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-17. Smile Like You Mean It
Nous avons perdu la notion du temps
Les rêves ne sont plus ce qu’ils étaient
Certaines choses disparaissent si bêtement

The Killers, 2004

 

— J'aurais foncé un peu plus le vert, dit une voix légèrement synthétique derrière lui.

Un pinceau dans la bouche, il réfléchit quelques instants avant de rectifier la base de la végétation, l'ombrant légèrement pour la faire ressortir.

— C'est mieux.

— Tu trouves ?

À vrai dire, l'ensemble ne lui laisse pas une grande impression depuis qu'il a commencé la colorisation. Même en restant dans des teintes légères et en privilégiant de grandes surfaces d'ombre ou de lumière à des couleurs éclatantes, quelque chose lui semble toujours un peu faux.

— Qu'est-ce qui ne te va pas ? demande la voix synthétique sur un ton dépité.

— Je sais pas… ça a l'air un peu fade.

— Qu'est-ce qui est fade ?

— Lui.

Le problème, c'est que ce n'est pas avec quelques pigments qu'il va pouvoir remédier à ça. Griffonner son visage pour son propre plaisir, c'est une chose, mais présenter un portrait à une galerie en est une autre. Et même si, à priori, le modèle n'a pas son mot à dire sur le résultat, Gabriel a quelque part l'impression de trahir Sacha en représentant quelque chose d'aussi en dessous de la réalité.

— Tu me répètes la même chose depuis ce matin, Gaby.

— Je sais, mais…

— Mais rien ! Il est parfait, parfaitement parfait, alors arrête de te prendre la tête là-dessus.

— Tu ne l'as vu qu'une fois…

— Ça m'a suffi pour me souvenir de lui. Sincèrement, on dirait presque une photo, cette toile.

— Ça devrait être mieux qu'une photo. Sinon, je me serais contenté d'en prendre une.

— Tu es trop exigeant, c'est tout.

Il soupire et dépose son pinceau sur la palette, elle-même posée sur la bâche de plastique dont il a recouvert la moquette pour ne pas la retrouver bariolée de peinture. Attrapant un chiffon pour se nettoyer brièvement les mains, il se dirige vers le lit où est posé son ordinateur portable, placé de façon à ce que la webcam ait le meilleur angle de vue possible sur sa toile.

— Tu te décides enfin à arrêter, glousse Lena depuis sa propre chambre.

Il rattache ses cheveux à la va-vite et s'assied en tailleur sur le lit, l'ordinateur posé sur ses cuisses pour lui faire face.

— Si même toi, tu n'as rien de mieux à me dire, je suppose que c'est la fin.

— Attends que Chris la voie.

— Chris a autant de connaissances en peinture que moi dans le moteur crasseux de sa voiture, alors je n'espère pas grand-chose.

— Disons qu'il a vu ton mec plus souvent que moi, tu le croiras peut-être si c'est lui qui te dit qu'il est très bien.

— Comment tu parles, toi… « ton mec », rien que ça.

— Quoi, c'est pas ton mec, peut-être ?

— Et ça t'empêche de l'appeler par son nom ?

— Quel rabat-joie… Sacha, si tu préfères. Ou est-ce que je n'ai le droit qu'à Alex, moi aussi ?

— Ce n'est pas une question de droit… tu l'appelles comme tu veux.

— Dans ce cas, j'aime autant l'appeler ton mec, lâche-t-elle avant de se mettre à rire.

Il lève les yeux au ciel mais elle est trop occupée à s'étirer pour le remarquer. Allongée sur la couette, simplement vêtue d'un débardeur noir et d'un shorty assorti, elle n'a pas bougé de son lit depuis qu'il l'a appelée ce matin. Bien sûr, il sait qu'elle n'a pas cours le mercredi matin, sinon il n'aurait pas choisi ce moment pour lui demander un coup de main pour sa toile. Cependant, à la voir vautrée entre ses draps, les yeux entourés de cernes et ses dreadlocks attachées dans tous les sens, il se demande s'il n'aurait pas mieux fait d'attendre ce soir, plutôt ; mais lui non plus n'a pas cours ce matin, et l'opportunité semblait bonne pour mettre la touche finale à sa première peinture.

— Tu veux que je te laisse dormir ?

— Trop tard, je suis réveillée maintenant. Chris ne doit pas arriver bientôt ?

— En théorie, oui. En pratique, compte une bonne heure… il faut que je me douche, d'ailleurs.

— Tu m'emmènes ? demande-t-elle en prenant un petit air aguicheur.

— Tu rêves ! Va plutôt te laver, toi aussi.

— Hum hum.

Il la laisse à ses occupations et part se laver comme prévu, expédiant au passage sa corvée de rasage, et prend soin de rester hors du champ de la caméra le temps de s'habiller ; Lena a déjà eu l'occasion de le voir nu, mais ce n'est pas une raison pour lui offrir un spectacle gratuit à chaque fois.

— Je te préfère en caleçon, bougonne-t-elle lorsqu'il reprend sa place devant l'écran.

— Et moi je te préfère ici, mais on ne peut pas tout avoir.

— Tu sais que si je le pouvais…

— Je sais.

Dans un soupir, elle se lève et transporte sans ménagement son ordinateur sur le bureau, pour s'asseoir convenablement devant lui.

— J'ai discuté avec mes parents, et ils sont d'accord pour que je rentre en France l'année prochaine. J'ai fini le lycée ici, et mon dossier a été accepté à la Sorbonne. Mon père a un peu paniqué mais je crois qu'il est sérieux avec sa nouvelle copine, et ils n'ont pas besoin de moi pour leur tenir la chandelle.

— Mais Paris, ce n'est toujours pas la porte d'à côté…

— C'est toujours mieux qu'Amsterdam, tu ne crois pas ? Et je viendrai presque tous les week-ends, tu le sais très bien.

— Je sais, c'est gentil de revenir.

— Je ne reviens pas juste pour tes beaux yeux, Gaby ! plaisante-t-elle. Par contre, si je rentre, tu viendras faire tes études à Paris avec moi, hein ?

— Je vais essayer, mais rien ne dit que je pourrais.

— Si tu le veux…

— Le vouloir, ce n'est pas toujours suffisant.

Il soupire et ferme les yeux une seconde, peu enclin à s'engager encore une fois sur ce sujet qui lui cause toujours plus de migraines que de réponses. Chaque jour, un nouvel élément s'ajoute à l'équation, mais aucun ne vient jamais la résoudre. Que va-t-il faire dans un mois, six, un an ? Est-ce qu'il aura l'embarras du choix ou est-ce qu'il devra se battre pour faire ce qu'il veut, cette fois encore ?

— C'est sérieux, avec ton mec ? demande doucement Lena pour le sortir de sa réflexion.

— C'est compliqué.

— C'est toujours compliqué, avec toi…

Elle lui fait un petit sourire mais il a quelque chose de triste, que Gabriel ne sait pas comment interpréter.

— Je ne suis pas sûr qu'on aille très loin.

— Mais tu voudrais bien ?

— Oui.

— Alors il te reste un an pour le convaincre de venir avec toi à Paris.

Non, il lui reste un an pour le convaincre de rester avec lui, surtout.

Quelqu'un frappe à la porte avant qu'il n'ait le temps de répondre et il reconnaît le code de Chris, à qui il crie d'entrer. Celui-ci referme la porte derrière lui et vient se pencher derrière son épaule pour regarder l'écran, offrant un sourire vicieux à Lena.

— Toujours aussi peu de vêtements, Len, glousse-t-il en s'asseyant près de Gabriel.

— Toujours le même sens de l'observation, pervers !

— Mmm, j'adore te voir en petite culotte, que veux-tu…

Lena se lève pour bien la lui montrer puis se penche vers la webcam et lui fait un doigt d'honneur en gros plan, ponctué par une grimace tandis qu'elle se rassoit.

— Mais dis-moi, t'aurais pas pris du poids ? demande perfidement Chris pour la faire enrager.

— Tu es un homme mort, Christophe Johann Michaël, gronde-t-elle.

