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-16. Overcome
Nous dépassons en soixante secondes la force que nous avions ensemble
Pour l’instant, les liens émotionnels restent en place

Tricky, 1995

 

Le rythme inlassable de la course est semblable à celui de la musique, implacable, aux subtiles variations malgré sa linéarité. Le bruit de son souffle et celui de ses semelles sur la gomme rouge ne sont qu'une autre forme d'harmonie, une qui se joue sans archet et sans touche, mais qui garde toute sa splendeur. La même sensation de liberté, de calme, ajoutée à un brin d'invulnérabilité qui le pousse à continuer encore et toujours, que ce soit sur cette piste ou devant une partition. Les vibrations du sol ressemblent à celles du violon, apportant avec elles cette agréable sensation d'unité, celle avec le bois, avec la terre et tout ce qui l'entoure.

La seule différence, c'est que la musique vide sa tête pour l'emplir d'une mélodie, et que courir la vide pour l'emplir de silence. Un silence qui fait réfléchir.

Ça va faire un an, bientôt. Plus que quelques mois avant d'achever ce cycle, et sur les dix-huit courtes années de sa vie, déjà une a passé loin de tout ce qu'il aimait. Une année étrange, plus troublante que tout son passé réuni, plus effrayante que la vision d'un feu ravageant sa maison. C'est une autre sorte de feu qui a ravagé sa mère depuis, celui de la folie et de l'inconscience, pourtant à chaque étincelle lucide qu'elle affiche, il se surprend à espérer que le feu s'éteindra et que la vie pourra reprendre son cours. Il y a quelques jours, elle l'avait regardé dans les yeux, lui avait demandé comment se passait l'école, s'il se plaisait dans ce nouveau pays ; ainsi, elle savait depuis le début où ils étaient et ce qu'il se passait. Un terrible effroi l'avait assailli en pensant que l'esprit de sa mère était toujours là, enfermé dans brouillard de sa maladie, et qu'elle devait se sentir prisonnière de cette enveloppe usée qui refusait de lui obéir.

Il n'a pas eu la force de rester après ça.

Lui aussi a son propre feu qui le consume doucement, celui de souvenirs de plus en plus douloureux, d'espoirs impossibles et de réalités éphémères auxquelles il s'attache sans savoir où ça va le mener. Il a troqué la mort contre l'inconnu, repoussant leur dernière heure au profit d'une vie qui n'est pas la leur. Combien de temps le passé mettra-t-il à les rattraper ? Il a beau se sentir à l'abri ici, se sentir loin de tout, la main invisible qui lui comprime le cœur n'est jamais partie, l'odeur du danger toujours présente dans l'air. Peut-être pas le même danger, mais quitte à souffrir… il aurait préféré le faire chez lui. Il aurait sûrement dû repartir tout de suite.

Mais ce n'est plus possible.

À peine un an, et il a engrené assez de choses dans son sillage pour ne plus pouvoir s'en défaire. Combien de gens doit-il faire souffrir pour pouvoir être heureux ? Ceux qu'il a laissés derrière lui, pleins de tristesse, d'inquiétude et de colère, est-ce que ce n'est pas suffisant ? Ou doit-il encore faire souffrir ceux qui lui ont redonné envie de vivre, ici, en retournant vers son passé ?

La façon dont Armand le regarde, dont il l'encourage et le guide à chaque pas, lui donne l'impression de faire partie de sa vie depuis toujours. Il avait l'habitude des accueils chaleureux, des familles à rallonges et des débordements d'affection, mais c'est la première fois que quelqu'un s'intéresse autant à lui, aussi bien pour ce qu'il est que pour ce qu'il fait. Si son père lui avait montré un peu plus de fierté de son vivant, il aurait sans doute considéré qu'Armand avait pris sa place. Cependant, ils sont parvenus à rester amis, à laisser tomber la hiérarchie de la relation pour simplement se sentir bien en présence de l'autre, et abandonner cela lui semble la pire trahison qu'il n'ait jamais commise.

Il avait quitté ses amis par la force, assumé le déchirement pour le bien de leur sécurité à tous, mais s'il devait refaire ça volontairement… il n'en trouverait jamais le courage.

― Trente minutes !

La voix de l'entraîneur le ramène brutalement à la réalité. Il a inconsciemment ralenti pendant sa petite réflexion et le bruit de plus en plus proche des pas de ses collègues le pousse à remettre sa foulée au bon rythme, rétablissant la distance habituelle qu'il maintient avec le reste des coureurs. Sans accélérer ni chercher à les distancer, il lui suffit de garder la même vitesse à quelques mètres d'écarts, conservant ainsi la force de les affronter lors du dernier tour.

C'est à ce moment-là qu'il aurait souhaité pouvoir cesser de penser, juste écouter le son de ses battements de cœur et se concentrer sur le filet de sueur qu'il sent couler de sa nuque jusqu'à l'extrémité de sa colonne vertébrale. Mais tout est trop calme, trop silencieux pour détourner son esprit de ses pensées. Il les chasse une à une, l'amitié pleine de sous-entendus d'Ally, les questions indiscrètes de Hughes, les menaces latentes de ces inconnus qu'il sent encore tourner autour de lui… cependant, il reste une pensée qu'il ne parvient pas à chasser.

