chapitre précédentchapitre suivant

 

-1. Haemoglobin
Comment ai-je pu finir ici, une tension latente de daltonisme
Et ça m'a paru être une évidence, l'hémoglobine est la clef

Placebo, 2000

 

Est-ce que lorsqu'on manque de couleurs, la vie devient grise et sans saveur pour toujours ? Une vie qui semble aussi noire que la mort lorsqu'on la regarde à travers certains yeux…

Il se terre dans sa chambre comme un animal, assis dans un coin où il s'est aménagé quelques coussins pour pouvoir se reposer. Cette chambre, c'est presque un appartement à elle toute seule et pourtant, elle l'étouffe comme une cage. Sa cage dorée. Il ne prend plus la peine d'allumer sa chaîne stéréo, appréciant le silence comme compagnon de sa solitude, écoutant le son de sa respiration résonner entre les murs blancs de cette pièce trop vide.

Lorsque la lame de rasoir s'enfonce dans la chair tendre de son bras, un gémissement lui échappe, traînant jusqu'à ce que la douleur soit trop forte et qu'il faille arrêter. Il regarde alors le sang couler de sa chair ouverte, masse noire et visqueuse qui suit la courbe de son poignet avant de se préparer à goutter sur les coussins. Il porte à sa bouche la plaie et la lèche consciencieusement, savourant toutes les sensations qui s'en distillent : la douleur de son bras, la chaleur du sang sur sa langue, le goût métallique et répugnant, la lenteur avec laquelle il descend dans son œsophage. La blessure est profonde et tout ce sang qu'il avale va bientôt le faire vomir, mais même cette sensation familière en est devenue presque plaisante.

Il pense à ces dernières semaines, depuis son entrée en première en fait, où tout n'a été qu'une stupide mascarade. Tout à perdu son intérêt, les cours les premiers, les gens ensuite, ces idiots qui l'avaient élu délégué en n'ayant jamais échangé la moindre parole avec lui. Même être infect avec la gent féminine ne lui procure plus le plaisir vicieux d'autrefois, sans compter que ses victimes semblent s'être passé le mot pour ne plus lui demander quoi que ce soit, lui épargnant ainsi du temps gâché.

Reste toujours la piscine, son refuge d'enfant, où il passe des heures à épuiser ses muscles sur des longueurs sans fin en espérant que la noirceur de sa vie se noiera un jour dans les eaux claires où il se plonge. Mais tout ce qu'il en retire, ce sont des médailles à jeter au fond d'un tiroir et la satisfaction de voir son corps aussi bien musclé. Une satisfaction bien futile puisqu'elle ne lui apporte rien, ni à lui, ni à personne.

À moins que, peut-être… depuis peu, il y a quelqu'un qui le fait se retourner. Quelqu'un qui attire son regard, que ses yeux ne peuvent s'empêcher de suivre, d'épier comme une récompense interdite. Sans savoir pourquoi, son cœur se met à battre plus vite en sa présence, ses pensées à s'embrouiller alors qu'il l'accompagne dans l'eau, l'élément commun qui les relie bien que le bonheur qu'il lui procure soit terreur pour son compagnon.

Il ferme les yeux et bascule la tête en arrière, les lèvres toujours collées à son poignet tandis que son autre main se glisse sous ses sous-vêtements.

Il revoit son visage, aux traits anguleux et à la mâchoire carrée, ses lèvres fines, son nez droit qui remonte vers l'intersection de deux grands yeux pâles et expressifs, ses cheveux clairs répartis en mèches ondulées qu'il glisse parfois derrière ses oreilles pour ne pas être gêné.

Il se caresse lentement, se délectant de cette nouvelle sensation qui vient s'ajouter aux autres.

Il revoit sa peau mate, souple, ses épaules larges et musclées, son ventre plat, les callosités de ses doigts qu'il serrait entre les siens pour absorber un peu de ses émotions à travers ce simple contact.

Plus vite.

Il revoit ses longues jambes, musclées elles aussi, des jambes de coureur, son bassin étroit, son entrejambe, délicatement moulé dans ce boxer humide...

C'en est trop. En même temps que son ventre, son cœur se contracte douloureusement et il se rue dans la salle de bain pour vider ses entrailles dans le lavabo. Dans la glace, son reflet lui renvoie une image qui le révulse, accentuant la lueur viciée de ses yeux incolores ; il baisse la tête le temps de laver ses mains, ôtant de la droite la substance gluante qui lui colle aux doigts, puis abandonne ses vêtements pour aller prendre une douche, réglant le jet assez fort et la température chaude pour laisser sa peau rouge au sortir. Sa gorge le brûle, à la fois à cause du goût de sang et de celui de bile, mais il accepte cette douleur supplémentaire comme châtiment à ses péchés.

Une fois de plus, il s'endormira seul dans cette grande maison silencieuse, avec pour seul réconfort la pulsation entêtante qui tambourine dans son poignet, véhicule de son cœur qui hurle le supplice de sa chair ouverte.