— Vas-y, répète encore une fois mon nom avec ce petit air énervé, ça m'excite.

— Très bien, t'as gagné ! s'exclame-t-elle en attrapant une chaussette au sol pour l'enfiler sur la webcam. Je file, crétin ! À la prochaine !

Juste avant de se déconnecter, elle prend tout le même le temps de taper un petit « vous me manquez » qui les fait sourire. Gabriel éteint à son tour l'ordinateur et le pose sur le bureau pendant que Chris piétine précautionneusement la bâche pour s'approcher de la toile.

— Ça y est, c'est fini ?

— J'en sais rien, probablement. Qu'est-ce que t'en penses ?

— J'en pense que si tu n'en faisais pas tout un plat de ta vision des couleurs, personne ne pourrait jamais deviner.

— C'est parce que j'ai utilisé des teintes que je différencie bien, c'est tout.

Gabriel s'accroupit devant la peinture et trempe le bout de son doigt dans un peu d'eau pour atténuer un coin de ciel trop sombre.

— Alors ?

— Alors c'est magnifique, qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus ? Tu ne me croiras sûrement pas, de toute façon.

— Ce n'est pas… bizarre ?

S'il a gardé la silhouette de Sacha et de son chat comme centre de la toile, le contour s'est changé en une étrange perspective, engouffrant le spectateur dans un entrelacs de végétation sauvage qui s'arrête au pied du personnage pour faire place à un ciel nuageux. En se plaçant légèrement au-dessus de la toile, on a l'impression que la silhouette est prête à basculer dans le vide, tandis qu'un peu en dessous, celle qu'elle avance vers la végétation.

À défaut du portrait, Gabriel était au moins satisfait de son illusion d'optique.

— C'est impressionnant , Gaby, pas bizarre. Quand est-ce que tu commences la seconde ?

— Dans quelques jours, je vais d'abord apporter celle-ci à la galerie pour savoir si ça convient.

— Je t'emmènerai, si tu veux.

Christophe traverse la pièce à grands pas pour l'attendre dans le couloir, le pressant à mettre ses chaussettes pour ne pas être en retard à son premier cours de la journée. Gabriel ne commence qu'une heure plus tard, mais Chris a proposé de le déposer et il ne peut décemment pas refuser un trajet en voiture gratuit.

— Tu finis à quelle heure, ce soir ? demande son ami en s'installant au volant.

— Dix-sept heures, mais j'ai entraînement.

— On peut se voir, après ?

Gabriel réfléchit quelques secondes, jouant machinalement avec l'anneau de son annulaire ; Sacha a entraînement, lui aussi, et ne travaille généralement pas au magasin ces jours-là. S'il sort avec Chris, il ne sera sûrement pas rentré avant vingt et une heures, et les chances qu'il puisse voir Sacha après ça sont faibles… à moins qu'il prétexte rester dormir chez Chris, bien sûr.

— Je ne pensais pas que c'était une question aussi compliquée, grommelle celui-ci en freinant un peu brusquement.

— Hein ? Non, c'est juste que…

— Que quoi ? Que tu as mieux à faire ?

— Chris…

— Écoute, j'ai pas envie de faire la guerre à ton copain pour te voir, mais c'est juste une soirée.

— Je sais ! Je n'ai jamais dit que je refusais, déjà.

— Tu n'as jamais pris autant de temps pour me répondre, non plus.

— Oui ! Oui, ça te va ? Viens me chercher après l'entraînement et on fait ce que tu veux.

— Ce n'est pas la peine d'accepter à contrecœur…

Gabriel pousse un grognement d'exaspération et se tourne franchement vers son ami pour lui faire face.

— Bon, c'est quoi cette discussion de gonzesses, là ? Qu'est-ce que tu me fais ? Tu me demandes ce que je fais ce soir, j'ai le droit d'y réfléchir deux secondes, non ?

Le « oui » de Chris ressemble plus à un bruit animal qu'à une confirmation.

— Chris ! On n'est pas un peu vieux pour jouer à « tu préfères lui ou moi » ?

— Ah ! Justement, tu préfères qui : lui ou moi ?

— Je ne répondrai pas à ça, soupire Gabriel en croisant les bras.

— Je devrais au moins avoir un bonus d'ancienneté…

Il lui fait les gros yeux pour mettre fin à la discussion et laisse passer quelques secondes avant de reprendre sur un ton léger :

— Alors, qu'est-ce qu'il y a de spécial ce soir ?

— J'ai une faveur à te demander.

— Eh bah, moi qui croyais que tu voulais juste qu'on se voie…

— Ça va, ne commence pas.

— Tu veux dire à réagir comme toi ?

Chris soupire mais garde les yeux rivés sur la route, essayant à son tour d'ignorer la critique, mais il ne peut pas se retenir d'ajouter tout bas :

— Ça me fait bizarre de ne plus te voir comme avant.

— C'est toi qui me dis tout le temps d'élargir mes fréquentations, je te ferai remarquer, répond Gabriel sur le même ton.

— Je sais. Je ne croyais juste pas que ça irait aussi loin…

Et bien que les mots sonnent comme un reproche, il entend dans sa voix que ce n'est qu'un triste constat de la part de celui qui n'a rien gagné au final. Gabriel pensait que lui faire un peu d'air serait un soulagement pour Chris, une chance de s'occuper un peu de lui-même pour changer, mais désormais, il n'est plus trop sûr que ce soit vraiment ce que son ami souhaite.

— Tu te souviens de cette époque où il n'y avait pas à réfléchir, où on rêvait de devenir grands et célèbres et où on n'avait besoin de rien d'autre que nous-mêmes ?

— Vaguement.

— Le temps passe vite…

Christophe se gare sur une des places le long du trottoir mais une fois la voiture arrêtée, ne fait pas mine de vouloir en sortir.

— Je ne tiens pas vraiment la comparaison, hein ?

— De quoi tu parles ?

— Il a réussi à te faire arrêter les scarifications en un clin d'œil, à te faire sortir, à te donner envie de sourire sans raison…

— Chris…

— Non, c'est bon, le coupe-t-il en gardant les yeux fixés devant lui. Je sais que je n'ai pas exactement fait ce qu'il fallait, mais j'ai essayé au moins. Et tu sais que je ne te laisserai jamais tomber, peu importe ce qui arrive.

— Je sais, et je ne pourrais jamais assez te remercier pour ça, répond Gabriel en lui donnant un faible coup de poing dans l'épaule. Tu en as déjà fait beaucoup plus que tu aurais dû pour moi.

— Ce ne sera jamais trop.

Christophe lui fait finalement face un instant, affichant une expression mystérieusement lointaine, et lui remet délicatement une mèche derrière l'oreille par simple prétexte de le toucher.

— Prends soin de toi, d'accord ?

S'ils étaient ailleurs qu'au bord de la route, à deux mètres de l'entrée d'un lycée très fréquenté, Gabriel lui aurait sûrement passé les bras autour du cou pour le lui assurer. Mais par la force des choses, il se contente de hocher la tête avec un petit sourire.

— Allez, dégage petite tête, lance alors Chris en le poussant hors de la voiture.

Gabriel prend la direction de l'entrée, souriant pour lui-même de la maladresse avec laquelle son ami a tenté de masquer son embarras. Il n'aurait jamais cru l'entendre faire une crise de jalousie, et encore moins qu'elle tourne en déballage de sentiments, mais curieusement, il se sent soulagé qu'il l'ait fait. Christophe n'a pas pour habitude de garder pour lui ce qu'il a à dire, et s'il commençait maintenant, Gabriel serait sûrement plus inquiet que de le voir lui faire une scène pour un rien.

Peut-être que ses craintes sont justifiées, d'ailleurs. Ces derniers temps, Gabriel n'a pas eu l'occasion de faire grand-chose à part aller en cours et aux entraînements, et voir Sacha. Après sa petite descente aux enfers, l'omniprésence de Chris l'avait agacé, au point où il l'avait sciemment écarté de sa vie pour ne pas subir ses reproches. Mais s'habituer à son absence, c'est lui fermer une porte autrefois toujours ouverte, et aujourd'hui, il ne sait plus vraiment jusqu'à quel point il pouvait lui laisser accéder à sa vie. Non seulement il a désapprouvé le fait qu'il sorte avec Sacha, mais ce dernier n'avait pas apprécié non plus sa réaction à leur égard. Et mettre les deux personnes les plus chères à ses yeux en compétition ne fait vraiment pas partie de ses priorités.