Fermement attachée dans un petit coin de son esprit, l'image de Gabriel vient aussitôt s'imposer sur le devant, lui rappelant la cause profonde de ses hésitations et des complications qui ont envahi son quotidien. C'était peut-être une erreur de s'attacher autant à quelqu'un, sûrement même, mais il n'a pas pu s'en empêcher. Pas plus qu'il n'a pu s'empêcher de se lier de plus en plus fort à lui, tout en sachant qu'un jour ou l'autre, les conséquences en seront à subir.

Il a encore du mal à se faire à l'idée qu'il puisse être si proche de quelqu'un en si peu de temps : Gabriel sait presque tout de lui et ne lui reproche rien, ni ses difficultés, ni sa violence. Violence qu'il canalise de son mieux, repoussant ce sentiment parasite pour se complaire dans le calme qu'il apprécie tant, mais certaines choses ont toujours le même don pour la déclencher.

Même Gabriel, et c'est bien ça qui l'effraie.

Sa manie de le tester, de repousser ses limites, de toujours en vouloir un peu plus… il ne se rend pas compte du temps que ça fait qu'il n'a pas joué à ce jeu, de la patience qu'il a perdue depuis. Pourtant, Sacha est conscient que stagner au stade d'une relation pure et innocente ne les satisfera ni l'un ni l'autre ; il faut seulement qu'il calme ces maudites pulsions qui s'emparent de lui lorsque Gabriel passe un peu trop près, et tout ira bien.

Si celui-ci ne s'excitait pas autant à chaque fois qu'il se montrait un peu brutal, ce serait sûrement plus facile, cela dit.

― Dernier tour !

Les foulées s'accélèrent, il allonge sa course et attend que les autres coureurs arrivent à son niveau pour leur emboîter le pas. Les derniers quatre cents mètres avec toute la puissance qu'il lui reste, jusqu'à épuisement de ses dernières ressources. Voilà comment il aime finir une course : vidé.

Gabriel. Un jour, il sera question de promesses, de mettre fin aux derniers secrets, et à ce moment il lui faudra choisir entre ce qu'il a à perdre et à gagner en restant ici. Il faudra décider à quel point cette relation est précieuse, à quel point sa fin ferait mal, et ce qu'il est prêt à abandonner pour la vie qu'il souhaite avoir. Un jour, il faudra se regarder en face, et décider quel amour en vaut vraiment la peine. Pas tout de suite, heureusement

― Un tour de marche, allez !

Il voudrait plutôt se laisser tomber dans l'herbe au centre et agoniser en paix. Hughes lui passe une bouteille d'eau en haletant et il s'y abreuve brièvement, ayant tout juste assez d'énergie pour la porter à ses lèvres. Elle disparaît ensuite dans les mains de quelqu'un d'autre et il marche en silence au milieu du groupe, exténué mais satisfait d'entendre ses muscles se plaindre au moindre mouvement.

― La vache, il fait une de ces chaleurs… grommelle Hughes à ses côtés.

Il hoche simplement la tête, amusé de l'entendre se plaindre d'un rien, comme toujours. Il les connaît déjà par cœur, tous, leurs petites manies, leurs petits défauts, et c'en est presque troublant de voir que ça ne lui procure qu'une agréable satisfaction. Lui qui pensait vivre comme un étranger ici, il se sent autant intégré à eux qu'il n'avait pu se sentir autrefois chez lui. Des amis ; étrange de penser à eux en ces termes, mais c'est pourtant ce qu'ils sont. Des amis, et un petit ami, au masculin. Tout ce qu'il n'aurait jamais pensé avoir.

Et rien qu'il ne devrait regretter.

Alors qu'ils se dirigent vers les vestiaires après le speech final de l'entraîneur, une voix l'appelle de derrière les gradins. Il se retourne par réflexe et ne peut réfréner une grimace en voyant Marine trottiner vers lui. Trop tard pour l'éviter, à présent.

— Alex ! s'exclame-t-elle en s'arrêtant à quelques centimètres de lui. Tu as oublié ta chemise en cours, c'est Gaëlle qui me l'a donnée.

Une des filles au regard noir, bien sûr. Il se saisit de la pochette avec un air surpris.

— Ce n'est pas à moi…

— Elle m'a dit qu'elle était sur ta table en partant. Enfin, peu importe ! Comment ça va ?

Sensiblement moins bien qu'avant son arrivée, naturellement, mais il se garde bien de le dire tout haut. Il lâche un bref « ça va » avant de se remettre en marche, gêné par son débardeur trempé de sueur qui commence à lui donner la chair de poule en refroidissant.

— Je ne savais pas que tu courrais… enfin si, je le savais, mais je ne pensais pas que tu le faisais autant ! Ça fait longtemps que tu t'entraînes ?

— Non.

— On ne dirait pas, pourtant !

Soudain exaspéré par cette comédie sans intérêt, il s'arrête brusquement et se force à lui faire face pour la regarder droit dans les yeux.

