui permettant d'entendre le duo, à défaut de le voir clairement.

— … c'est pour ça que j'ai reconnu le type qui nous a attaqués près du lycée avant l'été ! s'exclame Gabriel. C'était un pote à toi !

— Ils ne m'avaient pas dit que vous vous étiez battus, je te jure. Mais il n'a pas voulu y retourner, soit disant que ça ne servirait à rien… j'aurais pas dû le laisser faire dès le début.

— Tu parles, rétorque Gabriel, ça ne t'a pas empêché d'aller toi-même menacer Sacha juste avant.

— C'était juste des menaces…

— Putain Manu, c'était pas « juste » des menaces, merde ! Tu sais que tu peux finir en taule pour moins que ça, espèce de malade ? !

— Je sais, je… je sais. J'étais tellement obsédé par toi, je ne pouvais pas m'arrêter, je suis désolé…

— Je m'en fous que tu sois désolé. Pourquoi tu as recommencé, en plus !

— Parce que ça me rongeait. Te savoir avec lui alors qu'il ne fait rien pour toi…

— Tu n'en sais rien.

— J'en étais quand même persuadé. Et ces mecs que je fournissais avaient besoin d'un crédit, et j'avais besoin d'un truc pour me rassurer… ils ne devaient pas te toucher, tu le sais, je te le promets.

— Je m'en tape de ça. C'était du délire complet d'envoyer des mecs faire ton sale boulot parce que t'es incapable de me parler !

— Tu ne voulais pas m'écouter, se défend Emmanuel en faisant un pas vers lui. Je n'existais même plus pour toi, tu ne répondais pas à mes messages, putain !

— Sans blague, rétorque Gabriel d'un ton ironique. T'as pas trouvé mieux pour attirer mon attention ?

— Non, je n'ai rien trouvé d'autre qu'augmenter les doses et regarder le plafond tourner. Je sais… je sais que tu n'as pas de raison de me pardonner, que je le mérite pas ni rien, mais je voulais que tu saches que ça arrivera plus.

Un grondement dubitatif de Gabriel fait écho à celui que Sacha se retient de lâcher.

— J'ai arrêté, continue Emmanuel d'une voix lasse, je suis en train de laisser ça derrière moi. Je suis rentré chez mes vieux et ils m'ont envoyé chez un psy… je vais y aller. J'ai promis. Plus de délire, plus de dope, je vais chercher un taf…

— Vraiment ?

— Ouais. Si ça continue comme avant je vais me foutre en l'air… ça vaut pas le coup, hein.

— N'attend pas quelque chose de moi. Qu'on soit clair, j'approuve ce que tu fais, mais je ne vais pas te tomber dans les bras.

— Je sais, t'inquiète. Je te demande rien. Juste, si un jour t'as besoin d'un pote, ou de prendre des vacances des tiens… je suis là.

— Tu n'es pas exactement mon premier choix sur la liste.

— Ouais, mais… tu sais, un jour, peut-être. Je sais ce que ça fait, et tu sais que tu peux tout me demander. C'est tout ce que je voulais que tu saches.

— C'est noté.

Sacha se penche un peu pour le voir se rapprocher de Gabriel avec son regard de chien battu qui lui donne envie de vomir. Ce dernier croise les bras et s'appuie contre la porte d'entrée, lui indiquant clairement qu'il ne recevra aucune marque d'affection de sa part.

— Un jour, peut-être, répète Gabriel.

Emmanuel hoche la tête et se retourne pour faire sa sortie. C'est ce moment que choisit Sacha pour s'avancer d'un air décontracté vers eux, son regard dur et glacial confirmant qu'il ne vient pas juste d'arriver. Dans les yeux de Manu passe une lueur de terreur, qui se change en méfiance en voyant que Sacha ne fait pas mine de lui sauter dessus. D'un nouveau hochement de tête, il disparaît définitivement de leur champ de vision.

— Tu m'espionnes, maintenant ? dit Gabriel sur un ton malicieux.

Il le prend par la taille et le guide à l'intérieur, avant de le plaquer contre la porte. Un souvenir de situation semblable ressurgit et il ne peut retenir un petit sourire en songeant que leur relation avait pratiquement commencé ainsi. Il n'a pas perdu ses mauvaises habitudes.

— Et toi, tu conspires ? souffle-t-il.

Ses doigts caressent la lèvre pulpeuse de Gabriel qu'il a envie de mordre jusqu'au sang pour l'empêcher de parler à nouveau avec ce déchet.

— Tu en as assez entendu pour connaître nos plans machiavéliques je pense, réplique celui-ci avec une pointe de sarcasme.

Sacha gronde tout bas et passe une main sous ses cheveux, caressant une seconde son crâne avant de les empoigner pour le forcer à le regarder.

— Il n'y a pas de « un jour peut-être ».

— Je suis puni ? demande Gabriel avec un humour plein de défiance.

Il te provoque , souffle la petite voix. Il serait tellement tentant de céder à cette pulsion, le prendre à la gorge, le prendre à même le sol et le faire crier jusqu'à ce qu'il n'ait plus la force de lui répondre. Mais quelque chose de triste, de coupable, brille dans ses yeux ; quelque chose qu'il masque derrière un cynisme de circonstance, insuffisant pour le tromper. Emmanuel lui fait autant de peine qu'il l'enrage lui-même et toutes les punitions du monde ne pourront le guérir de ça.

Il ne reste qu'à faire en sorte de lui passer l'envie d'y penser.

— La soirée tranquille commence bien, soupire Sacha en le lâchant doucement.

— On attaque par le dessert si tu veux, murmure son amant, les bras passés autour de son cou.

Sacha s'oblige à mettre fin au baiser à la limite de la violence qu'ils partagent, sans quoi il sera incapable d'utiliser son cerveau à quoi que ce soit d'autre que le déshabiller en quelques secondes. Il ne cache cependant pas l'effet qu'il lui procure, s'attirant un sourire satisfait de la part de son amant.

— Je préfère garder le meilleur pour la fin, l'informe-t-il en pressant affectueusement son entrejambe.

— À vos ordres, Capitaine.

Noël n'est que dans quelques jours mais ils ont avancé leur dîner officiel de réveillon à aujourd'hui, étant donné que l'ambiance le soir même risque de ne pas être idéale pour la célébration. Dans la cuisine, un attirail de couteaux, de planches et de mystérieux paquets rompt l'habituelle monotonie.

— Sushis ? dit Gabriel en réponse à son air étonné.

— Je ne sais pas faire ça.