--

Une vieille chanson trotte dans sa tête, chassant pour un moment ses pensées malsaines alors qu'il se force à travailler pour ne pas avoir à réfléchir. Loin d'être un objectif, les bons résultats qu'il obtient depuis toujours en cours ne sont qu'une solution de facilité pour s'assurer la tranquillité et l'indépendance qu'il souhaite. Qu'il a déjà, presque trop même. Mais la routine s'est installée et faire ses devoirs est devenu une occupation comme une autre, plus apaisante que de lire ces choses qui lui enivrent l'esprit, moins dangereuse que de regarder la télévision avec une vague envie de s'ouvrir les veines devant les horreurs qu'elle diffuse.

Mais pour une fois, il y a du changement ce soir : Christophe a décidé de l'entraîner dans son délire d'aller draguer des filles à une fête minable de lycéens. Pas qu'il en ait vraiment envie, mais rester enfermé un week-end de plus va sûrement le faire devenir fou.

Voulant rattraper son crayon, une vive douleur au poignet lui rappelle qu'il y est allé un peu trop fort à la dernière coupure, creusant profondément sous la peau blanchâtre. Encore une fois, il va devoir bander son poignet pendant plusieurs jours.

À peine le dernier manuel refermé, une série de coups à la porte d'entrée le fait sursauter. Il ne prend cependant pas la peine d'ouvrir et part à la salle de bain se préparer, enfilant une tenue propre avant de discipliner ses longues mèches emmêlées.

— Gaby ? appelle Chris du hall.

— Quoi ? crie-t-il en réponse.

— Magne-toi, tiens !

— Lâche-moi et prends-toi une bière !

Lorsqu'il descend, quelques minutes plus tard, son ami l'attend avec une cannette déjà vide à la main.

— Encore en noir, hein, lui lance-t-il en le voyant arriver.

— Pour ce que ça change de toute façon, rétorque Gabriel en le dépassant pour mettre ses chaussures.

— C'est quoi, ça ? l'arrête Chris.

Il attrape la chaîne autour de son cou et fait tournoyer entre ses doigts la lame de rasoir, constatant avec horreur qu'il ne s'agit pas d'un bijou mais d'une véritable lame.

— C'est sympa, non ?

Chris plisse les yeux devant son ton cynique mais Gabriel ne lui laisse pas le loisir d'argumenter, refermant sa veste de cuir par-dessus l'objet avant de le précéder à l'extérieur.

Ils arrivent rapidement à la fête, au chaud dans la vieille voiture de son ami, mais c'est une toute autre chaleur qui les assaille à l'intérieur : la fournaise caractéristique des soirées bien entamées. Il laisse sa veste dans une chambre et abandonne son chauffeur pour se fondre au milieu des gens, saisissant un verre au passage. Un goût de vodka-orange se répand sur son palais alors qu'il s'assied nonchalamment sur le canapé, attrapant une cigarette dans un paquet abandonné sur la table. Manque de chance, il n'est pas accompagné d'un briquet, et alors qu'il cherche des yeux une source de flamme l'une d'entre elles apparaît miraculeusement devant lui. Il y allume sa cigarette avant de lever les yeux vers son bienfaiteur, surpris de croiser le regard amusé de Sacha. Mais avant que le rouge ne lui monte aux joues, celui-ci a déjà disparu parmi les ombres mouvantes de la pièce.

Le flou des silhouettes qui vibrent autour de lui le laisse totalement indifférent, noyé dans l'alcool du quatrième verre qu'il entame. C'est tout juste s'il distingue encore les goûts de ces mixtures mal dosées, ses sens faussés par l'écœurante odeur de parfum, de sueur et de nourriture mélangés. Une fille lui tourne autour, puis une autre. Il les laisse se pavaner un moment, amusé de voir que sa réputation n'a pas atteint les oreilles de tout le monde, et attend de se lasser du jeu avant de les envoyer sur les roses sans la moindre délicatesse.

Voir leur expression outrée n'est qu'un petit plaisir supplémentaire.

Sentant des fourmis remonter le long de ses membres depuis trop longtemps immobiles, il se lève pour rejoindre la sono où se tient Christophe, occupé à fouiller parmi les CDs.

— Te revoilà ? lance ce dernier sans lever les yeux.

— Mmm... lâche-t-il en se laissant tomber sur la chaise la plus proche.

— Déjà bourré ? soupire son ami en lui jetant un coup d'œil. Tu devrais manger un truc pour éponger.

— Tu veux me tuer avec ces toasts dégueulasses ? rétorque Gabriel en léchant de ses lèvres le sucre laissé par les cocktails.

Il remarque soudain qu'un petit attroupement est en train de se constituer à l'autre bout du salon. Laissant Chris à ses recherches musicales, il rejoint ses instigateurs et s'installe auprès de la première tête connue, celle de Maxime, un des nageurs de l'équipe. Il observe alors discrètement les différents membres du cercle : des filles qu'il connaît de vue, sans doute accompagnées de leurs copains, des joueurs de l'équipe de hand-ball et de basket-ball, ainsi que quelques inconnus. Et quelques moins inconnus aussi… Sacha lui fait un petit sourire en croisant son regard, assis à quelques places de lui. Mais ce que Gabriel remarque surtout, c'est la fille collée à lui, qui n'est personne d'autre que leur hôtesse, Marine. Celle-ci est en train de plaisanter avec Sacha, bien qu'il n'ait lui-même pas l'air très intéressé par ses propos. En revanche, la blondinette fulminante d'en face n'en rate pas une miette ; Gabriel devine que c'est elle qui avait invité Sacha à la soirée.