— Marine, qu'est-ce que tu veux ? Je croyais que tu me détestais, et tu me suis partout maintenant. Qu'est-ce qui se passe ?

— Qui t'a dit que je te détestais ?

— Tu m'évitais.

— Dis plutôt que c'est Ally qui te met ces idées dans la tête… depuis le début, elle n'a pas digéré que tu choisisses de sortir avec moi plutôt qu'avec elle ! Ça ne m'étonne même pas qu'elle te fasse avaler ce genre de mensonges, juste pour pouvoir t'éloigner de moi.

— Quoi ? Quel rapport avec Ally ?

— Comme par hasard, tu es tout le temps avec elle, alors que passer cinq minutes avec moi semble te demander un effort surhumain. Ne me dis pas qu'elle n'a rien à voir là-dedans !

— Mais non, ce n'est pas ça, soupire-t-il.

— Alors c'est quoi ?

Lui expliquer qu'il tente d'apaiser les envies de meurtres de Gabriel en évitant sa compagnie ne serait probablement pas très judicieux. Son silence paraît cependant coupable et Marine se braque aussitôt, les bras croisés et les sourcils froncés.

— Il y a quelqu'un d'autre, c'est ça ?

— Pas vraiment…

Si, mais ce n'est pas tes affaires.

— Alors, je ne vois pas où est le problème qu'on discute ensemble de temps en temps.

— En effet, admet-il faute de raison valable. Mais là, je dois aller me doucher, et on m'attend pour une répétition après.

— Ok.

Il tourne les talons lorsqu'elle le retient par le bras, son expression désormais passée de la colère à un remords affiché.

— Tu ne m'en veux pas, hein ? Je veux vraiment qu'on soit amis… je ne cherche pas à te faire du mal, je te le promets.

— Je ne t'en veux pas, répond-il en toute sincérité.

— C'est cool. On se voit plus tard, alors.

Et sur ces mots, c'est elle qui s'éclipse sans demander son reste, laissant Sacha encore plus fatigué qu'avant et impatient de se couler sous une bonne douche tiède.

Les théories d'Ally sur les intentions dissimulées de Marine et ses coups fourrés en tout genre ne l'ont jamais vraiment convaincu. Il a eu des doutes, évidemment, surtout après un changement aussi brusque dans l'attitude de la jeune fille, mais il ne voit vraiment pas ce qu'elle pourrait manigancer contre lui. Si elle souhaitait le blesser, elle aurait eu maintes occasions de le faire depuis. Et cette histoire de pisteurs… leurs étranges paroles lui sont restées en tête, mais il ne parvient pas à les rattacher à quoi que ce soit. « Qui sait ce qui pourrait arriver à ta brunette quand tu auras le dos tourné ? » Quelle brunette, Marine ? Si elle était derrière tout ça, pourquoi proféreraient-ils des menaces à son égard ? Tout cela n'est pas logique. Il ne sort avec personne, et Marine est la seule brune qu'il côtoie plus ou moins régulièrement. Il reste encore l'hypothèse que ce soit Ally, derrière ses mises en garde, qui chercherait à lui nuire, mais pourquoi le menacer lui, dans ce cas ? Quel intérêt avait-elle à le voir partir ?

Ou alors, tout cela n'a aucun rapport, et il est en train de se creuser la cervelle pour du vent. Tout simplement.

Les autres coureurs sont presque tous déjà partis lorsqu'il sort de la douche et il se hâte d'enfiler des vêtements propres avant de partir au petit trot en direction du lycée. Ses jambes protestent du surplus d'effort demandé mais son retard ne ferait sûrement pas plaisir au professeur de musique ; inutile de se mettre du monde à dos pour le moment.

--

— Attention ! le prévient Armand alors qu'il évite de justesse un carton posé juste devant l'entrée du garage.

Secouant la tête de dépit, il s'empare de la boîte – sensiblement plus lourde qu'il s'y attendait – dans le but de la déplacer à un endroit moins dangereux.

— Tu essaies de me tuer ? demande-t-il à Armand en s'époussetant les mains sur son jean.

— J'essaie de ranger le bazar perpétuel qui envahit cette pièce, nuance.

— Et il ne s'y prend pas très bien, pouffe Vanessa en se levant pour lui faire la bise. Ça va ?

Sacha lui fait la conversation quelques instants, peu étonné de la voir une fois de plus ici. Malgré son évidente maladresse, Armand a l'air de ne pas trop mal s'en sortir pour lui faire la cour, comme le prouve sa présence de plus en plus fréquente.

Cependant, il se voit forcé de donner un coup de main à son ami avant d'envisager de lui en parler, inquiet que certaines pièces ne partent en morceaux sous l'inattention de leur propriétaire.

— Tu n'es pas trop débordé en ce moment, avec les examens qui approchent ? demande celui-ci en lui passant quelques outils à remettre dans leur tiroir.

— Pas plus que d'habitude. Je suis déjà forcé d'apprendre pour comprendre les cours, alors ça ne change rien. C'est plutôt le reste qui prend du temps.