— Tu sais faire cuire du riz, non ? Ce sera ta seule mission.

Sacha le pince gentiment et s'attèle à sa « mission », qui ne s'avère pas aussi aisée qu'il y paraît, tandis que Gabriel découpe le poisson avec une rigueur impressionnante. Il n'a jamais été vraiment fan de sushi mais cuisiner ensemble est assez rare pour être plaisant, quelque soit le résultat final. Se moquer de lui, le gêner intentionnellement, glisser une main froide sous son tee-shirt pour sentir sa peau se couvrir de chair de poule, comme un vrai petit couple ; un bien faible mensonge, après tout. Tant qu'ils sont ensemble, pourquoi ne pas en profiter ?

Ils lèchent le riz de leurs doigts collants, se défiant d'augmenter les doses de wasabi par sushi, puis nature, jusqu'à ce que Sacha manque de s'étouffer sous la force d'une portion un peu trop ambitieuse.

Gabriel éclate de rire et s'éloigne hors de portée le temps qu'il retrouve sa contenance, persuadé qu'il sera capable de lui échapper dans son état. Peine perdue ; il faut moins de dix foulées – sans faire tomber le moindre bibelot – à Sacha pour l'attraper par la taille et le jeter sur son épaule.

Dehors, la nuit a apporté avec elle un vent glacé se glissant sous les couches de vêtements à la première seconde d'inattention. Gabriel lâche un « ouf » de surprise lorsque son kidnappeur le lâche sans trop de délicatesse sur la pelouse rase du jardin.

— Je te laisse geler dehors ? propose Sacha en croisant les bras.

— Tu ne veux pas plutôt élargir tes horizons ?

Gabriel soulève son tee-shirt d'une main et caresse la peau blafarde de son ventre, qui semble luire dans l'obscurité. Le mouvement est assez hypnotisant pour que l'intéressé ne le voie pas tendre la jambe en direction de son genou, qu'il tire vers l'avant avec son pied pour le faire tomber. Une main agrippe son col, l'autre sa nuque, et Sacha a à peine le temps de se retenir à bout de bras pour ne pas s'écrouler sur lui.

— Tout est dans les abdos, frime Gabriel en restant suspendu à son cou.

— Tout est dans ton sale caractère, oui…

Son petit ami sourit et se redresse pour lécher ses lèvres, réitérant silencieusement son invitation à faire de nouvelles expériences.

— Tu vas attraper froid, proteste Sacha. Une fois de plus…

— Dit celui qui attrape la grippe l'été ?

— Dit celui qui a autre chose à faire que te soigner.

— Je suis docile quand je suis malade pourtant, c'est un avantage.

Sacha ne répond rien, laissant le silence courir entre eux en même temps que le vent froid, jusqu'à ce que Gabriel se mette à frissonner sous lui. Il suffit de peu pour faire passer sa chair de poule ; quelques baisers là où il faut, promener ses lèvres le long de son oreille, son souffle dans son cou, et l'effet désiré est aussitôt atteint. Gabriel se met à radier son habituelle chaleur, son cœur un peu trop bruyant et ses yeux un peu trop brillants trahissant son envie de ne pas laisser ça là.

— Je n'ai pas besoin que tu sois malade pour te rendre docile, souffle-t-il à son oreille.

Gabriel montre les dents face à son sourire mesquin et accepte la main qui le relève. À l'intérieur, les degrés se sont enfuis par la porte ouverte et même Sacha ne peut réprimer un léger frisson. Il n'a pas le temps de faire plus de quelques pas avant que la porte ne claque derrière lui, qu'une main se glisse autour de sa taille et qu'une puissance s'empare de lui.

— Finis ce que tu as commencé, gronde Gabriel.

Sa main se glisse sous sa ceinture et il doit le retenir de le déshabiller ici-même, au milieu du salon. Ce n'est pas la peine de discuter avec lui dans cet état, il l'a compris depuis le temps. La barrière est mince entre la plaisanterie et l'allumage en règle, celle de Gabriel encore plus que les autres. Ce qu'il s'est permis dehors a détruit le peu de répit qu'il pouvait s'accorder avant de passer aux choses sérieuses, comme le montre les pupilles dilatées qui sondent les siennes à cet instant.

La rage, la peur, le désir : trois raisons pour lequel ses yeux gris s'assombrissent, mangés par les abîmes en leur centre. Les deux premières sont définitivement à rayer de la liste.

Il comprend rapidement qu'il n'aura pas la force de le traîner jusqu'à sa chambre, vu son insistance à essayer de le débarrasser de ses vêtements. Le canapé est l'option la plus facile et il l'y entraîne insidieusement, sous couvert de baisers. Ce n'est pas comme si Gabriel allait résister, de toute façon ; le sexe le grise comme une drogue, le plonge dans une transe dont il est souvent incapable de l'en sortir. Ce qu'il y cherche reste trop complexe pour qu'il s'y penche sérieusement, mais ça ne se limite sûrement pas au plaisir : une échappatoire à toutes ces choses qui le tourmentent, toutes celles qu'il tait et celles que Sacha ne peut s'empêcher de voir en lui, chaque petite souffrance et chaque petite déception noyée dans les minutes de plaisir qu'il s'efforce de prolonger jusqu'à n'en plus pouvoir.

Et ce qu'il y cherche lui-même, cet incongru sentiment de sécurité auquel il croit bien plus qu'il ne devrait, n'est finalement pas plus sain que la quête de la rédemption de son amant.

Dans quelques jours, ce sera Noël. Il ne neigera pas, il n'y aura pas de sapin, il n'y aura pas de lumière ; juste le sinistre souvenir d'une vie passée et perdue à jamais. Et encore, qui sait si Gabriel en a autant à quoi se raccrocher. Dans quelques jours, ce sera le néant, et tout ce qu'il y a de bon, c'est maintenant qu'ils vont le prendre.

Jusqu'à n'en plus pouvoir.

--

L'odeur de désinfectant, de maladie, de mort, le prend à la gorge comme de l'acide ; il est à la limite de suffoquer en passant les doubles portes gardées. Derrière lui, Gabriel a revêtu son masque d'indifférence, mais il sent son malaise suinter de ses pores malgré lui.

Le blanc des murs a beau être étincelant, il semble irrémédiablement taché par l'oppressante atmosphère des lieux, les yeux vides de ses pensionnaires, leurs rictus figés par des souvenirs d'un autre temps, d'un autre monde. Seul le regard sévère des infirmières les suivent, les retenant de trop se rapprocher, de trop se montrer ensemble.