— Jouons ! lance un des participants en faisant passer une pile de gobelets en plastique.

Il se retrouve embarqué dans un de leurs jeux d'alcoolique, où tout le monde finit par boire à s'en rendre malade. Cela dit, il n'est plus à ça près. De temps à autre, il jette un œil à Sacha qui semble un peu perdu au milieu de ces hystériques. Mais à la différence de lui, l'alcool qu'il ingère ne semble pas l'affecter.

— Eh mon vieux, lance un garçon de l'autre côté du cercle, c'est vrai que vous, les Russes, vous pouvez descendre une bouteille de vodka par jour ?

Gabriel doute qu'aux vues de son état, la question soit consciente au point de mériter réponse, et il se retient d'envoyer balader le perturbateur. Mais Sacha semble au contraire s'amuser de la remarque, et ignore les protestations outrées de Marine quant à cette flagrante preuve de manque de tact pour répondre :

— Tu veux parier ?

Son interlocuteur émet un ricanement dubitatif qu'il fait taire en empoignant une bouteille, dont un bon quart se vide en longues gorgées dans son œsophage. Tout le monde se met alors à siffler bruyamment la performance tandis qu'il tend la bouteille en direction de son détracteur, qui opte pour une peu glorieuse retraite en bredouillant une excuse.

Gabriel ne peut s'empêcher de rire, admirant la technique de répartie du jeune homme ; il devrait peut-être parier lui aussi, rien que pour avoir une chance de poser ses lèvres sur un goulot qu'il a humidifié de sa bouche.

Le peu de lucidité qui lui reste lui fait remarquer que la chanson qui passe est connue, un morceau de Daft Punk qu'il apprécie, et cette note familière vient renforcer l'euphorie que l'alcool induit dans son système. Combien de verres, déjà ? Alcool, son Dieu Alcool, celui qui berce son esprit de ses mystères et songes embrumés. Une brume qui recouvre doucement son esprit…

Max pose une main sur son bras ; il la sent, chaude et moite, mais ses yeux refusent de la voir. Devant ses pupilles n'ondulent que des formes floues, taches de lumière et d'obscurité, taches de couleurs détraquées par son cerveau dysfonctionnel. Puis une tache plus claire, presque blanche, celle du plafond alors qu'il se laisse tomber en arrière et que son crâne heurte lourdement le sol.

— Gaby !

Le bruit sourd résonne entre ses tempes, faisant vibrer sa vision incertaine et danser de petites lumières devant ses yeux. Il sait qu'il faudrait qu'il se relève mais ses forces l'ont abandonné et ses muscles ne répondent plus.

Soudain, deux mains le saisissent sous les aisselles, le faisant décoller du sol pour le ramener à la verticale. Il est pourtant bien incapable de se stabiliser sur ses pieds et s'effondre contre le corps devant lui, masse chaude et puissante qui le retient encore une fois.

Avant qu'il ne s'en rende compte, on l'a traîné dehors et l'air glacial lui fouette le visage, ramenant ses sens à la réalité. Ses pieds touchent le sol un bref instant avant que ses jambes ne flanchent, faisant goûter le bitume à ses genoux et ses paumes, et ces quelques mouvements lui provoquent un violent haut le cœur ; il expulse le contenu de son estomac devant lui, en de longs hoquets douloureux qui le sortent de sa léthargie.

— Ça va ? demande une voix alors qu'il se redresse à genoux.

Il hoche vaguement la tête en tentant de focaliser ses yeux sur son interlocuteur mais tout n'est qu'ombres et reflets. Peu importe, il pousse sur ses jambes pour se relever mais le premier de ses pas manque de le faire s'effondrer. Au lieu de ça, des bras le retiennent, l'enlacent, et l'odeur masculine qui envahit ses narines lui rappelle soudainement quelque chose.

— Je vais te ramener, tu as trop bu, dit son sauveur en resserrant son étreinte.

Saaachaaaa , souffle le vent à ses oreilles. Ou peut-être est-ce juste son esprit… Il laisse échapper un gémissement de protestation en s'accrochant au tee-shirt devant lui, essayant désespérément de se maintenir debout.

— Mec, tu veux que je m'en occupe ? demande une voix connue.

— Je vais le ramener, ça ne me dérange pas, répond celui qu'il suppose être Sacha.

— Laisse-le ici sinon, il rentrera demain matin…

— ‘sez-moi, lâche Gabriel d'une voix pâteuse. ‘vais ‘trer…

— Je pars de toute façon, l'ignore son pilier. Je vais le déposer en route. Tu sais comment aller chez lui ?

— Ouais, je vais te faire un plan, attends.

Pour qui ils se prennent, à parler de lui comme s'il n'était pas là ? Il s'écarte dans un sursaut, bien décidé à se débrouiller seul, et malgré quelques pas prometteurs il trébuche presque aussitôt pour se retrouver en face à face avec le goudron. Il sent alors ses paumes s'écorcher sur le sol irrégulier et dans un dernier réflexe, retient sa tête de subir le même sort. Bien que Sacha n'ait pas été assez rapide pour le rattraper, ses mains viennent immédiatement se poser sur son torse pour le soulever dans ses bras.