— Tu sais que tu n'es pas obligé de venir ici, insiste une fois de plus Armand. Je comprendrais tout à fait qu'un adolescent ait mieux à faire que de traîner au milieu d'antiquités poussiéreuses…

— Merci de m'inclure dans le mobilier ! lance Vanessa sur un ton amusé.

— Ah non, euh…

Sacha le laisse s'empêtrer dans ses balbutiements embarrassés quelques secondes avant de lui répondre :

— Tu sais que je viens parce que j'en ai envie, ce n'est pas le problème. Il y a aussi le sport, les cours de musique, les amis… ce n'est pas facile de tout gérer.

— Ah, les soucis de la célébrité, plaisante Armand en lui donnant un coup de coude. Et il n'y aurait pas aussi une amoureuse transie qui se languirait de ta présence, par hasard ?

— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, répond-il un peu trop précipitamment pour être convaincant.

Une fois de plus, Armand le laisse s'en tirer sans insister, mais il sait très bien qu'il faudra lui parler franchement à un moment ou à un autre, surtout avec la fréquence des visites de Gabriel. Celui-ci ne refusera sûrement pas qu'ils incluent une quatrième personne dans le secret ; au même titre que Christophe, Armand ne présente pas de menace et mérite de savoir à quoi s'en tenir. Il le voit mal se montrer critique envers ce genre de chose, aussi bizarre que ça puisse être.

Et si Gabriel refuse… Armand finira sûrement par le deviner seul, de toute façon.

— Je suis désolé, on prend du retard, s'excuse ce dernier auprès de Vanessa après avoir passé un dernier coup de chiffon sur l'établi.

— Ce n'est pas grave… je peux attendre quelques semaines de plus, ça ne change rien.

— Tu peux toujours venir jouer ici, il est à peu près accordé, ajoute Sacha en jetant un œil sous le couvercle pour vérifier le montage des cordes.

La jeune femme attrape un tabouret pour s'asseoir devant l'instrument, testant du bout des doigts son affirmation. Quelques notes la font grincer des dents mais dans l'ensemble, le son qui s'échappe du vieil instrument poussiéreux est plutôt satisfaisant.

Les deux garçons restent figés quelques instants, écoutant avec intérêt la petite mélodie qui s'échappe du piano. Vanessa semble déjà se réjouir de sa future acquisition, affichant clairement son enthousiasme envers l'instrument, et vu le sourire d'Armand elle n'est pas la seule à être heureuse de son choix. Le piano adopté, ça signifie que les visites régulières vont continuer, et il a déjà l'impression de voir Armand peaufiner mentalement sa technique d'approche.

Sacha aussi se réjouit secrètement de la voir rester ; Vanessa fait heureusement partie des quelques personnes dont il accepte la compagnie avec plaisir, soulagé de ne pas la voir se comporter comme la plupart des autres filles autour de lui, et sans intervenir pour autant il serait heureux qu'Armand parvienne à la séduire. Non seulement elle calme son tempérament exubérant, mais une touche féminine ne ferait sûrement pas de mal au quotidien typique de jeune célibataire que son ami cultive ouvertement.

Plus intéressé par la musique que par les rénovations tout à coup, il se saisit d'un tabouret et vient s'installer près de la jeune femme, qui le regarde en souriant. Ses doigts se posent naturellement sur les touches et suivent les siens le temps de s'adapter au morceau.

— Schubert ?

— Je n'en connais pas beaucoup, répond Sacha en fouillant sa mémoire à la recherche d'un quatre-mains.

Vanessa le guide sur quelques mélodies avant que l'une d'elles ne lui rappelle quelque chose et qu'il puisse s'installer confortablement dessus, sans se soucier des notes de travers et oublis arrivant de temps à autre.

— C'est surprenant, quelqu'un à l'aise sur plusieurs instruments, fait-elle remarquer en ralentissant un peu la cadence.

— Mais vraiment bon sur aucun… ça n'a rien d'extraordinaire.

— Tu es assez bon pour tenir tête à pas mal de musiciens, et pas que des débutants.

— Ça dépend des morceaux.

— Ça dépend des morceaux pour tout le monde ! s'exclame-t-elle avec un petit rire. Mais tu t'adaptes vite, et tu improvises bien.

— Merci, répond-il simplement.

— Pourquoi tu ne t'inscris pas au conservatoire ? Tu pourrais essayer de rentrer dans l'orchestre, surtout au violon, je pense que tu serais capable d'avoir une bonne place.

— Je n'ai pas le temps… pas ici, en tout cas.

— Pas ici ? s'étonne-t-elle en perdant un instant le fil du morceau.

— Quand je rentrerais en Russie, j'essaierai. Ce n'est pas facile d'entrer au conservatoire…

— À Moscou ? Le conservatoire Tchaïkovski ?

— Au mieux, oui, dit-il en rougissant un peu.

— Ça serait formidable ! Je connais un violoniste qui y étudie depuis ses quatorze ans, et il en bave… mais ce sont les meilleurs professeurs.

— C'est ce qu'on dit, oui.

— Je ne savais pas que tu allais retourner en Russie, dit-elle avec l'air de se perdre dans ses pensées.