Il va devoir apprendre à jongler entre eux, assez délicatement pour n'en froisser aucun, et ça commence par annoncer à Sacha qu'il passera la soirée chez son meilleur ami.

L'heure de mathématiques passe un peu trop lentement à son goût, et les rares moments où il s'accorde un coup d'œil dans la direction de Sacha, celui-ci est soit occupé à noter, soit à discuter avec sa bavarde de voisine. Sans s'en rendre compte, Gabriel a griffonné dans la marge de son bloc une silhouette pendue à un arbre ressemblant étrangement à Ally et il soupire en déchirant la feuille, exaspéré par sa propre futilité.

Lorsque la sonnerie de fin des cours retentit, il ne rate cependant pas sa chance d'approcher Sacha, et entre deux mouvements de foule l'attire à sa suite jusqu'aux toilettes de l'étage, réputés assez petits et glauques pour ne pas être très fréquentés.

— Bonjour, chuchote Gabriel après avoir refermé à clef derrière eux.

Sacha l'embrasse doucement et il s'accroche à son cou pour prolonger le moment, jusqu'à ce que l'air lui fasse défaut.

— Ça va ?

— On fait aller, répond Gabriel. Bonne matinée ?

— Longue. On va être en retard en français, tu sais ?

— Peu importe. Je voulais te dire quelque chose…

— Hum ?

— Chris voudrait qu'on se voie ce soir, il a besoin d'un coup de main sur un truc, je crois.

— Ah, constate simplement Sacha.

Il remarque tout de même que son expression s'est teintée d'une subtile déception, et bien qu'il se sente un peu coupable d'en être la cause, savoir quel effet lui fait son absence lui met un peu de baume au cœur.

— Alors, peut-être demain soir ? On pourrait aller quelque part…

— Je dois voir Vanessa demain.

S'il ne le connaissait pas aussi bien, il croirait à une bête vengeance ; malgré lui, il grimace à ces mots.

— Pourquoi ?

— Elle m'a demandé de participer à un concert samedi, pour un quatuor qui cherche un nouveau violon. Je dois la voir pour répéter.

— Tu n'étais pas obligé d'accepter, grommelle Gabriel.

— J'ai accepté, de toute façon. On se voit vendredi soir ?

— Oui, ma mère ne sera sans doute pas là, tu pourras venir à la maison.

— Bien.

La seconde sonnerie, supposée signaler le début du cours suivant, retentit au-dessus de leur tête. Gabriel soupire tandis que son petit ami sourit, puis il se penche pour presser un instant ses lèvres contre les siennes. Mais lorsqu'il insiste un peu, Sacha s'écarte dans un sursaut et il fronce les sourcils en le voyant toucher sa lèvre avec une grimace.

— Qu'est-ce que… ?

— Rien, soupire Sacha en détournant les yeux.

— Tu t'es battu ? Encore ?

La seule réponse qu'il obtient est un regard noir, suivi d'un petit signe pour qu'il le laisse enfin sortir de ce cagibi. L'envie d'insister et de lui faire la morale le saisit, mais connaissant Sacha, au mieux il sera ignoré, et au pire il lui reprochera lui-même toutes les choses qu'il ne devrait pas faire. Comme le pousser à bout, par exemple… mieux vaut donc se taire.

Ils se séparent pour rejoindre leur salle par des chemins différents et gardent la tête basse lorsque leur professeur les réprimande chacun leur tour. Gabriel aurait préféré leur faire éviter ça, mais Benoît va sûrement l'attendre devant la porte après sa dernière heure de cours, comme toujours impatient d'aller à l'entraînement, et il n'aura plus d'autre occasion de lui parler en tête à tête.

Il y a intérêt à ce que Chris ait prévu quelque chose de bien, ce soir, car si sa « faveur » se révèle être aussi pénible qu'il le redoute, son ami risque de faire les frais de sa mauvaise humeur.

--

C'est avec une légère grimace qu'il pousse la porte de la piscine après l'entraînement, le poignet encore douloureux suite à un faux mouvement en voulant sortir du bassin un peu trop rapidement. Entendre Guillaume lui reprocher de se comporter de façon irresponsable à l'approche d'autant de compétitions importantes n'a pas vraiment aidé à faire passer la douleur, au contraire. Il a plutôt eu envie d'en remettre une couche en lui montrant qu'il pouvait encore se servir de son poing pour lui fêler quelques côtes, mais inutile de se montrer plus irascible qu'il ne l'est habituellement.

Christophe est déjà là, appuyé contre le côté de sa voiture garée en travers devant le bâtiment, et il le rejoint en soupirant.

— Tu as peur que je m'enfuie ou quoi ? grogne-t-il en le poussant pour s'asseoir du côté passager.

— Pourquoi ?

— Parce que tu te gares comme si tu voulais bloquer la sortie… ou serait-ce une preuve supplémentaire que ton examinateur était stone quand il t'a donné ton permis ?

— De un, je t'emmerde, et de deux, je viens juste d'arriver. Je ne vais pas passer trois heures à me garer si tu es déjà là…

— Hum hum.

— Et en plus, ça évite que tu t'enfuies, plaisante-t-il en allumant le moteur.

— Quelle confiance, ça fait peur…

Ignorant sa remarque, Christophe démarre et s'engage dans l'habituel trafic encombré de fin de journée.

— Je t'ai ramené un CD, lance-t-il sur un ton léger. Ma copine l'avait en double, je crois.

Gabriel attrape l'objet avec un air méfiant et inspecte la pochette du dernier album de Prodigy sans dire un mot.

— Je commence à avoir peur, grogne-t-il finalement en glissant le CD dans son sac.

— Pourquoi ?

— Parce que pour que tu m'achètes aussi honteusement, c'est que tu veux que je fasse quelque chose que tu sais déjà que je vais refuser.

— Tu es peut-être juste parano.

— Mmm, ou peut-être pas. Je serais toi, je ne ferais pas durer le suspense, ça ne va pas jouer en ta faveur.

Christophe lui jette un bref coup d'œil et il a le temps d'y capter une infime trace de culpabilité, qui le conforte dans son idée que le service qu'il compte lui demander va être déplaisant. Ce n'est pas comme s'il ne s'y attendait pas depuis ce matin, mais nourrir l'espoir qu'il avait peut-être tort lui avait permis de ne pas se complaire dans la morosité.

Eh bien, raté.

— Alors ?

L'intéressé se mordille la lèvre quelques secondes supplémentaires puis finit par céder, sûrement conscient qu'attendre plus longtemps n'apaisera pas son futur courroux.

— Ça te dit quelque chose, une petite goth qui s'appelle Eloïse ? En première S ?

— Non.

— Vraiment ?

— Vraiment, non, répète Gabriel avec une note d'agacement. Donc ?

— C'est la meilleure amie de ma copine.

— Viens-en au fait.

— Elle participe à votre spectacle de fin d'année et il est arrivé un truc au quatrième membre de leur groupe. Ils sont complètement paniqués de ne pas trouver de remplaçant et ma copine m'a demandé si je pouvais les aider… je ne pouvais pas vraiment refuser.

— Et pourquoi tu m'impliques là-dedans ?

— Bah, c'est sa meilleure amie, tu es mon meilleur ami…

— Rien que ça ! Allez, crache le morceau : c'est quoi leur groupe ? Qu'est-ce que tu veux me faire faire ?

Ils arrivent au même moment devant une petite salle au toit de tôle, où Chris se gare sur la seule place de parking à proximité avant de le regarder, pour la première fois du trajet, avec un air de lapin pris entre les phares d'une voiture.

— Il leur faut un chanteur.

Gabriel reste muet un instant, sidéré qu'il ait pu penser un seul instant qu'il accepterait – corruption ou non –, et se détourne en croisant les bras une fois le choc passé.