— Ça va ? Tu m'entends ?

— Mmm....

— Gabriel ! Tu m'entends ?

Il aime bien la façon dont son nom coule sur sa langue, roulant sur les vibrations de ses cordes vocales, et un frisson inhabituel lui remonte le long de l'échine.

— Désolé... souffle-t-il en gardant les yeux fermés.

— Не беспокойся, я здесь. (1)

Il sent alors qu'on lui enfile maladroitement sa veste et reconnaît la technique de Christophe. Cependant, ses paupières sont trop lourdes pour qu'il puisse lui jeter le moindre regard.

— Il faut une vingtaine de minutes pour y aller, ça ira ? demande ce dernier.

— Oui. Merci, au revoir.

— Ok, rentrez bien.

 

Une odeur douceâtre de shampooing, de sueur et d'alcool sort Gabriel de sa torpeur de longues minutes plus tard. Il entrouvre les yeux pour constater qu'une route familière s'étale devant lui. Et que bien que ses pieds ne touchent pas terre, il est en train d'avancer.

Les rouages de son cerveau se remettent en marche et il comprend que c'est sur le dos de Sacha qu'il est installé, dans ses cheveux qu'il a enfoui son visage et autour de son cou que ses bras sont nonchalamment passés, tandis que des mains lui maintiennent fermement les cuisses.

S'il n'était pas aussi saoul, ça lui aurait sûrement provoqué une terrible érection.

— Tu es réveillé ? demande Sacha en le sentant bouger.

— Ouais.

— On est bientôt arrivé ?

— La prochaine à gauche, grommelle-t-il en fermant les yeux pour échapper au dangereux tangage du paysage.

Bientôt, le mouvement s'arrête et alors qu'on le relâche, il se voit contraint de se maintenir seul sur ses pieds. Il fouille maladroitement dans sa poche pour en sortir ses clefs et laisse à son compagnon le soin d'ouvrir la grande porte de bois sculpté. Dans un sursaut de conscience, il fait ses premiers pas dans le hall et passe la main sur les interrupteurs tactiles de l'entrée. Comme dans un palace, toutes les lumières s'allument progressivement, baignant la maison d'une vive lueur dorée qui lui fait fermer les yeux d'inconfort.

Sacha retient son souffle, comme l'a fait avant lui tous ceux ayant un jour passé ce perron, mais cette fois-ci Gabriel n'a pas la force de faire la moindre remarque désobligeante. Il se laisse glisser le long du mur pour atterrir assis sur le carrelage, se démenant pour ôter les lacets de ses maudites chaussures.

— Tu veux de l'aide ?

— Noooon, grogne-t-il. Tu peux rentrer, c'est bon.

— Tu es sûr que tu vas pouvoir te relever ?

Gabriel réfléchit le temps d'éjecter ses chaussures puis tente de s'appuyer au mur pour se hisser à nouveau sur ses jambes. Finalement, il accepte la main tendue de Sacha qui le soulève prestement, si prestement que ce simple mouvement associé au ballottement du voyage lui provoque un nouveau haut-le-cœur.

Il plaque une main sur sa bouche et file vers la salle de bain du mieux qu'il peut, soutenu par son camarade qui a la présence d'esprit de lui passer un bras autour des épaules. Malheureusement, il n'a plus grand-chose à vomir et ce ne sont que des hoquets douloureux qui lui contractent l'estomac pendant de longues minutes, le visage penché au-dessus de l'émail blanc des toilettes. Sacha lui retient les cheveux pour ne pas qu'il les souille, et bien qu'il ait envie de le repousser il n'en a pas l'énergie nécessaire. Il n'est pas une fille, bon sang…

Le jeune homme lui tend ensuite un verre d'eau dont il tente de se saisir, pour finalement boire des mains de son camarade, incapable de serrer les doigts autour de quoi que ce soit. Son Dieu Alcool n'a pas eu beaucoup pitié de lui, ce soir…

Sacha lui prend alors les mains et les passe sous l'eau tiède, nettoyant doucement les écorchures de ses paumes ; cette attitude déstabilise Gabriel, trop habitué à se débrouiller seul pour apprécier cette inhabituelle présence réconfortante.

— Tu veux que je t'emmène dans ta chambre ?

Et pourquoi pas le mettre en pyjama, aussi ? Le regard que Gabriel lui lance se veut aussi noir que possible mais Sacha ne semble pas s'en offusquer, ignorant son courroux pour le traîner une fois de plus à sa suite. Après une lente et périlleuse ascension des escaliers, il le dépose sur son lit et commence à déboutonner sa chemise. Le contact de ses mains fait frémir Gabriel qui ferme les yeux et se laisse faire comme une poupée de chiffon. Il lui semble que cela fait des siècles qu'on ne s'est pas occupé de lui de cette façon et une sorte de souvenir primitif reflue par vagues dans son cœur, chassant l'amertume sur sa langue et la douleur entre ses tempes. Un bref instant, il songe que s'il devait se faire violer, ce serait sûrement la seule personne avec qui il apprécierait l'action ; cependant, la seule chose qui vient recouvrir son corps inerte ce soir est la couette que Sacha a pris soin de rabattre avant de le laisser à ses rêves obscurs.