— Si. Je ne sais pas quand…

— C'est triste pour nous de perdre un aussi bon musicien.

— Tu exagères…

Un bruit de clochette se glisse au milieu du morceau et Armand s'éclipse aussitôt pour accueillir leur client.

— Ça a dû être dur de tout quitter, mais ça va sûrement être dur de le faire une seconde fois.

— Je sais.

Trop bien, même ; il n'a pas vraiment envie d'y penser plus qu'il ne le fait déjà.

— Il y a quelqu'un ?

— Pardon ?

— Je ne pense pas qu'Armand te retiendra, mais peut-être que quelqu'un d'autre si, non ?

Il baisse la tête et ses doigts s'attardent un peu trop longtemps sur les touches, ralentissant brutalement la mélodie. Il n'y a pas besoin de répondre, c'est déjà suffisamment évident. Il sait que Gabriel le retiendra, quelle que soit la direction que prend leur relation, et il n'aura jamais la force de provoquer leur rupture juste pour l'éviter.

Vanessa glisse sa main sous la sienne et reprend les notes à sa place, en profitant pour se rapprocher et le pousser de l'épaule.

— Tu sais que tu peux me parler si tu veux, je ne dirais rien.

— Merci, mais ça va, répond-il doucement.

— Si tu changes d'avis, je serais toujours disponible.

Et pour ponctuer ses mots, elle accélère subitement le rythme, le forçant pratiquement à retirer ses mains pour monter sur un rapide crescendo venant marquer la fin du morceau. Elle se lève alors, fouillant dans son sac pour en sortir un crayon et un papier où elle griffonne quelque chose à la hâte avant de le lui tendre.

— Ça faisait longtemps que je n'avais pas passé autant de temps en d'aussi bonne compagnie, lance-t-elle en étirant distraitement ses doigts. Toi et Armand, vous êtes un agréable changement face aux snobs de l'école de musique…

Il regarde son adresse et son numéro de téléphone avec un air surpris qui amuse la jeune femme ; elle se penche sur lui et referme ses doigts sur le papier avec un sourire entendu.

— Amis ?

— Bien sûr.

— Alors si tu as des soucis, tu sais où me trouver.

Et sur ces mots, elle lui envoie un clin d'œil puis retourne à la boutique à la suite d'Armand, le laissant un peu hébété devant le vieux piano. Un ami de plus, c'est un support de plus, mais aussi un possible déchirement supplémentaire. Si les choses continuent ainsi, il va devoir affronter bien pire qu'il ne le pressentait en choisissant de quitter cet endroit.

Comme si ce n'était pas assez difficile, déjà.

--

Un frémissement dans les arbres alentours le fait sursauter. Se maudissant silencieusement de sa propre paranoïa, il accélère le pas jusqu'au hall de l'immeuble et pousse un soupir de dépit une fois à l'intérieur. Tout ça pour quelques avertissements ridicules… le voilà maintenant réduit à se comporter comme un lapin traqué. S'il était chez lui, à Moscou, ça se serait réglé bien plus simplement ; un face à face avec la bande, les griefs de chacun posés à plat devant eux, et le premier à perdre connaissance qui s'avoue vaincu. Alors qu'ici, tout n'est que coups fourrés et embuscades… le simple fait d'y penser suffit à faire monter la colère en lui.

Et au final, il n'y peut rien. Rien ne sert de s'énerver, ça ne fera rien avancer. Il faut aussi qu'il arrête de tout comparer à avant, car si Gabriel l'entendait, il le tuerait sûrement.

C'est chez toi, ici.

Il entrouvre la fenêtre de sa chambre, espérant que la persistante odeur d'humidité et de renfermé s'amenuisera un peu pour la nuit. Enfin, avec un peu de chance, il n'aura pas à la passer ici… Il récupère son téléphone dans sa poche arrière et envoie un bref message à Gabriel pour savoir ce qu'il fait. Depuis le retour de sa mère, leurs rencontres improvisées ont dû être abandonnées au profit de rendez-vous minutieusement programmés, la plupart du temps loin de chez Gabriel, et le confort de son lit commence à manquer à Sacha – bien qu'il ne lui avouera jamais. Gabriel aussi lui manque, d'ailleurs ; une semaine, c'est long, mine de rien. Le voir au lycée ne change pas grand-chose, même en prenant le temps de déjeuner ensemble et de se voir pendant les pauses, il n'a jamais pu échanger un seul mot sur quoi que ce soit de privé entre eux. Et lorsqu'il a surpris les commentaires amusés de l'équipe de natation sur la marque que Gabriel portait au cou, une honte sans fond l'a retenu de faire la moindre allusion à leur petit écart de conduite. Ce dernier se montre déjà un peu à cran, à cause de sa mère sûrement, de lui aussi peut-être, mais si faire profil bas lui a semblé être une bonne idée sur le moment, ce n'en est peut-être pas une sur le long terme.