De longs couloirs en longs couloirs, Sacha suit le fil invisible qui le tire vers la dernière porte, s'enroulant simultanément autour de son estomac pour lui faire passer l'envie de manger quoi que ce soit dans ce temple sacré.

L'odeur l'aurait immédiatement fait vomir, de toute façon.

La chambre est sans personnalité, vide malgré chaque bibelot qui cherche à la meubler. Rien n'est à sa place, rien n'est familier ; juste un décor pour masquer la désagréable réalité qu'on entrevoit juste derrière.

Elle est assise sur un coin du lit, tournée vers la fenêtre. C'est toujours mieux que tournée vers le mur. Lorsqu'il s'assied à côté d'elle, qu'il prend sa main entre les siennes, un frémissement imperceptible la parcourt. À l'occasion du dîner, on l'a revêtue d'une robe de lin bleue, probablement prêtée par sa sœur, qui tombe sur ses épaules comme un rideau de pluie. Les gants blancs qui masquent ses mains osseuses rappellent à Sacha ces sorties officielles auxquelles il participait petit, accroché à ses jupons au milieu des ministres et des politiciens. Rares sont ses souvenirs de ces évènements mais seuls quelques uns suffisent ; aujourd'hui, il se demande encore sur lequel de ses visages il doit blâmer la mort de son père, son exil et la dissolution de l'existence de la femme assise devant lui.

Lequel de ces visages il pourrait arracher avec ses ongles pour regarder son propriétaire se vider lentement de son sang.

Gabriel vient se placer contre le mur, les bras croisés, toujours vaguement mal à l'aise. Il ne lui reproche pas sa méfiance, sa présence est déjà plus qu'il n'aurait pu espérer. Bien qu'il ait l'habitude de faire face à cette situation seul, n'importe quelle distraction a son importance, même si elle est silencieuse et gênée.

Il murmure quelques mots à l'attention de sa mère, les habituelles banalités, accueillies par l'habituel silence. Ce soir encore, il ne tirera rien de leur échange, et la fatigue de recommencer encore et toujours le même manège prend le pas sur l'angoisse ; il a déjà envie de partir.

La main que Gabriel pose sur son épaule le surprend et il devine que son expression a dû laisser transparaître son état d'esprit, si on en croit le sourire qui se veut rassurant de son petit ami. Sa main remonte doucement le long de sa nuque et il s'y appuie avec un petit soupir de contentement. Si Gabriel lui demandait de rentrer maintenant, il ne résisterait pas une seconde, peu importe ce que ses remords lui infligeraient ensuite. Mais sur les traits de son visage, c'est soudain une surprise inquiétante qui se dessine, une qui fait se retourner Sacha vers sa mère.

— Gabriel, c'est ça ? demande-t-elle d'une voix rauque et vaporeuse.

— Maman ? appelle-t-il tandis que son ami hoche distraitement la tête.

Des yeux verts, tellement plus intense que la teinte nénuphar des siens sous le voile qui les recouvre, le fixent un moment. Tous ces mois de souffrance, d'attente, de déception, des mois de silence pour une minute de reconnaissance ; tout en valait la peine. Il lui serre un peu plus fort la main et elle pose sa seconde au-dessus avec un faible sourire aux accents bienveillants.

— Je suis désolée de te faire subir tout ça, dit-elle de cette même voix effacée. Tu n'as pas besoin de venir, ni de rester.

— Maman…

Il voudrait lui dire un million de choses mais les mots se bousculent dans sa gorge, formant un gigantesque embouteillage qui les empêche tous de sortir.

— Parfois je me souviens que tu viens souvent, ça me rend triste. Je ne veux pas que tu me vois comme ça, tu sais.

— Tu te souviens… ?

— Parfois. Tu me lis des histoires comme à un enfant, alors que c'est moi qui devrais…

— Ça ne me gêne pas.

Elle le regarde un peu plus durement, comme pour lui dire « moi, ça me gêne », et il baisse les yeux.

— Tu ne me parles pas souvent de toi, souffle-t-elle avec un semblant de regret. Ton école, tes amis, celui que tu aimes…

À côté d'eux, le visage de Gabriel prend une teinte écarlate alors qu'il se met à danser nerveusement d'un pied sur l'autre. Sacha en aurait presque sourit s'il n'était pas aussi dérouté par la soudaine lucidité de sa mère.

— Pourquoi est-ce que tu n'es pas rentré à Moskva ? demande-elle. Pas à cause de moi ?

— Non, c'est juste… tu sais, je dois finir mes études, ce n'est pas facile de partir.

— Tu es bien ici ? Всё хорошо? [1]

— Всё хорошо.

— Mais tu vas repartir, dit-elle en caressant légèrement sa joue, avec une certitude qui le décontenance.

Puis elle tend la main vers Gabriel, qui lui offre la sienne sans trop avoir le choix.

— Prends soin de lui s'il te plaît, c'est le seul que j'ai.

— Je fais de mon mieux, lâche-t-il avec autant d'assurance qu'il en trouve.

— Tu devrais partir, Sachienka. Tu ne devrais pas passer le réveillon avec une vieille folle…

— Maman ! l'interrompt-il avec colère à ces mots. Je veux le passer avec toi.

— Te faire de la peine n'apaisera pas la mienne, tu sais. Je ne suis pas de très bonne compagnie, je ne sais parfois même plus qui je suis…

— Tu es parfaite.

— Tu es trop gentil, mon chéri. Joue-moi un peu de piano, s'il te plaît.

Elle se lève et les précède dans le couloir, sous le regard méfiant d'une infirmière de passage. Un vieux piano caché par quelques napperons traîne dans un coin de la véranda. Sacha s'y installe alors que sa mère s'assied dans une chaise adjacente, tournée vers le petit jardin fané qui l'entoure. Les autres résidents ont commencé leur pèlerinage vers la salle à manger commune, traînant sous leurs beaux atours l'odeur de mort et de folie qui leur colle à la peau. Tous ces visages ridés, ces mains tordues, ont l'air incongru face aux minces pattes d'oies qui décorent le visage de sa mère. Elle pourrait être leur fille à tous, que fait-elle dans leur enfer ? Pourquoi ne lui reste-t-il pas ces années qui lui reviennent de droit, celles où elle aurait du s'occuper de lui plutôt que l'inverse ?

Il ne peut masquer l'énervement qui guide ses doigts sur les notes mais personne n'en fait la moindre remarque. Gabriel est resté à l'écart, éternellement déplacé dans cet endroit hors du temps – ou hors du leur, simplement. Alors il se force à se calmer, à ramener les vagues à marrée basse, jusqu'à ce que le tapotement répété d'une aide soignante le force à mettre fin au spectacle.