— C'est non.

— Gabriel…

— Non.

— Écoute-les au moins.

— Tu peux toujours rêver.

Chris lui saisit alors le bras sans trop de délicatesse pour le forcer à le regarder et sa culpabilité s'est changée en une inflexible résignation.

— Combien de fois je t'ai sorti de la merde ? Combien de fois j'ai fait des trucs qui me faisaient chier pour toi ? Ce n'est pas souvent que je te demande quelque chose, tu pourrais au moins y réfléchir !

— Mais pas ça, Chris ! s'énerve-t-il en se dégageant. Tu sais très bien que je déteste chanter devant quiconque !

— Ils ont dit que ce sera masqué, personne ne saura que c'est toi.

— Mais… !

— S'il te plaît, Gabriel, insiste Chris en se rapprochant. Pour moi. S'il te plaît ?

Le « non » est au bout de sa langue mais il n'arrive pas à sortir, pas après l'avoir entendu demander ainsi, pas devant ce regard suppliant qu'il a rarement utilisé contre lui. À l'inverse de lui-même, qui plus d'une fois s'en est servi pour arriver à ses fins.

Combien de fois je t'ai sorti de la merde   ? Beaucoup trop pour qu'il se permette de le rembarrer encore une fois.

Cela dit, ce n'est pas de gaîté de cœur qu'il sort de la voiture, grognant en claquant la portière derrière lui pour se diriger vers l'entrée du local. Chris le rattrape au moment où il en ouvre la porte et le suit à l'intérieur.

Comme il s'y attendait, les trois membres du « groupe » sont déjà là, assis sur une vieille table de formica à débattre des pages d'un catalogue bon marché.

— Hum, intervient Christophe en se raclant la gorge. Salut…

Trois paires d'yeux se lèvent immédiatement sur eux et le soulagement qui se peint sur le visage de la jeune fille, qui saute de la table pour venir à leur rencontre, ne dit rien de bon à Gabriel.

— Chris, merci d'être venu ! s'exclame-t-elle en se mettant sur la pointe des pieds pour lui faire la bise. Et, euh… ah, Gabriel, bonjour.

Elle s'écarte de quelques pas et se met à rougir. Fantastique, une groupie, songe-t-il en se retenant de soupirer. Il lui tend la main par politesse, peu enclin à la toucher plus que nécessaire, et regarde brièvement les deux garçons habillés comme des poupées rescapées de Halloween. Une belle brochette d'amateurs, encore.

— Tu sais chanter ? demande bêtement celui qui tient les baguettes de la batterie à la main.

— Ça dépend, répond Gabriel avec méfiance. Vous savez jouer ?

— D'après toi, ronchonne l'autre en allant chercher sa guitare.

— Fab, tu peux la fermer et être poli avec la seule chance qu'on a depuis des semaines de ne pas avoir passé six mois à répéter pour rien ?

Gabriel ne dit rien mais l'autorité de la petite chétive le fait sourire ; il ne l'aime pas plus que le reste de son espèce, mais au moins, il lui accorderait un peu de respect. Chris et lui prennent place sur la petite table et les regardent s'installer, accorder leurs instruments et se positionner dans l'espace réduit qui leur est alloué. Le batteur donne alors la mesure et au quatrième coup, tous se lancent dans le morceau.

Il reconnaît Nirvana, rien d'exceptionnel mais au moins, ils ne massacrent pas la chanson, pas plus qu'ils ne se détournent du rythme. Une fois finie, ils lui lancent tous le même regard vaguement inquiet, comme s'ils attendaient son approbation. Au lieu de la leur donner, il descend de son perchoir et récupère le catalogue posé au sol pour le feuilleter.

— Vous savez jouer tout ça ?

— Presque tout, avoue la jeune fille en s'approchant.

— Combien de morceaux vous devez jouer pour la représentation ?

— Trois.

— Quel thème ?

— Aucun, mais seulement des reprises de groupes américains.

Gabriel grommelle en abandonnant certaines des chansons qu'il a repérées et parcourt une nouvelle fois le catalogue en sens inverse.

— Chris a dit que vous jouez masqués.

— En effet.

— Si je le fais, je ne veux mon nom nulle part, et personne ne parle de moi à qui que ce soit. Si ça se sait, je vous lâche, même cinq minutes avant le show.

— Ça va la rock star, tes exigences… commence le guitariste en s'avançant vers eux.

— Accordé, l'interrompt aussitôt la jeune fille. Quoi d'autre ?

— Deux chansons, vous prendrez une instrumentale pour la troisième.

— Oh, et si tu chantais un peu pour voir si on accepte, nous aussi ? s'exclame le batteur avec un air contrarié.

Sans se dépeindre de son masque d'indifférence, Gabriel s'avance vers le milieu de la pièce et fait signe à Christophe de le rejoindre.

— Prends une guitare et joue quelque chose.

— Je peux ? demande Chris à Eloïse en prenant son ton suave qu'il utilise pour draguer.

Elle accepte de lui prêter sa guitare sans rechigner et il vient rejoindre Gabriel en la passant à l'épaule.

— Si ta nana te voyait, lance celui-ci avec un petit rictus mauvais.

— La ferme et chante, rétorque Chris en entamant un de ses morceaux préférés.

Essayant de faire abstraction des trois paires d'yeux intrigués braquées sur lui, il se concentre sur la musique et ferme les yeux le temps de s'y plonger. Instinctivement, les paroles de cette chanson lui reviennent, une que Chris joue depuis longtemps lorsqu'ils se retrouvent seuls chez lui, le soir, et que seule la musique parvient à exprimer ce qu'ils ne peuvent pas se dire. Et malgré l'intimité de ces moments, l'affection qu'il porte à ces souvenirs, il parvient à la chanter ici sans difficulté. C'est même presque surpris qu'il ouvre les yeux trois minutes plus tard, pour se retrouver face à face avec ces intrus à l'air béat.

— Tout ce que tu veux, accordé ! s'écrie soudain la jeune fille en sautillant vers eux.

Gabriel durcit son visage pour la prévenir que si elle tente de lui sauter au cou, la chute risque d'être douloureuse ; par chance, elle se retient au dernier moment.

— Tu chantes vraiment, vraiment très bien.

Il hoche brièvement la tête pour montrer qu'il a entendu, pas vraiment intéressé par le compliment.

— Éloïse, c'est ça ? demande-t-il finalement sur un ton froid.

— Oui, et les deux gus ce sont Fabien et Cyril.

— Passez-moi votre catalogue et votre numéro, je vous enverrais un message pour vous dire quelles chansons j'aurais le temps de bosser avant le spectacle.

— Tu es dispo quand pour les répèt' ? s'enquiert la jeune fille sans perdre de son enthousiasme.

— Pas souvent. Peut-être quatre ou cinq fois avant la fin du mois ; c'est peu, mais il faudra faire avec.

— Ça ira. Merci !

Il fait abstraction du dégoulinement de remerciements qui s'en suit et s'empare du catalogue avant de retourner à l'extérieur, Chris sur les talons, occupé à régler les formalités d'au revoir.

— Sous tes airs de glace, t'as un bon fond, lance son ami avec un petit sourire amusé.

— Je fais uniquement ça pour toi , c'est tout, grogne Gabriel en se retournant pour lui faire face. Ta faveur vaut une très grande partie de ce que je te dois, j'espère que tu en es conscient.

— Je le suis ! répond joyeusement Chris en lui tapotant la tête.

— Alors emmène-moi dîner pour me faire passer l'envie de te tuer.

— À vos ordres, monseigneur.

À défaut d'avoir passé une bonne soirée, il aura au moins un dîner convenable, et savoir que Chris apprécie suffisamment son geste pour l'inviter sans rechigner lui laisse l'agréable impression que les prochaines fois où il le délaissera pour Sacha, son meilleur ami lui en voudra peut-être un peu moins qu'avant.

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Il referme la porte de sa chambre sans allumer la lumière, s'aidant de la faible lueur de la lune et des lampadaires qui s'infiltre par la baie vitrée pour se repérer dans la pièce. De toute façon, le manque évident de mobilier ne risque pas de le faire trébucher sur quoi que ce soit.