 

Il est presque midi lorsqu'il ouvre enfin les yeux, dérangé par la clarté du jour. Il se relève péniblement alors que sa tête le lance plus fort que jamais et met un temps infini à rejoindre la salle de bain, espérant que s'asperger d'eau améliorerait un minimum son état. Aux grands maux les grands remèdes, il se défait carrément de ses vêtements pour de se glisser dans la baignoire, faisant couler l'eau jusqu'à ce qu'elle lui arrive au cou.

À défaut de calmer le tambour dans sa tête, le liquide lui éclaircit assez les idées pour qu'il repense à la soirée. Il tente de faire le tri entre les événements mais les seuls qui lui restent en tête sont ceux où figure Sacha. Lui et sa foutue belle gueule, ses foutues mains chaudes, sa foutue voix sensuelle… Il se laisse couler sous la surface quelques instants, conscient de se faire du mal à être obnubilé de cette façon mais incapable de lutter contre son obsession. Le bain l'endort progressivement, jusqu'à ce qu'un frisson le réveille et qu'il constate que sa peau est devenue aussi fripée qu'un pruneau.

Sans grande conviction, il s'extrait de son élément pour aller se nicher dans le coin à coussins, emmitouflé dans son peignoir. Son répit est pourtant de courte durée alors que la sonnerie du téléphone le sort de sa méditation.

« Oui ?

— Mon chéri, ça va ?

— Maman, soupire-t-il.

— Cache ta joie, surtout.

— Excuse-moi, je viens juste de me lever.

— Tu as passé un bon week-end ?

— Oui et vous ?

— Ton père est parti à Stockholm et j'ai passé mon samedi à travailler sur une affaire… tes cours se passent bien ?

— Oui, oui. Quand est-ce que vous rentrez ?

— Ah oui, à propos de ça… je sais que j'avais promis de passer une semaine ce mois-ci mais on a eu du retard sur quelques affaires et il va falloir que je reste à Luxembourg. De toute façon, ton père ne pourra pas revenir avant le mois prochain alors autant que l'on rentre ensemble, non ?

— Vous serez là pour Noël au moins ? demande amèrement Gabriel.

— Mais bien sûr, mon chéri ! On passe toujours Noël ensemble, ne t'en fais pas.

— Si, justement... soupire-t-il tout bas.

— Il faut que je te laisse Gabriel, appelle-moi s'il y a quoi que ce soit, d'accord ?

— Ok, à bientôt Maman.

— Je t'aime, mon chéri.

— Moi aussi. »

Il ferait mieux d'enregistrer des cassettes au lieu de répondre ; à chaque fois ce sont les mêmes rengaines, les mêmes excuses pour rompre leurs promesses. Ce n'est pas comme s'il se faisait la moindre illusion, moins ses parents sont là et mieux tout le monde se porte. Mais malgré cela, il ne peut empêcher un sentiment de déception de l'envahir à chaque rendez-vous manqué.

Encore une chose contre laquelle il ne parvient pas à lutter.

--

— Hey, Gab ! Bien remis de ta cuite ?

Non, justement, et un reste de migraine l'incite à chasser le perturbateur d'un signe de la main. En parler est vraiment la dernière de ses intentions. Il se dirige vers la salle de cours en gardant la tête basse, espérant éviter Sacha pour ne pas lui remémorer son pitoyable comportement en sa présence. Celui-ci ne cherche pas non plus à lui parler et c'est finalement Gabriel qui craque, jetant un œil dans sa direction alors que le professeur répète pour la troisième fois la même phrase : il est assis à sa place habituelle, près de la fenêtre, escorté par Ally qui lui fait la conversation dès que l'enseignant à le dos tourné. Et comme toujours, Sacha semble s'en moquer, mordillant distraitement le bout de son crayon au grand désespoir de sa voisine.

Elle est en train de préparer son plan d'attaque pour contrer les avances de Marine, c'est évident. Après tout, elle a raison, lui aussi devrait peut-être préparer son plan d'attaque… Il se retient de rire à cette pensée stupide. Non, se prendre une douche froide de la part d'un hétérosexuel n'est définitivement au programme pour ces prochains jours. Les fantasmes inavoués c'est devenu sa spécialité, de toute façon.

Alors que la journée a plutôt mal commencé, se retrouver à déjeuner en compagnie de l'équipe de natation ne lui remonte pas spécialement le moral. Surtout que ses collègues semblent décidés à partager leur avis sur leurs récentes conquêtes féminines et que rien ne peut exaspérer Gabriel plus que cela. Mais ce qui achève de ruiner son humeur est d'apercevoir, quelques mètres plus loin, Marine assise en face de Sacha et occupée à lui faire les yeux doux tandis qu'il bavarde avec elle, tout sourire.

— Gab, ça va ? l'interroge Maxime.

Il se rend compte qu'il est en train de planter sa fourchette avec un peu trop d'insistance dans son déjeuner et la lâche brusquement.

— Je n'ai pas faim, j'y vais.