— C'est l'heure, les informe-t-elle en se reculant de quelques pas pour les laisser partir.

Il se lève à contrecœur, s'accroupit devant sa mère et lisse distraitement sa robe pour attirer son attention.

— Est-ce que tu veux que je reste pendant le dîner ? demande-t-il tout bas.

— Non, rentre, s'il te plaît. Tu n'as pas à revenir.

— Je reviendrai.

— Demande à ton père de passer de temps en temps, tu veux ? Ça fait si longtemps que je ne l'ai pas vu…

Il avale bruyamment sa salive, la gorge serrée. Juste quelques minutes d'illusions mais ça a suffit pour y croire, même à un mensonge, celui qu'elle ne peut que briser malgré elle, encore et toujours. Ça n'ira jamais mieux.

— Je lui dirai . Я люблю тебя, мама. [2]

Ça n'ira jamais mieux pour lui non plus.

Le chemin inverse à travers les interminables couloirs est encore plus long qu'à l'aller, encore plus pénible. Cette fois, il n'hésite pas à serrer la main de Gabriel dans la sienne, quitte à ce qu'il ait mal, au moins un peu autant que lui.

— Ça va aller, chuchote celui-ci en le voyant expirer longuement, le visage défait.

Non, ça n'ira jamais, mais il se garde bien de le lui rappeler.

--

— Je n'ai pas faim, pardon, s'excuse Sacha en jetant sa veste sur le dos de son clic-clac.

Bien que la maison de Gabriel soit toujours aussi vide, ils sont revenus chez lui d'un commun et silencieux accord. L'isolation est tellement efficace qu'après le froid de dehors, l'atmosphère de l'appartement pourtant peu chauffé lui fait l'effet d'une fournaise. D'un seul mouvement, il ôte son pull et son tee-shirt, qu'il jette sur une chaise avec un brin d'énervement. Le gel extérieur devait agir sur ses nerfs car maintenant qu'il est à intérieur, il sent les émotions parasites refaire surface, un mélange de rage et de désespoir surmonté d'un soupçon de déception. L'envie de tout détruire, de tout arrêter, de prendre fin lui vrille le crâne et il se demande comment il va la faire passer.

— Calme-toi.

Le ton de Gabriel se veut rassurant mais il n'arrive pas à taire les pensées importunes qui rongent sa conscience. Un cri de colère lui échappe, ou de douleur peut-être au contact de ses phalanges contre le bois du pilier de la mezzanine. On l'entraîne à l'écart, à l'aveuglette, et il sent l'assise du canapé bloquer ses mollets avant qu'il n'y tombe assis. L'odeur de son amant lui arrive brutalement, celle de sa gorge près de ses lèvres, de son ventre près du sien, et il le serre de toutes ses forces contre lui. Gabriel ne proteste pas, assis sur ses genoux face à lui.

— Je ne peux pas tout arranger, je suis désolé, souffle-t-il à son oreille.

Sacha gémit doucement et presse son visage un peu plus fort dans le creux de son épaule. Il a assez pleuré, pas besoin de se donner à nouveau en spectacle.

— Je suis là pour toi, quand tu veux, pour tout ce que tu veux, tu sais ? Dis-moi quoi faire…

Il n'y a rien à faire, pas de solution facile. Le seul moyen de calmer l'ouragan dans son esprit serait une forte dose d'alcool, avec peut-être son équivalent en morphine pour arrondir les angles. À vrai dire, il faudrait probablement le tuer pour qu'il cesse de ressentir ça, mais l'offre de son amant ne s'étend sûrement pas jusque là.

Seul le temps pourra laisser passer la tempête. Il faut qu'il se change les idées.

— Почему … Pourquoi tu n'es parti avec tes parents ? lâche-t-il d'une voix tendue en s'efforçant de respirer lentement.

— Parce que…

Il le sent hésiter mais ce soir, il n'aura pas la force de garder le silence, il le devine déjà.

— Parce qu'il était hors de question je sois un pédé devant le reste de la famille, et que je devais faire un effort pour leur faire plaisir, sortir avec des filles… Ça m'a tellement dégoûté qu'elle passe son temps à essayer de nous « rapprocher » pour finalement me demander de mentir, je suis resté.

Comme il s'y attendait, Sacha sent sa colère s'apaiser alors que son empathie prend le relai. Un peu de fureur dans les yeux de son amant suffit à ramener une familiarité qu'il arrive à gérer, contrairement à tout le reste.

— Tu n'as pas à mentir pour elle, dit-il en croisant son regard.

— Ah bon ? Je croyais pourtant que c'était la solution, mentir pour continuer. Mentir pour Chris qui ne veut pas voir ce qui se passe, mentir pour ma famille qui ne veut pas me voir homo, mentir pour toi qui ne veux pas l'être…

— Tu ne mens pas pour moi.

— Ce n'est pas ce qu'on est en train de faire ? Qu'est-ce que tu ressentirais si juste un adjectif, un détail de ta vie privée suffisait à te ficher comme une anormalité ? Ils ont combien de mots pour dire « tapette » dans ta langue ?

Des centaines.

— Je ne me cache pas…

— Mais tu te mens. Tu ne veux pas être homo, mais tu es quoi alors ? Et ça fait quoi de moi, tout ça ?

À sa façon de se mordre la lèvre, Sacha devine qu'il regrette déjà ses mots, mais qu'il ne peut pas s'en empêcher.

— Excuse-moi, ce n'est pas le moment pour ça, soupire Gabriel en tournant la tête pour masquer sa gêne.

— Si. Si, tu as le droit de me demander.

Dans ses yeux, l'attente d'une réponse brille comme une flamme. Il avait déjà eu du mal à lui répondre la première fois, à calmer ses craintes, et il faut qu'avouer qu'y réfléchir n'a pas été sa priorité ces derniers mois. Ces questions que Gabriel ne peut se retenir de ressasser, il ne les a jamais envisagées, jamais considérées comme importantes. Il n'y a que le moment qui compte, l'impulsion, le court terme. Mais le cerveau de son amant est câblé sur une fréquence longue durée qu'il ne capte presque pas.

Qu'est-ce que ça pourrait faire d'autre de lui que ce qu'il est à présent ?

Puis soudain, une illumination.

— Je suis homo.

— Quoi ? s'étonne Gabriel en fronçant les sourcils. Si tu dis ça à la légère…

— Non, non. Je suis homo. Tu n'as pas à toujours faire des compromis, tu n'as pas à mentir. Je t'aime plus que je n'ai jamais aimé personne, et si ça fait de moi un homo, alors d'accord.