Il ôte sa chemise, la déposant du mieux possible sur le dossier de sa chaise, puis fait de même avec son pantalon. Ses chaussettes et son caleçon rejoignent leurs semblables, dans le panier à linge en osier qui trône dans un coin de la salle de bain, avant qu'il n'enjambe le rebord de sa baignoire pour s'y asseoir, la tête posée contre les carreaux froids du mur.

Chanter devant tout le lycée, devant Sacha… qu'est-ce qui lui a pris d'accepter ?

Pour moi. S'il te plaît ?

Ah oui, c'est vrai ; il ne pouvait pas refuser ça. Il soupire et tourne le thermostat de la douche à l'aide de ses orteils, faisant ensuite passer le débit du robinet au pommeau. Le premier jet est assez froid pour le faire sursauter, puis la chaleur augmente jusqu'à former une légère buée sur la grande glace surplombant l'évier. Avec le rideau de douche ouvert, il va encore tremper le sol de sa salle de bain, mais la bonde installée dans un coin de la pièce évitera au moins l'inondation.

Il se laisse couler au fond de la baignoire, mouillant jusqu'à ses cheveux toujours attachés, et ferme les yeux le temps de se réchauffer. Les porte-savons fixés au mur contiennent tout son petit bazar et il fouille aveuglement dans l'un d'eux pour récupérer un rasoir manuel, ainsi qu'une bombe de mousse à raser qu'il lance en l'air pour la rattraper, les yeux toujours fermés.

C'est l'heure de te faire belle, princesse , songe-t-il avec une note d'humour caustique.

Il soupire et se relève, orientant la douche de façon à ne pas se trouver directement sous le jet, puis récupère un globe de gel d'une couleur bleue chimique qu'il étale sur sa jambe, appuyée sur le rebord de la baignoire. La lame du rasoir se pose sur sa cheville et il la remonte lentement, laissant l'acier caresser son tibia d'un bout à l'autre pour laisser derrière elle une bande incongrue de peau blanche au milieu d'un océan de mousse.

Il passe la lame sous l'eau pour la nettoyer et répète l'opération sur la zone suivante, découvrant petit à petit sa jambe sous l'assaut du rasoir. Il y a eu un moment où il trouvait cette idée ridicule, de se raser comme une fille , mais la curiosité l'avait un jour emporté et il s'était surpris à apprécier la sensation de douceur sous sa main. Contrairement à ce qu'il redoutait, son acte n'avait pas suscité la moindre réaction de la part de son entourage ; il n'était pas le premier à prôner l'épilation chez les nageurs, dont certains allaient même jusqu'à se raser le crâne à blanc. Lui tient encore à ses cheveux, merci bien. Mais pour le reste…

Il se penche un peu plus, concentré à faire le tour de son genou sans arracher de peau au passage, puis promène la lame sur sa cuisse sans vraiment avoir besoin d'appuyer, simplement pour le plaisir de jouer un peu. Sacha ne lui a jamais dit explicitement s'il appréciait ou non, mais sa main s'est plus d'une fois arrêtée sur sa jambe pour la caresser. Peut-être que la sensation lui rappelle celle d'une fille, de sa petite amie même, mais ça n'a pas d'importance ; pour le sentir se blottir contre lui la nuit et envelopper ses jambes de la sienne, il est prêt à jouer les travestis autant qu'il veut.

La pression de l'eau sur sa jambe fraîchement rasée est agréable et il en profite quelques minutes avant de répéter l'opération sur sa jumelle. Si Sacha entrait à ce moment dans la salle de bain, il se demande la tête qu'il ferait. Il se souvient de celle de Chris, la première fois où il l'avait surpris dans cette position : il avait d'abord eu l'air choqué, muet de surprise pendant quelques secondes, puis avait explosé de rire jusqu'à devoir se tenir le ventre tellement son fou rire persistait. Il y avait gagné un shampoing forcé à la mousse à raser, qui avait bien fait rire Gabriel à son tour, mais la plaisanterie s'était arrêtée là. Depuis, la seule réaction que Chris affiche est une moue d'ennui à l'idée de devoir l'attendre jusqu'à ce qu'il finisse. Il préfère cependant ça à l'intérêt malsain de Lena pour ses curieuses habitudes, auxquelles elle ne manque pas de participer – y compris contre son gré. À sa dernière visite, lors du Nouvel An, elle lui a même proposé de lui raser le pubis en forme de cœur ; depuis, elle est définitivement interdite dans la salle de bain en sa présence.

Imagine la tête de ton mec, avait-elle gloussé avant qu'il ne la mette dehors.

Il ne préfère pas, justement.

Débarrasser ses aisselles du fin duvet brun qui y pousse ne prend pas plus d'une minute, et il éteint enfin la douche pour se sécher sommairement à la serviette. Il se rassoit ensuite sur le bord de la baignoire, allumant cette fois le robinet de la baignoire pour faire couler un mince filet d'eau, et cale son dos contre le mur avant de poser ses pieds contre les coins du bord opposé.

Sa fierté n'est peut-être pas démesurée, mais s'il y a bien quelque chose qu'il se passera de montrer à quiconque, ce sera de toute évidence ça . Le contact du gel froid sur son entrejambe le fait grimacer tandis qu'il s'applique à l'étaler avec soin. À cet endroit, la caresse de la lame provoque des sensations différentes, un frisson d'excitation à l'idée de risquer la coupure sur une zone aussi sensible, et quelque chose d'étrangement érotique qu'il n'arrive pas à expliquer. Le métal contre sa peau la plus fine, la plus fragile ; une lame tranchante qui se promène là où seuls ses doigts sont allés jusqu'à présent, mais où d'autres les rejoindront peut-être un jour. Peut-être même bientôt. Et pour ça, il faut que ce soit aussi agréable que possible.

Le rasoir suit lentement l'arrondi de ses bourses et il se mord la lèvre pour s'empêcher d'émettre le moindre son. Tout ça lui rappelle beaucoup trop son besoin d'avoir une lame entre ses doigts, de la glisser sur sa peau et d'appuyer pour en tirer un filet de sang. Le plaisir malsain qu'il y prenait, purement psychologique, celui de contrôler sa douleur… de contrôler sa vie. Le plaisir d'un contact étranger, même artificiel, pour soulager sa solitude.

Mais même si c'est tentant, il y a un plaisir bien supérieur qui l'attend s'il se prive de celui-ci. Le contact d'un autre corps, d'une réelle chaleur, d'un réel désir, et le souvenir de sa chair tendue glissant contre le bas-ventre agréablement rugueux de son amant, contre son sexe dur, contre le creux de ses cuisses…

Il repose le rasoir et éteint l'eau d'une main avant de basculer la tête en arrière, submergé par les souvenirs de leurs trop rares moments ensemble. Il imagine que c'est sa main qui se faufile le long de sa cuisse, flatte son érection avant de lui prodiguer le même traitement qu'il a dû améliorer sur lui-même ces dernières années ; que c'est son pouce qui lui masse le gland avant de presser son frein ; que ce sont ses doigts qui enserrent ses bourses, juste assez fort pour le faire sursauter, puis se glissent plus bas pour venir s'infiltrer en lui…

— Sacha, soupire-t-il de plus en plus fort en appuyant les caresses.

Son imagination un peu trop fertile le fait céder bien trop vite à son goût, et tandis que ses orteils se crispent contre la porcelaine blanche, il gémit une dernière fois son nom en se regardant dans le miroir en face.

Tu ne penses vraiment qu'à ça , songe-t-il amèrement.

Récupérant ses doigts et sa main poisseuse, il rallume la douche pour se rincer une fois de plus, effaçant l'odeur de sexe de sa peau à l'aide d'un peu de gel douche. Bien sûr qu'il ne pense qu'à ça ; malgré tous ses efforts pour être raisonnable et se tenir tranquille, voir Sacha – même seulement dans son esprit – suffit à lui causer des fourmillements dans le bas ventre accompagnés d'une anormale chaleur générale. Et malheureusement, la seule chose qui puisse le calmer, c'est de satisfaire son besoin.