Max fait un geste pour le retenir, mais il est bien décidé à s'en aller et jette le contenu de son assiette dans la poubelle avant de sortir du réfectoire. Dehors, le ciel est aussi noir que la colère qui le ronge et il passe le portail pour aller calmer ses nerfs ailleurs. Empruntant une cigarette à un passant, il choisit un banc à l'ombre des platanes du parc et laisse la fumée âcre chasser l'amertume de sa langue. Pourquoi maintenant, pourquoi lui, ce mec dont il ne sait rien et que tout le monde veut ? Pourquoi faut-il toujours qu'il ait envie de ce qu'il ne pourra pas avoir ? Cette propension à se faire souffrir inconsciemment commence à sérieusement lui peser et pourtant, il n'arrive à rien pour se le sortir de la tête.

Presque rien , songe-t-il en caressant distraitement l'intérieur de son poignet.

Le temps avale son répit à la vitesse de la lumière et il décide d'y retourner, préférant encore affronter l'ennui qu'un face à face avec les conseillers principaux d'éducation. Plutôt que de traîner dans les couloirs, il passe cependant ses dernières minutes aux toilettes, sans cesser de gratter machinalement l'intérieur de son bras. Mais soudain, un liquide chaud s'infiltre sous ses ongles et il jure en voyant sa cicatrice se rouvrir, laissant échapper un épais filet de sang qu'il peine à stopper. Ce n'est vraiment pas le moment pour une hémorragie, il n'a rien pour bander son poignet et si jamais le lycée l'apprenait… pressant ses doigts contre la coupure, il file en direction du lavabo et dans sa malchance habituelle, percute quelqu'un.

— Pardon, maugrée-t-il.

Merde, de tous il fallait que ce soit lui ; Sacha le regarde avec étonnement, bloquant sa retraite.

— Tu me suis ou quoi ? s'énerve Gabriel en cherchant à le contourner.

— Hein ? Pourquoi je te suivrais ?

Alors qu'il atteint enfin un des lavabos, Gabriel sent une main lui attraper l'avant-bras et la surprise l'empêche de réagir assez vite pour masquer les dégâts.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? s'inquiète Sacha.

— C'est rien, lâche-moi.

Mais la masse noire qui se répand sur son poignet lui laisse à penser que le spectacle de son sang bouillonnant hors de ses veines est bien plus spectaculaire qu'il ne lui paraît.

— Je t'emmène à l'infirmerie !

— Tu ne m'emmènes nulle part, fous-moi la paix !

— Tu te vides de ton sang ! s'énerve alors le jeune homme.

Gabriel le repousse violemment et retourne face au lavabo pour noyer la plaie sous un flot d'eau glacée. Il ne lève pas une seconde les yeux, espérant que sa colère aura fait fuir Sacha, espérant qu'elle le dissuadera d'aller raconter cet épisode à tout le monde.

Au lieu de ça, celui-ci revient vers lui et se penche par-dessus son épaule.

— Si tu continues à la mouiller, ça va faire encore plus couler le sang, lui dit-il calmement.

Gabriel n'en croit pas ses oreilles. Il tourne la tête pour le regarder de ses grands yeux ébahis, se demandant s'il est en train de se moquer de lui, mais au contraire le garçon semble très sérieux. Il éteint même le robinet pour prendre délicatement son poignet entre ses doigts, avant de se saisir de l'essuie-main et de tamponner doucement la plaie.

— Tu t'es fait ça quand ?

— Il y a quelques jours, admet Gabriel.

Sacha appuie une feuille sur la coupure pour stopper le saignement, puis en pose une autre pliée en quatre dessus ; il sort ensuite un mouchoir en tissu de son sac et prend soin de l'enrouler serré autour de la plaie. Gabriel est resté silencieux pendant tout ce temps, stupéfait par cette réaction inattendue, et sent ses yeux s'embuer malgré lui.

— Je te fais mal ? demande Sacha en fixant de son mieux le bandage improvisé.

Il secoue la tête, mais c'en est trop pour son cœur meurtri et les larmes commencent à remonter à la surface. Il baisse les yeux pour ne pas croiser son regard, ramenant son bras blessé contre lui alors que des sanglots silencieux le secouent.

— Va-t'en, hoquette-t-il tout bas en se laissant couler le long du mur.

— Je…

— S'il te plaît, va-t'en, répète Gabriel en se recroquevillant sur lui-même.

Ce n'est que lorsqu'il entend la porte se refermer derrière lui qu'il se laisse enfin aller à pleurer, serrant ses genoux contre son torse. Pourquoi est-ce que ça fait si mal ? Ce n'est pas de la gentillesse qu'il veut, pas ces gestes débordant de pitié envers sa misérable personne. Il aurait voulu qu'il l'insulte, le traite de taré, lui la pathétique tapette incapable de faire comme tout le monde. Il aurait voulu qu'il le frappe, parce que même ça aurait été moins douloureux que la culpabilité qui lui noue la gorge à présent.

Mais peu importe ce qu'il en pense ou ce qu'ils en disent, il n'est pas prêt à accepter de lutter contre ses pulsions meurtrières. Pas déjà.

--

Gabriel a du mal à masquer sa surprise lorsqu'il voit Sacha assis sur les marches de la piscine, comme d'habitude ; il aurait pensé que l'incident de la veille l'aurait dissuadé de venir mais visiblement, il en faut plus pour décourager le jeune homme.

— Salut, lance-t-il timidement en déverrouillant la porte d'entrée.

— Salut, lui répond Sacha sans sourciller.