— Mais…

— Est-ce que ça fait autre chose de moi ?

L'air perdu de Gabriel lui donnerait presque envie de rire si le moment n'était pas aussi sérieux. Si ça fait des mois qu'il se demande la même chose, il se doit d'y répondre mieux que ça, mieux qu'un mensonge de plus.

Je peux être homo pour toi.

— Montre-moi.

D'abord l'incompréhension, puis la stupéfaction figent l'expression de Gabriel dans un masque presque horrifié, persuadé qu'il ne se rend pas compte de ce qu'il dit.

Il ne reste qu'à lui prouver qu'il a tort.

Sacha se relève brusquement, le remettant par la même occasion sur ses pieds. Quelques minutes suffisent à lui ôter ses vêtements, jeter les siens à travers la pièce, et le faire grimper en haut de la mezzanine sans avoir eu le temps de protester une seule fois. Les basses d'un de ses CDs de musique électronique qu'il a lancé, accompagnées d'un soupçon de grande musique, évoquent un vieux compositeur classique en colère qu'on aurait pluggé à une machine.

Le cadre idéal pour qu'il se connecte à la sienne.

— Attends, Sach… proteste l'ange noir qu'il a coincé sous lui, entre ses draps défaits.

Un baiser lui fait comprendre qu'ils ont déjà assez attendu, peut-être même trop. Prendre des risques inutiles pour des futilités, c'est fini tout ça ; s'il doit apprendre à soigner les détails, Gabriel a besoin de profiter du moment présent un peu plus. Cette nuit, il n'y aura pas de réveillon, pas de famille en lambeaux ni de mascarade hypocrite.

Ce sera bien plus important que ça.

L'odeur de leur corps, lourde de cette étrange journée passée, est teintée par le maelström d'émotions qui les a fait vibrer. Une odeur de sueur, de colère, de réconfort, prête à brûler à la première étincelle.

Il est temps de craquer la première allumette.

Des gouttes de sueur commencent à perler à la lisière de son cuir chevelu, coulant à l'arrière de son crâne que Gabriel serre entre ses doigts pour l'empêcher d'interrompre leur baiser. Ça doit faire des heures qu'ils ont commencé pour qu'il ait aussi chaud, à haleter dans sa bouche comme un chien en pleine canicule. Son petit ami semble rayonner sous lui, étendre sa force hors de toute proportion comme une supernova sur le point d'exploser.

S'il avait su qu'il ne fallait que quelques mots pour déchaîner sa furie, il les aurait prononcés plus tôt. Ou enfermés à double-tour, à voir.

Un violon électrique et un synthétiseur grésillant se mêlent à la symphonie de leurs mouvements. Ses paumes autour du visage de Gabriel, sa langue prisonnière de la sienne, il remonte ses ongles dans son dos, sur ses fesses, sous ses cuisses. Son amant le retourne brusquement avant de l'attaquer à coup de dents ; il s'arc-boute sous leur assaut mais Gabriel sait comment s'y prendre. Un instant de douleur contre un instant de plaisir, battus à la spatule pour former une jouissance homogène, c'est sa spécialité.

Il ne résiste pas lorsque ses lèvres chaudes se referment sur lui, glissent le long de sa chair. Loin de son contact, l'air est froid sur sa peau humide, le drap moite au creux de ses reins. D'une main glissée sous l'encre de ses cheveux, il accompagne la cadence, hypnotisé par la portée de ses talents. Il encourage également le doigt qu'il sent hésiter à entrer, déterminé à tenir sa promesse.

Et quelque part un peu curieux d'ouvrir les yeux sur ce monde qu'il ne connaît pas.

L'alternance du familier et de l'inconfortable se multiplie, s'accentue, mais ce sont ses lèvres plus que ses doigts qu'il ne peut plus ignorer. Il le tire à sa hauteur, le souffle déjà rauque, les yeux rétrécis par l'effort. Un bref baiser les relie, puis Sacha le force à s'avancer, à s'agenouiller plus haut, juste le temps de goûter à sa chair, de mettre un peu d'épice sur sa langue pour pimenter leur prochain baiser.

Gabriel n'a pas besoin d'aide, tout est déjà prêt. Le reste, ce n'est que du courage.

— Je ne peux pas, chuchote-t-il avec un air terrifié.

Sacha sourit et lèche sensuellement sa lèvre, pas surpris un instant de sa réaction prévisible. Pourtant il est là, sur lui, entre ses jambes écartées, le tenant à sa merci. Il n'y a rien de plus qu'il pourrait lui donner.

— Mais si. Tu es mon meilleur élève, tu sais mieux que personne ce qui marche.

Et ne me parle pas d'avoir mal , gronde-t-il silencieusement en faisant couler des mèches noires entre ses doigts. Gabriel est suffisamment conscient de la fragilité de sa fierté pour éviter de lui faire la moindre remarque. Ce n'est pas difficile de voir qu'il en meurt d'impatience lui aussi, que sous ses airs hésitants une excitation bouillonnante menace de lui faire faire n'importe quoi. N'importe quoi, ce sera mieux que rien, de toute façon.

Il cache de son mieux la douleur, inéluctable, presque rassurante dans son côté terre-à-terre face au sentiment irréel de sentir son amant se fondre en lui, horriblement lentement, horriblement longuement, jusqu'à ce soupir qui lui annonce que ça y est, это так, это всё. Ça aurait pu être bien pire, en fait.

En même temps, pour que Gabriel soit si enthousiaste à l'idée de le faire, ça ne pouvait pas être si mal.

Celui-ci tremble contre sa peau, comme vibrant au son de la musique qui les berce toujours. Il le calme d'une caresse de sa cuisse sur la hanche, une autre de sa main sur la nuque, et lorsque Gabriel croise son regard, il devine que les sensations qu'il en retire sont en train de le submerger.

— Réfléchis à ce que tu vas faire, ne te laisse pas aller, souffle-t-il à son oreille qu'il mordille affectueusement pour le rappeler à l'ordre.

Le mouvement d'abord imperceptible se transforme petit à petit en torture, puis en simple gêne, et enfin en quelque chose d'autre, un hybride d'intrusion et de fusion dont le plaisir tente de s'emparer vicieusement. Gabriel a repris assez de contrôle pour chercher les signes, prévenir les erreurs, et ses petites attentions seraient presque vexantes si elles n'étaient pas aussi appropriées.