Surtout quand il voit son message réponse, l'informant qu'il a prévu de passer la nuit chez Chris et qu'ils se verront peut-être le lendemain. Peut-être . Si peu pour se sentir indésirable…

Un bref aller-retour à la salle de bain le débarrasse de la sueur et la fatigue accumulées pendant la journée, et lorsqu'il s'allonge entre les draps rêches de son petit lit, le sommeil semble lui aussi avoir disparu, englouti dans le siphon de la douche. Ce n'est pas comme s'il ne pouvait rien faire d'autre, son exercice quotidien de violon manque toujours à l'appel et une ou deux dissertations en retard pourraient sans doute l'occuper une bonne partie de la nuit.

Le problème, c'est qu'il n'a envie de rien. Alors il reste immobile, les bras croisés sous sa tête, à regarder le plafond défraîchi éclairé par la lumière blafarde du dehors. S'il aurait pu envisager un instant se faufiler chez Gabriel pour le voir en douce, le faire chez Christophe est hors de question. Et que peut-il lui reprocher ? De passer du temps avec son meilleur ami ? Non, il n'a définitivement rien à redire, alors pourquoi ça l'ennuie autant ?

Tout était plus simple, avant. Même s'il se sentait seul, même si Gabriel allait mal, au moins il savait quoi dire, quoi faire et comment réagir face à tout ça. Maintenant, tout est tellement confus qu'il ne sait même plus ce qu'il doit dire ou faire pour ne pas causer un désastre. Il s'est ouvert à Gabriel, jusqu'aux os, lui montrant chaque aspect pitoyable et détestable de sa personnalité, mais en retour lui n'a cessé de se fermer et de jouer au chat et à la souris. Que sait-il, aujourd'hui ? Rien de plus qu'il y a un mois, deux… rien de plus qu'il ne veut bien lui en dire. Que ça aille bien ou mal, il n'en connaît toujours pas la raison. Enfin, habituellement, il fait lui-même partie des causes de son bonheur, mais depuis peu, il doute presque de ça aussi.

Quand il y repense, il n'y a jamais eu autant de complications avec Anna. La frontière de leur amitié et de leur relation n'est qu'une période floue dans sa mémoire, une évolution naturelle de tout ce temps passé ensemble, des habitudes de chacun qu'ils connaissaient par cœur et d'un amour déjà présent qu'il a suffi d'exprimer. Il sourit en songeant à leurs débuts vaguement désastreux au lit, mais même ça n'avait jamais été un vrai problème ; ils apprenaient les mêmes choses en même temps, sans se presser, sans vouloir se précipiter l'un l'autre vers les mystères qu'il leur restait à découvrir.

Au fil des ans, il n'en est pas resté beaucoup, de mystères. Et jamais il n'aurait pensé devoir tout recommencer de zéro, formater son système et devoir jouer avec quelqu'un d'autre, avec d'autres règles et d'autres enjeux. Il n'aurait jamais cru se retrouver ainsi au pied du mur.

Ce n'est pas qu'il n'en a pas envie , non plus. Mais il y a une limite entre vouloir faire quelque chose et se lancer dedans tête baissée, sans savoir où l'on va ni où cela va mener. Et l'impatience de Gabriel ne fait que le mettre un peu plus sur les nerfs, qu'occasionner toujours un peu plus de questions… si c'est pour recommencer les mêmes erreurs, les mêmes maladresses et finalement le décevoir, quel est l'intérêt de vouloir passer à la vitesse supérieure ? Ils ne sont plus des gamins, et il n'est pas prêt à risquer tous ses efforts pour une partie de jambes en l'air ratée. Cependant, à force de repousser l'échéance, il sent bien que Gabriel commence à se fatiguer d'attendre ; il doit bien y avoir un moyen de lui dire qu'il veut juste faire ça dans les règles, non ?

Ou peut-être qu'il devrait y aller à l'instinct et laisser les choses se faire, laisser Gabriel lui sauter dessus, si c'est ce qu'il veut. Parfois, il se comporte vraiment comme un gosse, à tout vouloir tout de suite, sans réfléchir aux conséquences. Et pourtant, il ne peut pas lui en vouloir ; c'est ce gosse-là qu'il est impatient de voir, qu'il guette malgré lui d'une salle de classe à l'autre, qu'il espère voir lorsque la clochette du magasin tinte à ses oreilles. C'est de celui-là qu'il se languit… tout est vraiment trop compliqué, ces derniers temps. Il pourrait être avec lui, son bras passé autour de son torse et la douce odeur de ses cheveux contre son visage pour s'endormir, et à la place, il est dans cette chambre maudite à ruminer comme une adolescente fleur bleue sur le comportement à adopter avec son amoureux, jalousant jusqu'à la position de son meilleur ami. Quelle ironie…

C'est presque avec l'arrivée de la lumière du jour que le sommeil l'emporte finalement, et avant de lui céder, il décide que toute cette réflexion ne devrait pas servir à rien ; attrapant son téléphone sur la table de nuit, il tape rapidement un message à Gabriel, avec l'espoir qu'il lui évitera le même cauchemar le lendemain : « Ya po tebe skuchayu »

--

Il n'aurait dû n'arriver qu'à seize heures, comme convenu, mais meubler autant de temps lui paraissait impossible. Contournant la maison pour rejoindre le jardin, il jette un coup d'œil discret au salon à travers la baie vitrée. Celui-ci est apparemment désert et il se faufile à l'intérieur par la buanderie, dont Gabriel lui a forcé à garder la clef quelques semaines plus tôt. Roulé en boule sur le canapé, Lullaby lève à peine les yeux lorsqu'il passe près de lui et se rendort dès qu'il a grimpé la première marche. La maison est vide de ses occupants, une bonne nouvelle en ce qui concerne la mère de Gabriel – qui n'aurait sûrement pas apprécié qu'on s'introduise sans sa permission chez elle – mais une mauvaise en ce qui concerne son ami.