Nu, il traverse sa chambre pour allumer la lampe de la table de chevet. Sa faible lueur est suffisante pour qu'il repère le vieux dictionnaire à couverture rouge posé au milieu des livres qui traînent près de son bureau, et il l'emporte avec lui sur le lit.

Si on lui avait dit qu'un jour, le règne de terreur que sa vieille nourrice lui imposait servirait à quelque chose, il aurait sûrement bien ri. Mais plus maintenant ; il regrette presque de n'avoir pas été plus attentif quand elle se mettait à parler en russe pour se plaindre de ci ou de ça.

Un doigt sur le dictionnaire et l'autre sur son téléphone portable, il réfléchit un instant à comment tourner sa phrase. Sacha retranscrit en phonétique habituellement, alors ça ne devrait pas être compliqué, non ? Reste à trouver quelque chose de pas trop compromettant, ni trop embarrassant, mais assez sincère pour qu'il s'en souvienne.

« Sdielay krassivie mietchti. Ia doumaiou o tibie.  » Ça fera l'affaire. [1]

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Entre deux longueurs, l'idée qu'il est en train de se crever dans ce même bassin depuis des années, un samedi matin de surcroît, alors que pour une fois, il aurait bien mieux à faire, vient saper sa motivation. Ce n'est pas comme si Sacha était libre non plus, mais depuis deux jours, il a à peine eu le temps de lui parler ; leur soirée de vendredi a été interrompue par un coup de téléphone de Vanessa, qui voulait le voir encore une fois pour leur répétition. Maudites filles…

Dans le fond, même rester dans un coin de la pièce à l'écouter jouer serait infiniment plus plaisant que d'être ici, à épuiser ses muscles sur les éternels mêmes mouvements. Encore combien de temps, deux heures ? Peut-être même trois…

Il exécute son demi-tour mais au lieu de s'incliner vers la surface, plonge dans les profondeurs pour poser ses mains sur les carreaux du fond. Comme un acrobate, il exécute un salto au ralenti, plus porté par l'eau que par ses bras, puis marche sur les mains jusqu'à ce que la pression le ramène à la surface malgré lui. Il n'a qu'à tendre les doigts pour toucher le bord et est accueilli par un coup de tablette sur la tête, dispensé par Guillaume qui fronce les sourcils à son intention.

— Hey, Flipper, c'est bientôt fini ces bêtises ?

— Ça va, même pas le droit de faire une pause, grogne Gabriel en se massant le crâne.

— Je vous chronomètre, idiot ! Ce n'est pas le moment de faire une pause !

— Mais je suis fatigué…

— Tu te plains comme une nana, soupire Guillaume en se redressant. Va dormir si tu veux, mais ne déconcentre pas tout le monde à faire le clown.

Gabriel ne se le fait pas dire deux fois et sort du bassin à bout de bras, tirant la langue à son coach qui ne pensait sans doute pas qu'il le prendrait au mot, puis trottine jusqu'aux vestiaires. Une bonne douche chaude plus tard, il s'habille à la hâte et monte dans le premier bus venu pour éviter de devoir marcher jusque chez lui. Bien que l'été approche, le ciel est toujours aussi gris et morne, et il n'a pas l'intention de s'attarder dessous jusqu'à ce qu'il se décide à pleuvoir. Il se faufile chez lui sans faire de bruit, certain que sa mère doit se trouver quelque part dans la maison, et croise les doigts pour ne pas la rencontrer avant d'atteindre sa chambre.

Son vœu est exaucé lorsqu'il referme délicatement la porte derrière lui et se glisse aussitôt sous la couette, abandonnant simplement son sac au sol. Il serait bien allé rejoindre Sacha tout de suite, mais il ne connaît pas leur lieu de répétition. Ils n'ont rendez-vous qu'à dix-sept heures au vieux théâtre du centre ; avant cela, mystère. Alors, s'il ne peut pas le voir… autant dormir.

La sonnerie de son réveil le sort du sommeil, ainsi que la boule de poils rousse qui s'était glissée sous la couette à sa suite, et ils s'étirent chacun leur tour avant de se tirer hors de leur petit nid douillet. Lullaby le regarde de ses yeux plissés, à peine sorti de sa sieste, tandis qu'il abandonne ses vêtements froissés pour les remplacer par un pantalon noir et une chemise cintrée. Sans parler de mettre un costume, il se voit mal venir à un concert classique vêtu d'un jean et d'un tee-shirt. Enfin, une pièce de théâtre plutôt, s'il a bien compris les explications de Sacha ; le quatuor sert d'accompagnement à la représentation d'une petite troupe locale, dont il a aperçu le nom à plusieurs reprises dans les journaux du coin.

— À quoi je ressemble ? demande-t-il de façon purement rhétorique à son chat.

Celui-ci se lèche la patte avec un air dédaigneux et lui tourne le dos pour aller regarder par la fenêtre, bien plus intéressé par la surveillance de son territoire que par la tenue vestimentaire de son maître.

Gabriel sourit et ramène ses cheveux en queue de cheval, laissant quelques mèches libres pour masquer en partie son visage, puis attrape une fine veste de coton avant de se diriger vers le hall. Sa chance tourne lorsqu'il se retrouve face à sa mère en bas de l'escalier, l'air au moins aussi surpris que lui.

— Je ne savais pas que tu étais rentré, dit-elle en s'écartant pour le laisser descendre la dernière marche.

— Je repars, j'ai rendez-vous ce soir.

— Avec qui ?

— Des amis, répond-il un peu sèchement en se baissant pour enfiler ses chaussures.

— Tu ne dînes pas ici ?

— Probablement pas, non.

— Je peux savoir où tu vas, au moins ?

Serrant les dents pour se retenir de l'envoyer sur les roses, il se redresse et enfile sa veste avec raideur.

— Voir une pièce de théâtre. Je peux ?

— Je ne savais pas que tu t'intéressais au théâtre…

— Comme quoi. Il faut que j'y aille, bonne soirée.

Il l'entend soupirer, peut-être de déception qu'il coupe ainsi court à la conversation, mais cela ne suffit pas à le faire culpabiliser. De toute façon, elle ne sait rien de lui, alors ça ou autre chose…

— À plus toi, chuchote-t-il en caressant la tête de Lullaby, venu le regarder partir comme à son habitude.

— Ne rentre pas trop tard ! lance sa mère lorsqu'il traverse l'allée.

Il lui fait un signe de la main sans se retourner puis accélère le pas dès le portail passé, impatient d'être ailleurs, de s'éloigner des personnes qui réveillent ses envies de meurtre, et aussi de retrouver celle qui lui donne des envies d'autres choses.

Choses auxquelles il aimerait bien éviter de penser, surtout debout dans le tramway un samedi après-midi.

Ce n'est pas la première fois qu'il passe devant le vieux théâtre, utilisant les vieilles rues pavées qui l'entourent comme raccourci lorsqu'il avait une course à faire en centre-ville, mais jamais il ne s'était arrêté pour l'observer. Malgré son ancienneté, le bâtiment a été préservé comme il se doit pour ne pas tomber en ruine. Sur sa façade de pierre grise, les bas reliefs végétaux croisent les masques figés, vestiges d'Art Nouveau qui paraissent incongrus au milieu des immeubles remis à neuf qui entourent le théâtre. Mais justement, c'est ce petit charme déplacé qui lui donne tout son intérêt.

Gabriel entre à la suite de deux ouvriers chargés de porter une lourde caisse de bois, échappant ainsi à la surveillance des portiers, et se dirige discrètement vers le fond de la salle. Il n'a aucune idée de comment accéder aux coulisses mais son habitude de fouiner le pousse à ouvrir chaque porte qu'il croise, convaincu qu'il finira bien par tomber sur la bonne. Lorsqu'il aperçoit un petit couloir, il s'y engouffre et longe le mur de droite, se fiant aux sons de voix qui lui parviennent pour se repérer. Il se retrouve alors face à une bande de comédiens en train de répéter et sans se démonter, demande à la jeune fille la plus proche où se trouve le quatuor qui doit les accompagner. Elle lui désigne un escalier au fond de la pièce, qu'il monte sans faire de bruit pour se retrouver dans une réplique de la salle précédente, mais avec des fenêtres cette fois-ci.