Il le laisser ajuster sa position, modifier leur danse, l'entraîner sur de nouveaux pas. Et quelque part au milieu de toute cette confusion, de cette intense chaleur et de ces bruits à la source inconnue, il sent quelque chose se propager lentement, une étincelle.

La mèche vient de prendre.

D'un langoureux coup de reins, son amant s'assure que tout est en ordre pour le final et il ne peut que grogner en réponse. Il n'aurait pas cru que Gabriel aurait l'endurance, la coordination et la patience de mener ce genre de chose à bien, mais il n'est pas au bout de ses surprises. Subitement, tout se mélange à toute vitesse, sa peau sur sa peau, sa chair dans sa chair, sa langue contre sa langue. Les basses résonnent bien trop fort dans son crâne et ses yeux n'ont plus la force de s'ouvrir, ses doigts de s'agripper, son larynx de crier.

Un courant inébranlable est sur le point de le submerger et il ne sait pas comment garder la tête hors de l'eau.

Dans ce brouillard euphorique, la voix de Gabriel est une douce mélodie à ses oreilles, sa main la caresse d'une plume sur sa joue, son souffle une ancre à son secours. Il n'a pas senti la fin arriver mais son bas-ventre poisseux lui démontre qu'elle a dû avoir lieu, ainsi que pour son amant qu'il a encore une fois senti exploser – de l'intérieur, cette fois-ci.

Son ultime supernova.

Блаженство. [3]

Les mots qu'il lui susurre à l'oreille n'ont aucun sens pour son cerveau embrumé mais il a encore la force de sourire, de rouler sur le côté avec lui et de se blottir contre son corps chaud. Cette nuit, ce sera à lui de le protéger, de l'éloigner des ombres qui le hantent, de jouer celui qui a de l'espoir.

Il a l'impression d'avoir rempli ce rôle pour une éternité déjà. C'est à son tour de dormir.

 

Un grattement le sort lentement du sommeil, celui de petites griffes plantées dans le bois. Lorsqu'elles se referment autour de son pied, heureusement protégé par la couette, il les repousse en grognant. Ses muscles protestent de devoir se retourner sur le dos et une vive lumière pénétrant par le vasistas lui fait regretter la manœuvre. Quelle heure indue est-il, encore ?

Un nouveau coup de patte le force à se redresser pour attraper le monstre et le secouer un peu avec un air de reproche. Rien ne rentre dans sa fichue petite caboche de félin rebelle.

— Hey.

Il croise le regard de Gabriel, hissé en haut de l'échelle, le menton posé sur ses bras croisés, et lui fait signe d'approcher. Pas besoin de lui redire deux fois : il s'avance à quatre pattes et ne s'arrête qu'une fois que leurs lèvres entrent en collision.

— Joyeux Noël, dit Gabriel d'une voix étouffée.

— Mm mm.

Il a déjà eu un joyeux noël, dont ses reins se souviennent encore.

— Et de la part de Lena. Et Chris aussi, même s'il n'a fait que grogner pour changer.

— Tu les as réveillés à huit heures juste pour ça ? demande Sacha en masquant un bâillement.

— Vu qu'il est midi, il n'y a que toi qui a besoin d'être réveillé le matin de Noël.

Déjà midi ?

— Lena trouve que j'ai perdu du poids, elle dit que je vais bientôt ressembler à Brad Pitt dans Fight Club, continue-t-il.

— Hein ? Tu ne ressembles pas à Brad Pitt.

— Merci de détruire mes illusions ! plaisante Gabriel en se laissant théâtralement tomber sur le matelas.

— J'aime autant que tu ne lui ressembles pas, tu es très bien comme tu es.

— Mmm, ronronne son amant en réponse, un sourire béat aux lèvres.

Il se relève brusquement et saute de la mezzanine pour aller chercher quelque chose au fond de l'étagère à vêtements. Sacha le laisse remonter avant de le faire redescendre pour récupérer le sien, laissé dans son sac. Gabriel est comme un gamin impatient face aux deux petits paquets posés entre eux, serrant entre ses mains le tissu de la seule chose qu'il porte, son pantalon de jogging noir.

— Ouvre le tien d'abord.

Sacha s'exécute doucement, amusé de le faire patienter, et sourit en voyant le bonnet à rayures que Gabriel s'empresse de lui prendre pour lui mettre sur la tête.

— Je sais que tu adores me prendre les miens, et ça te rend trop sexy pour que je rate une occasion de te voir avec.

— C'est un cadeau pour toi, en fait ?

— Ça dépend, il y a quelque chose qui t'aurait fait plus envie ?

— Une clope…

— Tt-tt, ce n'est pas le moment de s'y remettre.

Il passe un bras autour du ventre de Gabriel et le fait retomber sur le lit, le temps de l'asphyxier tendrement d'un baiser qui les laisse à bout de souffle. Lorsque son petit ami le retient par la nuque en vue d'exploiter cette intéressante position, il pince un de ses mamelons pour le faire glapir de surprise.

— Ouvre, souffle Sacha en lâchant le second paquet sur son torse.

Gabriel déchire l'emballage plus vite que l'éclair et regarde la couverture rouge du manuel de russe avec de grands yeux étonnés. Sur les premières pages blanches, un texte est gracieusement écrit à la main, d'une écriture pointue et soignée qu'il reconnaît comme celle de Sacha.

— Qu'est-ce que ça dit ?

— Tu le sauras quand tu auras terminé le livre, répond-il malicieusement.

Son soupir déchirant le fait rire et il lui ôte le livre des mains pour s'étendre sur lui.

— Tu voulais apprendre, non ?

— Oui…

— Alors je viens de te donner l'occasion de commencer. Un manuel et un professeur particulier, ce n'est pas mal, non ?

— C'est parfait. Juste. Parfait.

Quelques minutes disparaissent dans un flou affectueux que Gabriel rompt éventuellement pour lui faire signe de le suivre en bas. Il enfile un caleçon au passage et se traîne jusqu'au canapé. Gabriel a suspendu quelque chose au mur, recouvert d'un vieux drap emprunté à la boutique, et il lui fait signe de révéler son ultime surprise. Son amant ne se retourne pas, ne prononce pas un mot, mais tire légèrement sur le drap qui s'effondre artistiquement au sol.

À droite, la peinture qu'il connaît déjà, un de ses portraits réalisés pour la galerie. Il ne se souvenait pas qu'il était aussi grand et qu'on l'y reconnaissait aussi bien. Il ne peut s'empêcher de se sentir embarrassé à l'idée que toutes ces personnes l'aient observé de si près. Cela dit, tout cela n'est rien à côté de la toile de droite. Gabriel n'a pas menti, il avait bien prévu un diptyque.