Cela dit, attendre ici ou seul chez lui ne change pas grand-chose. Surtout que cette chambre-ci est nettement plus confortable que la sienne.

Il retrouve l'habituel décor en noir et blanc, sobre et rangé avec une propreté impersonnelle. En presque un an, seuls trois dessins ont été punaisés au mur, rompant sa monotonie d'un décor de science-fiction, d'un chat qui s'étire paresseusement et d'un visage étrangement familier, cependant tourné de façon à ce que seul quelqu'un le connaissant bien soit en mesure de le reconnaître. Trois infimes tranches de vie, un rêve, un compagnon et un fantasme. Un fantasme qui devient réalité, petit à petit. Et il compte bien y mettre la main à la pâte, aujourd'hui.

Il soulève précautionneusement un coin du drap recouvrant la toile, posée sur le chevalet près du bureau, et remarque que le décor autrefois vide s'est peuplé d'une multitude d'éléments végétaux. Et s'il en croit les pinceaux plantés dans un pot sur le balcon, il va avoir de bonnes chances de voir tout ça en couleur. Il faudra qu'il pense à féliciter Gabriel pour avoir franchi le pas.

Il y a une façon plus simple de lui montrer, non ?

Il a soudain chaud, dans cette grande pièce triste, mais avant d'avoir le temps d'enlever son tee-shirt, le bruit d'une clef tournant dans la serrure l'arrête en plein mouvement. Il écoute le claquement de semelles résonner en bas, puis le simple grincement de pieds nus sur le parquet, le tintement des clefs qu'on pose sur une table, et le craquement des marches que l'on monte sans se presser. Il se poste derrière la porte, juste assez loin pour ne pas être dans son champ d'ouverture, et retient un soupir de soulagement en voyant la poignée tourner lentement.

L'expression de surprise de Gabriel en tombant nez à nez avec lui est imprenable. Sans lui laisser le temps d'en placer une, il l'attrape par la taille et le serre contre lui. Même s'il aurait bien envie de l'embrasser sauvagement pour rattraper le temps perdu, il se contente de lui tenir délicatement la nuque pour pouvoir presser doucement leur bouche l'une contre l'autre. Gabriel reste figé quelques secondes, trop étonné pour réagir, puis passe soudain ses bras autour de son cou et se jette dans l'étreinte de toutes ses forces. Sacha accueille sa langue dans sa bouche avec un gloussement et raffermit son emprise, agréablement surpris par son enthousiasme.

— Accroche-toi, chuchote-t-il lorsqu'ils se séparent de force pour reprendre leur souffle.

Il se baisse afin de saisir le dessous des fesses de Gabriel et le soulève dans ses bras, avant de reculer pour les faire tomber ensemble sur le lit. Les quelques rayons de soleil qui filtrent à travers la fenêtre éclairent juste son visage et Sacha en profite pour le regarder quelques instants en silence, gravant dans son esprit l'image de son mince sourire, des reflets brillants de ses iris.

Ce qu'il a à perdre et à gagner en restant ici…

— Je suis content de te voir, souffle Gabriel avant de l'embrasser à nouveau.

D'une manœuvre un peu maladroite, Sacha s'étend un peu mieux sur le matelas et pousse son ami à faire de même, dépliant ses jambes pour l'allonger de tout son long sur lui.

— Tu m'as manqué.

— Hum… qu'est-ce que c'était le message de ce matin ?

— Je viens juste de te le dire.

Gabriel rougit et enfouit son visage dans son cou pour masquer sa gêne, s'attirant un petit rire et une caresse au bas du dos. Un poids supplémentaire vient s'ajouter au matelas et Sacha aperçoit leur chat, assis à l'autre bout du lit, qui les regarde d'un air hautain.

— Je crois qu'il se moque de nous, plaisante-t-il en le désignant du menton.

Gabriel tourne la tête en souriant mais reporte aussitôt son attention sur lui, affichant le même regard intense que lorsqu'il le dessine, et Sacha ne peut s'empêcher de tendre la main pour chasser quelques mèches échouées sur son visage en espérant le détourner de sa fixation. Gabriel s'y appuie imperceptiblement, son contact semblant créer un nouveau lien entre eux, éphémère, et savoir qu'il est maintenant autorisé à le toucher autant qu'il le souhaite pousse Sacha à glisser franchement ses doigts entre les fines mèches noires pour caresser son cuir chevelu.