Deux jeunes femmes sont assises sur un banc de velours, occupées à discuter, et il doit plisser les yeux pour ne pas être ébloui par le soleil lorsqu'il aperçoit la silhouette qu'il recherche, appuyée contre la rambarde de fer d'une des fenêtres ouvertes.

— Tu as l'air pensif, murmure Gabriel en s'accoudant près de lui.

Sacha sursaute en se retournant, puis regarde sa montre avec l'air effaré de quelqu'un qui a manqué un rendez-vous. Comme lors de son dernier concert, il a échangé son habituel style décontracté pour une chemise blanche et un pantalon à pinces noir, assorti à la veste qu'il a abandonnée sur l'étui de son violon. Ses cheveux ont soigneusement été lissés pour ne pas former d'épis disgracieux, retombant parfaitement sur son front, et sans avoir besoin de s'approcher, Gabriel sent les effluves de son après-rasage, preuve d'une toilette récente. Il devine que sa peau doit être douce, encore assouplie par la crème, et l'envie d'y promener ses lèvres pour le vérifier lui provoque des papillonnements dans l'estomac.

— Je n'ai pas vu l'heure, soupire Sacha avec une expression désolée.

— Ne t'en fais, j'ai trouvé mon chemin. Ça va ?

— Aussi bien que possible.

— Ce n'est pas très encourageant, fait remarquer Gabriel en reportant son attention sur le paysage.

Du premier étage du théâtre, la vue s'étend au-delà des rues pavées, jusqu'à la mince section du fleuve qui traverse la ville et les platanes qui la bordent. Les rayons de soleil perçant entre les nuages font miroiter leurs feuilles plus vertes que jamais, et il aurait bien aimé avoir un bloc à dessin sous la main pour immortaliser l'instant.

— Tu aurais une cigarette ? demande Sacha en se penchant vers lui.

— Non, désolé.

L'entendre jurer en russe le fait sourire.

— Tu devrais arrêter de fumer, lance Gabriel.

— Je devrais arrêter de dire oui à tout et n'importe quoi, plutôt.

— Pourquoi ?

— Trois jours pour répéter un accompagnement complet, ce n'est pas raisonnable.

— Et tu crois que la nicotine va rendre ça plus raisonnable ?

L'expression de Sacha prend une teinte légèrement contrariée en réponse à sa note d'humour ratée. Sans perdre son sourire, Gabriel s'écarte et lui fait signe de le suivre ; puisque les deux jeunes femmes ont disparu, il n'hésite pas à glisser sa main dans celle de son petit ami pour le faire accélérer. Après celle des toilettes puis d'un placard à balais, il ouvre la porte d'une salle remplie de costumes dans laquelle ils se faufilent avant que Gabriel ne tourne la clef dans la serrure derrière eux.

Une lueur blafarde éclaire la pièce, rendue diffuse par le rideau blanc qui obstrue la fenêtre, et les entoure d'un agréable halo de lumière que la fine poussière voletant autour d'eux rend presque magique. Gabriel lui passe les bras autour du cou et l'embrasse doucement, attendant la permission d'en faire plus. Au lieu de la lui donner, Sacha le serre contre lui et pose son menton sur son épaule en soupirant.

— Je suis fatigué…

Ne sachant trop quoi dire, il se contente de lui caresser doucement la nuque en écoutant son souffle s'approfondir petit à petit.

— Ça va bien se passer, chuchote-t-il dans l'espoir de l'apaiser.

— J'ai juste envie… je ne sais pas.

— De quoi ?

— Dormir, dans un lit confortable, avec toi. Sur un bateau.

— Un bateau ? s'étonne-t-il en s'écartant un peu pour pouvoir le regarder dans les yeux.

— Un bateau c'est calme, c'est loin de tout et personne ne viendrait nous chercher.

— Et l'eau ?

— Peu importe l'eau, grogne Sacha en appuyant son front contre le sien. Je voudrais qu'on m'oublie.

Gabriel sourit et l'embrasse encore, soulagé de le sentir s'ouvrir à lui cette fois, et joue quelques instants avec sa langue pour lui changer les idées.

— Tu es plutôt difficile à oublier, plaisante-t-il.

Sacha lâche un nouveau soupir et l'attrape par la taille pour l'asseoir sur la commode où il est appuyé, sans le moindre égard pour les piles de tissu qui s'y trouvent. Ses bras se nouent autour de lui et le serrent brutalement, plaquant leurs torses l'un contre l'autre.

— Il faut plus de temps…

— Hum ? lâche Gabriel en passant délicatement ses jambes autour de sa taille pour ne pas froisser ses vêtements.

— Plus de temps pour ne rien faire, pour toi. J'ai la tête qui va exploser.

— Arrête de te poser trop de questions…

— C'est toi qui me dis ça ?

Sacha rit puis initie à son tour le contact, pressant ses lèvres chaudes contre celles de Gabriel avec une plaisante impatience. Pour quelqu'un qui avait autant de réserves sur leur relation, il a finalement vite changé d'avis ; Gabriel a cessé depuis un moment de compter le nombre de fois ou ce n'est pas lui qui a fait le premier geste, et même s'il reste celui qui les cherche le plus, Sacha ne manque pas les occasions de lui montrer qu'il apprécie sa proximité.

Sa bouche se coule le long de son menton, de sa gorge, et vient se poser au creux de son cou où Gabriel l'entend inspirer longuement.

— Tu sens bon, dit-il d'une voix étouffée.

Gabriel sourit et frotte sa joue contre la sienne, appréciant la douceur que son récent rasage a – comme il s'en doutait – laissée derrière lui, et lui chuchote un maladroit « с п а сибо  » au creux de l'oreille.

— Il faut que je te donne des cours, glousse Sacha en soulevant le bas de sa chemise pour remonter ses mains dans son dos.

— C'est si mauvais que ça ?

— Disons que c'est l'intention qui compte, se moque-t-il gentiment.

Gabriel grogne et lui tire légèrement les cheveux à l'arrière du crâne pour le forcer à le regarder dans les yeux.

— Vas-y, apprends-moi comment on dit « va te faire foutre » pour commencer !

— Ты восхитителен , répond Sacha d'un ton étrangement suave. [2]

— Tu mens…

— Jamais.

Gabriel n'a pas le temps de protester qu'il lui plante un nouveau baiser, et l'envie de répliquer disparaît au moment où sa langue vient envelopper la sienne. Il garde les yeux entrouverts quelques secondes, défiant les iris verts fixés sur lui de céder les premiers, mais lorsqu'une main se faufile sous le devant de sa chemise, il sent déjà qu'il a perdu. Le contact de ses doigts calleux contre son téton lui arrache un petit murmure qui fait sourire Sacha. Celui-ci s'écarte, défaisant habilement les premiers boutons de la chemise de Gabriel sans qu'il n'ait le temps de réaliser ce qui se passe, puis ses lèvres humides viennent encercler son mamelon rose. Se mordre la lèvre ne suffit pas à masquer le gémissement qui lui échappe, mais alors qu'il s'attendait à plus, Sacha lui fait un sourire provocant et referme sa chemise du bout des doigts en reculant d'un pas.

Cependant, il n'est pas prêt à jouer, pas avec cette envie dévorante qui lui déchire les entrailles et qu'il maîtrise difficilement ; pas assez bien d'ailleurs pour ne pas empoigner le col blanc de sa chemise et le tirer brutalement à lui pour un nouveau baiser affamé. Sans vraiment le repousser, Sacha prend soin de ne pas répondre à l'invitation, posant même ses mains contre le rebord de la commode où son amant est assis pour pouvoir s'en écarter sans problème. Gabriel l'ignore et passe un bras autour de son cou, le bloquant contre lui, avant de poser sa main libre sur sa braguette. Sacha sursaute à son contact, ce qui ne l'empêche pas d'essayer de l'ouvrir, mais il se fait aussitôt arrêter par la poigne ferme de son propriétaire.