Il reste soufflé un instant, totalement pris de court par cette peinture qu'il n'aurait jamais imaginée ainsi. Pas aussi… puissante.

Gabriel n'avait présenté qu'une seule moitié à l'exposition, et l'idée de faire sa consœur semblait lui être sortie de l'esprit. En réalité, il l'avait simplement réalisée sans lui en parler.

Il remarque que depuis le petit croquis en noir et blanc qu'il avait aperçu, les choses ont bien changé. Le Gabriel de la toile n'a plus les yeux fermés mais grands ouverts, brillants d'une détermination qui transparaît jusque dans son poing fermé, au niveau de la main de sa peinture miroir. Plus de soumission, plus de regret : ce Gabriel a quelque chose de féroce qui le rend impressionnant, et le Sacha qui lui fait face y répond d'un léger froncement de sourcils. Ennui, tristesse, incompréhension ? Il ne se souvient pas posséder cette expression mais Gabriel le connaît mieux que lui-même, de toute évidence.

Et lui le connaît assez pour savoir que cette thérapie dont il parlait a déjà porté ses fruits.

Tout est en dérivé de gris, une fausse esquisse à l'encre de chine mélangée à quelque chose d'autre, qu'il ne saurait définir. Seule touche de couleur, le vert de ses yeux, dilué comme un morceau d'océan qui cherche à s'emparer de la toile, et l'argenté des siens, luisants comme des éclats d'acier. La brume noire qui les traverse semble remplie d'étoiles, de petites gouttes blanches à l'allure féerique, et il est tellement ébloui qu'il en oublie de parler.

Gabriel lui jette un coup d'œil curieux, toujours debout près du mur. Sacha sort enfin de sa transe pour tendre une main vers lui, dont il se saisit avec hésitation. De l'hésitation, il n'en a pas à le tirer vers lui, contre lui, sa peau tiède sur la sienne froide qui lui transmet le battement inquiet de son cœur.

— Tu es le plus grand artiste que je connaisse, et je ne dis pas ça parce qu'on couche ensemble, dit-il en tenant sa mâchoire dans ses paumes pour ne pas qu'il détourne les yeux.

— C'est juste une peinture…

— Non, non, tu sais très bien que ce n'est pas vrai. Elles sont toutes plus belles que les précédentes, et celle-ci, je trouve qu'elle prend au cœur, c'est époustouflant.

— C'est « prendre aux tripes » l'expression, se moque gentiment Gabriel pour masquer son embarras.

— Un jour elle vaudra une fortune, mais je ne la revendrai jamais, je te le promets.

Il hoche doucement la tête pour lui répondre et Sacha sourit, caressant ses pommettes de ses pouces. Ses cheveux, attachés à la va-vite en queue haute, tombent en mèches désordonnées devant ses yeux, et il ne peut s'empêcher de le trouver séduisant avec son petit air embarrassé.

— Je ne peux rien t'offrir en échange, je suis désolé.

— Hum, tu sais…

— Quoi ?

— Ce qu'on a fait hier soir… tu crois qu'on pourrait le refaire, de temps en temps ?

Sacha se retient de rire et mordille affectueusement son oreille pour faire passer le rouge de ses joues.

— Tu n'as même pas à demander.

-

— N'y pense même pas, gronde Armand en fixant du regard un certain animal, assis sur sa tour à CD et zieutant, avec une évidente intention d'y sauter, le dessus de la télévision.

Gabriel pouffe et claque des doigts pour faire fuir Lullaby, habitué à se faire chasser par ce bruit – du moins, à prendre l'initiative de partir avant de se prendre un objet volant lancé dans sa direction.

— Tu n'as pas le truc avec les animaux, plaisante Sacha en tapant joyeusement l'épaule de son hôte. Il faut agir d'abord, parler ensuite…

— Tout le contraire des gonzesses, ajoute Gabriel.

— Mais je vous en prie, discutez, je suis curieuse de savoir quel est le « truc » avec les gonzesses, intervient Vanessa avec un petit rictus.

Armand se racle nerveusement la gorge, ne parvenant qu'à s'attirer un nouveau fou rire de la part de ses invités. Les bouteilles commencent à sérieusement s'empiler dans le salon et les souvenirs du dîner sont déjà loin dans leur mémoire. Depuis le temps qu'il ne boit plus régulièrement, Sacha sent l'alcool ravager son système bien plus rapidement que prévu et le peu de contrôle qu'il lui reste est mis à mal par le cocktail violacé que Vanessa leur a servi il y a peu.

Sous ses airs angéliques, la demoiselle semble savoir y faire avec l'alcool.

La soirée a commencé dans un bar avec Lena, Iris et Chris, qui ont pris soin de mettre leur foie à mal avant même que le soir ne soit tombé. Puis Lena s'est éclipsée avec des amies, déjà sérieusement intoxiquée, alors que Chris et Iris prenaient le chemin d'une destination gardée secrète. Vaguement apaisé par l'alcool qui courait déjà dans ses veines, Gabriel n'a pas protesté lorsqu'il l'a entraîné à leur dîner promis chez Armand. Armand qui, par contre, n'a pas manqué de se moquer de leur état.

Une chance que Sacha soit encore assez lucide pour lui renvoyer ses remarques comme il se doit.

Alors que le repas a depuis longtemps pris fin et que les émissions idiotes se succèdent sur le petit écran en fond sonore, voir Gabriel engourdi par l'alcool provoque à Sacha une étrange satisfaction. Il avait promis de ne plus boire il y a quelques mois de cela, et vu l'effet que quelques verres lui causent, il a de toute évidence tenu sa promesse. Pour ce soir, l'exception est de rigueur, d'autant plus qu'il est là pour le surveiller.

Voire profiter de lui.

— Ça faisait longtemps que je n'avais pas passé un réveillon aussi relax, soupire Armand en croisant lourdement ses pieds sur la table basse qui tremble sous l'action.

— Dîners familiaux, d'habitude ? demande Vanessa.

— Écouter ma mère se plaindre de mon père, se plaindre de moi qui reprends sa boutique minable, qui ne trouvera jamais personne avec un métier comme ça, blablabla… et joyeuse nouvelle année, avec les oreilles qui saignent bien sûr.

— Serions-nous la confrérie des familles ratées ? s'interroge Gabriel d'une voix anormalement coulante.

— Mes parents vont bien, merci, rétorque Nessa en faisant semblant d'être vexée.