Ils partent se changer séparément et tandis qu'il installe un strap résistant à l'eau sur son poignet, Gabriel se demande comment il doit se comporter maintenant. Bien sûr, il serait facile de faire comme si rien n'était arrivé, mais est-ce que l'autre allait l'entendre de cette oreille ? Trop tard pour y réfléchir maintenant de toute façon, il passe rapidement sous la douche avant de rejoindre le jeune homme, debout près du petit bassin.

— J'ai pris une planche, l'informe-t-il en évitant soigneusement de croiser son regard.

— Pour quoi faire ? demande son camarade avec cet éternel ton peu assuré.

— T'apprendre à nager, tiens.

Il descend dans l'eau, suivi par un Sacha un peu résistant, et lui fait signe de s'accrocher à la planche en se positionnant à l'horizontale. Dire qu'il y a quelques semaines, il refusait de mettre ne serait-ce qu'un orteil dans l'eau et qu'à présent, ce n'est qu'avec une vague appréhension qu'il obéit à ses ordres… Gabriel ne peut s'empêcher de sourire en le voyant lutter pour rester droit et le tire doucement vers l'avant pour que le mouvement l'aide à se maintenir.

— Bats doucement des pieds, lui indique-t-il sans cesser de marcher à reculons.

Ses mouvements maladroits secouent la planche et Gabriel y raffermit son emprise, l'encourageant à coordonner ses mouvements pour se stabiliser. Au bout d'une demi-heure, Sacha arrive déjà à avancer et ne proteste pas lorsque Gabriel lâche la planche pour le laisser aller et venir seul.

Oubliées les questions, oubliés la honte et les précautions pour masquer sa faiblesse, Gabriel le regarde en souriant se démener comme un petit chien tandis que Sacha le fixe sans relâche, s'accrochant à sa présence comme à une bouée. Pour la première fois, il a l'impression d'avoir fait quelque chose de bien, de s'être rendu utile, et en voir les fruits à présent manquerait presque de le rendre heureux.

— Lâche la planche, je vais te montrer un principe simple, dit-il en l'arrêtant à sa hauteur.

Sacha se met debout, l'air étonné, et lorsque Gabriel se place derrière lui pour le faire lentement basculer en arrière s'accroche à lui dans un élan de panique.

— Fais-moi confiance, je ne vais pas te lâcher, le rassure-t-il en continuant de l'attirer vers l'arrière.

Finalement, Sacha se retrouve allongé à la surface, la main de Gabriel sous son dos sans pour autant le soutenir et les membres en étoile de mer.

— Le principe simple, explique-t-il alors, c'est que le corps humain flotte. Tout comme la planche, si tu te mets à plat tu ne couleras pas. Ok ?

— Ok, répond Sacha sans bouger quelques instants de plus.

— Alors viens.

Gabriel se hisse prestement hors du bassin et rejoint celui de compétition ; la différence de température lui arrache un frisson tandis qu'il attend patiemment près du bord que son camarade le rejoigne. Ce qu'il n'a d'ailleurs visiblement pas l'intention de faire, vu son air paniqué.

— C'est la même eau, soupire Gabriel. Et ici aussi tu as pied, tu vois bien que je suis debout…

Sacha s'approche doucement, tâtant la surface du bout des orteils avec tant de précautions que Gabriel ne peut retenir un sourire amusé.

— C'est ici qu'auront lieu les cours, il vaut mieux passer le cap maintenant tu ne crois pas ?

Il répond d'une moue renfrognée mais descend tout de même l'échelle, lentement, jusqu'à poser enfin ses pieds au fond et le regarder avec un air presque soulagé.

— Quoi, tu croyais que je te mentais ? plaisante Gabriel en marchant vers lui.

— Non, mais…

— Ça va, t'en fais pas. Attrape mes mains.

Ils se prennent les mains et lorsque Gabriel commence à reculer lentement vers le bord opposé, Sacha se met à résister en sentant le niveau de l'eau monter sur son cou.

— Le corps flotte, lui rappelle Gabriel. Mets-toi à l'horizontale.

— Et la planche ? demande fébrilement le jeune homme.

— Ta planche, c'est moi.

La profondeur est à présent trop importante pour qu'il puisse encore s'aider du sol et Sacha se résout à se mettre à plat, retrouvant naturellement les battements de pieds auxquels ils s'entraînent depuis le début de la séance. Gabriel avance de son côté en rétro pédalage, presque poussé par les mouvements de son apprenti qui s'accroche à ses mains comme à une bouée de survie, et sans s'en rende compte ils atteignent bien vite le bord le plus profond, vingt-cinq mètres plus loin.

Lorsqu'il échange ses mains contre la surface froide du bord carrelé, Sacha paraît surpris d'être parvenu à cet endroit sans faire de crise cardiaque et le sourire qu'il lui renvoie réchauffe doucement son cœur glacé.

— Alors, pas mal pour quelqu'un qui a peur de l'eau, fait remarquer Gabriel avec un clin d'œil.

Sacha semble vouloir dire quelque chose mais au lieu de ça, opte pour se jeter au cou de son camarade qui se fait couler lors de la manœuvre. Après un rattrapage quelque peu maladroit, ils se raccrochent tous deux au bord et Gabriel se contente de lui tapoter amicalement l'épaule.