— Gabriel, arrête.

— Laisse-moi faire… chuchote-t-il en tentant de se dégager.

— Qu'est-ce que tu as contre les lits ?

— Rien, mais…

Sacha écarte résolument sa main puis décroche ses doigts de son col avec un sourire apaisant.

— Je voulais juste te déstresser, soupire Gabriel en décroisant ses jambes de derrière son dos pour lui permettre de s'écarter.

— Je n'ai pas besoin de ça pour que ça marche, dit Sacha en lui prenant la main pour le faire descendre de son perchoir. C'est suffisant d'être avec toi.

Ce n'est jamais suffisant.

— Tu ne m'as jamais laissé l'occasion de te montrer…

— Tu l'auras, plus tard. Je ne peux pas rester ici toute la journée, il faut que je retourne dans la salle.

— D'accord… d'accord.

Un dernier baiser, un dernier instant à partager la chaleur de son corps, et ils se séparent sur la même note que d'habitude : lui frustré, et Sacha trop occupé pour s'en apercevoir. Mais cette fois-ci, il a une « promesse », celle que sa patience sera récompensée : plus tard, qu'est-ce que ça signifie ? Dans quelques heures ? Le temps du concert, et d'accord ou pas, il le traînera jusque chez lui et l'attachera au lit s'il le faut.

Et même s'il proteste, Sacha changera vite d'avis quand il verra ce qu'il sait faire.

C'est avec un petit sourire aux lèvres qu'il retourne à l'extérieur, inspirant avec plaisir l'air frais du dehors après le temps passé dans la petite pièce poussiéreuse, et il fait quelques pas pour s'éloigner de l'entrée. Comme tous les samedis soirs, le centre-ville s'est rempli de représentants de toutes les couches sociales, des jeunes en manque d'alcool aux femmes montées sur leurs talons hauts au bras de leur dernier pigeon en date. Il les regarde passer sans vraiment les voir, plus intéressé par le mouvement perpétuel de toutes ses silhouettes plutôt que par leur identité. Il ne faudrait sans doute pas grand-chose pour s'y fondre, devenir une autre personne et se faire oublier au comptoir d'un bar branché, mais aussi bizarre que ça puisse paraître, il a le sentiment de ne pas être encore tombé assez bas pour se réduire à ce genre d'activité.

Même aller voir une pièce de théâtre dont il n'a pas la moindre idée du thème, juste pour dévorer des yeux un violoniste dans un coin de la scène, lui semble bien plus productif.

Mais parmi la foule une ombre se détache soudain, un peu plus imposante que les autres, étrangement familière, et ce n'est que trop tard qu'il parvient à mettre un nom sur ce visage. Trop tard pour l'éviter.

Isac.

Lui n'a pas manqué de le voir, de toute façon. Son sourire cynique et sa démarche arrogante, dirigée droit vers lui, en disent long sur ses intentions. Et aussi forte que soit son envie de faire demi-tour, de l'ignorer et de se réfugier dans les ténèbres d'une ruelle à proximité, Gabriel reste figé, attendant comme un animal traqué la victoire inéluctable de son prédateur.

— Gaby, ça faisait longtemps, lâche-t-il de cette même voix doucereuse qu'il entend parfois dans ses rêves.

Le silence est une réponse suffisante.

— Toi, ici, un samedi soir… je dois dire que la surprise est totale. Me préparais-tu une petite cérémonie de retrouvailles, peut-être ?

Il ne fait pas confiance à sa voix pour lancer une réplique cinglante et enfonce ses mains dans ses poches pour masquer leur tremblement ; pas besoin de lui donner de fausses idées sur l'effet qu'il lui fait.

— À moins que… tu ne sois juste au mauvais endroit et au mauvais moment, tout bêtement ? ajoute Isac en se penchant vers lui pour lui faire respirer son éternelle haleine mentholée.

Gabriel s'écarte dans un sursaut, comme si on lui avait envoyé une décharge électrique, et il n'a pas le temps de se ressaisir qu'une main lui empoigne le bras pour le tirer loin de l'entrée, loin de la rue, loin des témoins.

Il a déjà envie de vomir.

— Alors, qu'est-ce que tu fais là ? Qui suis-tu comme un petit chien, cette fois-ci ? demande Isac sur un ton un peu plus froid qu'auparavant.

— Personne, souffle-t-il après un trop long silence.

— Tu mens toujours aussi mal, Gabichou ! De quoi tu as peur ?

— De rien !

Il le repousse pour tenter de s'écarter mais Isac le rattrape aussi sec, le plaquant contre le mur sans la moindre délicatesse.

— Je connais tes peurs, tu te souviens ? susurre-t-il. Tu n'as pas beaucoup changé, petit prince.

— Tu n'en sais rien.

— Je n'ai rien oublié.

Moi non plus. Et bien que celui qui le retient ne soit qu'un beau gosse, qu'un poseur sorti d'un catalogue de mode, aux muscles aussi faux que son sourire, il ne trouve pas la force de lui résister. Les mêmes réactions qu'autrefois, la même sensation d'impuissance, le même pouvoir qu'il exerce sur lui… non, il n'a pas beaucoup changé.

Et tout ce qu'il a enfoui en lui avec tant de précautions n'est qu'à un doigt de ressurgir à la surface.

— Je sais où appuyer pour faire mal, mais je sais aussi où ça fait du bien, tu te rappelles ?

— Tu n'as pas le droit… ! lâche Gabriel d'une voix un peu trop étranglée pour être persuasive.

— Oh ? Et que vas-tu faire, dis-moi ?

— Chris va te tuer si…

— Chris ! s'esclaffe Isac en relâchant un peu sa prise sur son bras. Où est-il, ce fidèle chien de garde ? Tu ne l'as pas emmené, aujourd'hui ?

Sans lui laisser le temps de répondre, ou peut-être conscient qu'il n'en est pas capable, il enchaîne sur la même note sarcastique :

— Il ne viendra pas toujours te sauver, quoi que tu en penses. Le monde est cruel… Comment vas-tu faire pour t'échapper, cette fois-ci ?

Dans un élan de rage, Gabriel lui empoigne la gorge avec un rictus mauvais, mais au moment de serrer, ses doigts se bloquent, comme paralysés.

— Vas-y, Gaby, l'encourage-t-il d'un air amusé. Fais-moi mal

— Ta gueule !

Son cri envoie une impulsion d'énergie dans son corps et sans réfléchir, il enfonce de toutes ses forces son coude entre les côtes d'Isac. Celui-ci recule en chancelant, le souffle coupé, et il en profite pour se détourner et courir, n'importe où mais loin, assez loin pour ne plus voir les lumières, pour ne plus entendre les bruits et se laisser aller dans un monde de silence.

Il tombe à genoux près d'un vieux mur de plâtre qui s'effrite sous ses doigts et vide son estomac en de bruyants hoquets sur les pavés devant lui, incapable de contrôler son corps une fois de plus.

« Ça fait mal… »

La bile est encore plus douloureuse à expulser que le reste et il griffe le mur avec impuissance, jusqu'à sentir la peau s'ouvrir au bout de ses doigts.

« C'est comme ça que ça commence. »

Un goût de sang se mêle à l'amertume sur sa langue, puis celui des larmes qui coulent sur ses joues sans qu'il puisse les retenir ; des larmes de peur, de rage, marquées par le souvenir d'un sourire cruel et de deux yeux noirs qui dansent devant lui.

Même les lames ne sont plus là quand il le faudrait ; à défaut, il se sert de ses ongles pour gratter furieusement les minces striures de son poignet, sans savoir si le sang qui les macule vient d'elles ou de sa main écorchée, sans non plus s'en soucier. Seule importe la douleur, familière, rassurante, et l'impression que tout va s'effacer, les souvenirs redevenir souvenirs, les cauchemars perdre de leur réalité.

« Supplie, maintenant. »

Plus jamais.

[1] Fais de beaux rêves. Je pense à toi.

[2] Tu es adorable

 

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