Armand rit et la saisit par la taille pour la faire asseoir sur ses genoux, les bras noués autour de son ventre.

— Heureusement que tu es là pour relever le niveau de notre médiocritude congénitale, dit Armand avec un grand sourire.

— Vous êtes tous de tristes bourrés ou quoi ? se plaint-elle faussement.

— Attends, je suis sûr qu'on peut arranger ça, intervient Sacha en secouant son petit ami. Gabriel, tu te souviens encore comment chanter ?

My little souuuul will leave a footpriiiint , se met-il a chanter à tue tête.

Sacha le bâillonne le temps d'arriver au piano et l'assied entre ses jambes avant d'ouvrir le cache pour commencer quelques notes. Gabriel se met à fredonner contre lui, yeux fermés, sa tête nichée au creux de son épaule, puis tape de l'ongle contre le bois du piano pour remplacer la ligne de percutions manquante.

— Une danse, ma chère ? demande Armand à sa compagne.

Du coin de l'œil, Sacha les voit investir l'espace à côté d'eux, tourbillonnant dans un flou indescriptible de cheveux roux.

My mind is humming and buzzing, it's numbing

La voix grave de son amant vibre à l'intérieur de lui, formant un étrange mélange avec les propres vibrations que le piano lui envoie au bout des doigts. Il en oublierait presque qu'il est en train d'improviser à demi sur une chanson qu'il s'est amusé à transcrire pour son amant, il y a bien trop longtemps pour qu'il s'en souvienne proprement.

We've been singing the same song, for over a thousand yeaaaars , chante Gabriel avec une justesse étonnante pour quelqu'un qui tient à peine debout.

Sacha joue plus fort, plus vite, meurtrissant la partition originale au profit d'une improvisation bon marché qui ne perturbe pas un instant le vocaliste, déterminé à finir sa chanson quoi qu'il en soit.

Deep in the earth you'll find me, singing that same, same, same old melody!

Il rit derrière lui, caresse son cou de ses dents pour le faire frémir. Gabriel se frotte inconsciemment à lui et il ne peut empêcher son esprit enfumé par des vapeurs alcoolisées de dériver sur des images mal venues. Lui, assis sur un canapé quelconque, son amant assis sur lui, sa peau nue recouverte d'une fine couche de sueur, ses muscles tendus par l'action, ses fesses rondes rebondissant sur son bassin alors qu'il s'y enfonce rapidement…

Il se mord la lèvre et décroche du piano, attrapant Gabriel dans ses bras pour l'abandonner dans le fauteuil le plus proche. Vanessa coupe sa retraite vers la salle de bain et l'entraîne de force avec elle là où ils se trouvaient quelques minutes plus tôt. Armand éteint le son de la télévision pour lancer celui de la chaîne hi-fi et Sacha se voit forcé d'accorder la prochaine danse à sa partenaire entêtée.

— Tu danses bien pour un mec bourré, remarque-t-elle en s'accrochant un peu plus fermement à son épaule.

— Et toi bien vulgaire pour une étoile du conservatoire, répond-il en se félicitant d'avoir pu se refroidir la tête rapidement.

— J'emmerde les stéréotypes.

— Ça me va très bien.

Elle glousse lorsqu'il la fait basculer brusquement en arrière, manquant en même temps de lui casser quelques doigts par peur qu'il ne la laisse tomber.

— Vous êtes mignons ensemble, dit-elle en haletant légèrement.

— Vous aussi.

— Tu sais très bien ce que je veux dire ! Ne pars pas, souffle-t-elle la joue posée contre la sienne. Tu comptes pour nous tous.

— Vous comptez tous pour moi.

Il s'arrête de tournoyer pour la serrer dans ses bras, surpris par une vague d'émotion, et lorsqu'Armand intervient avec une petite moue contrariée, plutôt que de lui rendre sa promise, il le prend à son tour dans ses bras et le serre à lui en faire craquer les os.

— Moi aussi, moi aussi, pouffe le jeune homme en lui tapant le dos.

— Hey ! s'exclame Gabriel en se redressant dans son fauteuil. On doit aller voir le soleil se lever !

— Il est trois heures du mat', soupire Sacha en venant s'accroupir devant lui.

— Ah ? Hum… on boit ?

— Non, on a assez bu, pouffe-t-il en passant ses bras autour de son cou pour le relever. On rentre plutôt.

— Nooon, pas déjà…

— Oh si, au lit, monsieur je vais avoir une migraine terrible demain.

Armand pouffe lui aussi mais l'aide à le porter jusqu'à l'appartement d'en face, où Sacha déplie le canapé pour ne pas avoir à lui faire monter l'échelle de la mezzanine.

— Tu vas t'en sortir ? demande Armand en secouant doucement la tête pour chasser son malaise.

— Hum hum, il va juste dormir.

— Pas juste dormir, conteste Gabriel en défaisant maladroitement les boutons de sa propre chemise.

— Ok, je vous laisse alors, lance Armand en retournant chez lui d'un pas mal assuré.

— Baise-moi, souffle Gabriel en arrachant les derniers restants.

Le rire d'Armand confirme à Sacha que cette superbe note de vulgarité est arrivée avant que la porte ne se ferme et s'il n'était pas aussi soûl, il n'aurait pas manqué de remettre son amant en place.

Mais puisqu'il l'est, autant accéder à sa demande.

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— J'ai l'impression de ne pas avoir dormi, grogne Gabriel en resserrant la couette autour d'eux.

— Tu n'as pas vraiment dormi, murmure Sacha en promenant ses lèvres sur sa clavicule.

— C'est bien ce que je me disais…

Une bande de lumière blafarde s'élève lentement à l'horizon, précédant l'aube. Nus sous le duvet dans lequel ils sont emmitouflés, les bras posés sur le rebord de la petite lucarne qui surplombe le matelas, ouverte pour l'occasion, ils attendent sagement qu'une nouvelle année commence.

— L'an dernier, mon vœu… il s'est réalisé, avoue Gabriel d'un filet de voix. Tu crois que c'est trop en attendre que ça marche encore ?

— Je crois que ça ne coute rien de demander.

Sacha sent sa peau frémir à l'arrivée de la boule de feu et se serre un peu plus contre lui, devinant déjà le vœu qu'il doit faire. Le soleil n'y pourra pas grande chose, à priori ; sa joie ou sa déception dépendront de lui, de ses choix, de ses erreurs peut-être.

Jusqu'où sera-t-il prêt à aller pour qu'il se réalise ?

 

[1] Tout va bien ?

[2] Je t'aime, maman.

[3] Félicité, extase

 

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