— Mon devoir est accompli, avec ce que tu sais faire tu vas pouvoir suivre les cours normaux sans trop de problèmes. Il y a au moins deux ou trois personnes qui ne seront pas plus douées que toi…

— Merci beaucoup d'avoir perdu ton temps pour moi.

— Je n'ai pas perdu mon temps.

Ils se regardent un instant et son cœur bat un peu plus fort, lui rappelant pourquoi il est encore vivant.

— Je l'ai fait parce que ça me faisait plaisir.

Il s'écarte du bord et lui explique brièvement les mouvements basiques des bras, de quoi lui maintenir la tête hors de l'eau, et Sacha finit par accepter de le suivre jusqu'à leur point de départ. Il nage près de lui, effectuant une lente brasse pour rester à sa hauteur tandis que le jeune homme se concentre pour ne pas se dé-coordonner au point de couler.

Quelques mètres plus tard, ils s'asseyent au bord et Sacha s'allonge sur le dos, apparemment soufflé par ce nouveau pas qu'il vient d'accomplir.

— Je crois que tu devrais te reposer pour aujourd'hui.

— Moi aussi, soupire le jeune homme sans décrocher les yeux du plafond.

Soudain, un bruit de pas résonne autour d'eux et Gabriel aperçoit Guillaume, son entraîneur, qui vient d'entrer ; il laisse son ami à sa réflexion et le rejoint, étonné de sa présence.

— Tu bosses le vendredi soir, maintenant ? le charrie Gabriel.

— Depuis aujourd'hui, oui. La première compétition importante est dans cinq semaines, alors on passe à l'entraînement intensif…

— On est déjà à quatre heures par semaine en plus de l'UNSS (2), qu'est-ce que tu veux dire par intensif ?

— Je veux dire le double. Cette année, tu concours aussi en national 2, je te rappelle.

— Tu sais que ça ne me branche pas plus que ça d'être passé au niveau au-dessus…

— Et tu sais que j'ai toujours trouvé ça dommage que tu perdes ton temps ici alors qu'avec un bon entraîneur…

— Tu sais très bien que ça ne m'intéresse pas de changer de club.

— Ouais, enfin bref. Maintenant que c'est fait tu ne vas pas tout lâcher, alors il va falloir suer un peu !

Sacha choisit ce moment pour arriver près d'eux, attendant patiemment que Gabriel tourne les yeux vers lui.

— J'interromps un truc ? s'étonne Guillaume qui n'avait pas remarqué sa présence auparavant.

— Non, je lui donnais juste quelques cours particuliers, répond vaguement Gabriel pour ne pas embarrasser le jeune homme. Tu m'excuses une minute ?

Guillaume acquiesce et les deux garçons rejoignent les vestiaires ensemble.

— Il va falloir que je reprenne l'entraînement, s'excuse-t-il en croisant le regard perplexe de Sacha. Je ne sais pas si j'aurai beaucoup de temps pour de te donner encore des cours mais je pense que déjà, avec ce que tu sais, ça devrait le faire pour le programme…

— Ne t'inquiète pas, l'interrompt Sacha avec le sourire. Tu en as assez fait pour moi, je vais y arriver maintenant.

— Sûr ?

— Oui, merci encore. Bon courage pour l'entraînement.

Et sur ces mots, il disparaît en direction des douches. Gabriel fait demi-tour pour rejoindre Guillaume, assis sur les gradins à remplir des feuilles, qui lève la tête à son approche pour lui en tendre une.

— Le calendrier du prochain trimestre, lui indique-t-il.

Gabriel grimace en voyant les cases colorées s'enchaîner, ne lui laissant que bien peu de répit en ce futur début d'année.

— Tu sais que si tu voulais, tu pourrais concourir en national 1 ? lui fait remarquer son entraîneur. Tu n'es pas loin des temps de qualification…

— Tu sais que j'ai une vie en dehors de la natation ? rétorque Gabriel en lui faisant une grimace. Et puis tu t'ennuierais de ne plus m'avoir comme souffre-douleur…

— Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! De toute façon, dans deux ans je pars, tu sais bien que je veux retourner à Nice.

— À moins que ta chérie ne t'ait jeté d'ici là…

Gabriel évite habilement la tentative d'hameçonnage de son coach et ne lui laisse pas le temps de la réitérer, plongeant aussitôt dans le bassin.

— Quatre cents mètres de crawl pour t'échauffer ! gronde Guillaume par vengeance. Et après, c'est papillon !

Souffre-douleur, c'est exactement ce que je disais, songe Gabriel en se laissant glisser sous la surface. Mais malgré ses protestations, il accueille avec soulagement ces heures supplémentaires à s'épuiser dans l'eau, troquant ainsi ses mornes soirées contre quelque chose qui saura lui vider la tête.

Pourtant, dans son cœur persiste le mince regret d'abandonner les moments passés en compagnie de Sacha. Il est pourtant conscient qu'il fallait que ça s'arrête, qu'il ne pouvait pas continuer à vouloir le posséder comme ça et à trouver des prétextes pour chercher son contact. Il a accompli ce qu'il devait et à présent, il est temps de reprendre un peu le contrôle de sa vie.

 

(1) Ne t'inquiète pas, je suis là.

(2) Union Nationale des Sports Scolaires

Retour haut de page