— Tu ne dois pas finir ta toile ? demande-t-il distraitement, plus intéressé par la sensation que par faire la conversation.

— Hm-hm.

Gabriel non plus n'est pas disposé à discuter ; il s'installe un peu plus confortablement, reporte un peu plus de poids sur son torse, à la manière d'un chat prenant petit à petit ses aises sur lui. En contradiction avec ses gestes, son regard semble inquiet, et Sacha finit par froncer les sourcils face à cette étonnante réserve.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien.

— Si, il y a quelque chose. Tu ne veux pas me parler ?

— Ce n'est pas ça…

Gabriel le fuit du regard, apparemment peu décidé à développer sa réponse, et il se voit forcé de lui saisir le menton pour pouvoir lui demander en face :

— J'ai fait quelque chose qui ne te plaît pas ?

— Non ! Non, tu… c'est moi qui suis con, excuse-moi.

— Arrête… qu'est-ce qu'il y a ?

Comme d'habitude, il le sent se fermer face aux questions dangereuses, mais pas question de le laisser s'en sortir par une pirouette cette fois-ci. Il soutient avec insistance son regard, déterminé à le faire céder.

— J'ai poussé le bouchon un peu loin, hein ? soupire Gabriel. Je comprends que tu ne veuilles pas…

— Je n'ai jamais dit ça.

— Tu avais l'air distant, cette semaine.

— Je suis désolé pour les remarques, sur… ça, dit-il en tapotant le creux de sa clavicule, orné de la trace violacée de ses dents.

— Ah ?

S'il y avait eu un mur à portée, Sacha se serait sûrement tapé la tête contre pour se maudire de sa bêtise. Les distances que gardait Gabriel n'étaient qu'une réponse à sa propre attitude réservée… Ils ne vont jamais s'en sortir, à ce rythme.

— J'ai cru… continue-t-il sur un ton hésitant.

— Quoi ?

— Que tu m'en voulais d'avoir fait ça, de t'avoir forcé à…

— Tu ne m'as pas forcé, répond-il après un long silence. Si je n'avais pas voulu, tu aurais la trace de mon poing sur le visage et on ne serait pas en train d'en parler.

Gabriel se met à rougir furieusement et pose son front contre le torse sous lui, masquant son visage dans le tissu. Sacha se retient de rire devant cette réaction et pose sa main sur sa nuque, échauffée par l'embarras.

— Je me demande pourquoi tu prends la peine de me supporter, grogne Gabriel avant de relever la tête.

Il aurait bien voulu éviter d'avoir à répondre à ça mais ces fichus yeux gris ne le lâchent plus subitement, avides d'explication, avides de réconfort.

— Parce qu'avec toi, je n'ai pas besoin de jouer le jeu, d'être parfait ou un gentleman ; je peux juste être moi. Je n'ai rien à te cacher, ni mon passé, ni mes blessures, et c'est bien plus important que tout le reste. Tu me connais comme personne ne me connaît.

— Tu aurais pu choisir quelqu'un de mieux de moi.

— Tu crois que j'ai choisi ? Ça s'est fait comme ça, c'est tout.

— Tu peux encore changer d'avis…

— Pourquoi ? soupire Sacha en levant les yeux au ciel. Ça fait du bien de pouvoir se comporter naturellement avec quelqu'un. Tu me fais rire, tu me détends, et même si parfois c'est fatiguant que tu changes d'humeur pour un rien, je préfère ça aux reproches de certaines.

— Ce n'était peut-être juste pas les bonnes.

— Tu… s'étonne-t-il en haussant les sourcils. Tu essayes de me convaincre de quoi, là ?

— Rien ! s'exclame aussitôt Gabriel. Je me demande juste… pourquoi moi ?

Cette insistance enfantine à vouloir la réponse à sa question amuse Sacha, bien que l'ambiance ne soit pas vraiment propice à rire. Gabriel a de nouveau baissé les yeux mais ses longs doigts pâles se sont raccrochés à son tee-shirt, fermement, à la manière d'un enfant perdu.

— Parce qu'il y a quelque chose en toi qui m'attire, je ne peux pas expliquer. La façon dont tu prends tout à cœur, la force avec laquelle tu t'opposes à tout…

— Je suis faible, le contredit Gabriel.

— Tu n'es pas faible. Quand tu te dresses contre tout le monde pour te défendre, j'ai l'impression que rien ne pourrait t'arrêter. Quand tu veux vraiment quelque chose, tu ne baisses pas les yeux devant quelqu'un. Même si tu ne choisis pas toujours les bonnes solutions…

— Je suis égoïste.

— Nous sommes tous égoïstes, et on pardonne. Tu n'as jamais fait de mal à personne.

— À moi, souffle-t-il tout bas.

Sacha glisse alors ses mains sous les aisselles de Gabriel et profite de son relâchement pour le faire basculer sur le côté. Il passe ensuite ses bras autour de sa taille, le serrant contre lui pour ne laisser qu'une infime distance entre eux, nécessaire à finir sa phrase.

— Je suis avec toi parce que j'ai l'impression que je te fais du bien, que je suis utile. Moi aussi je suis égoïste, tu vois. J'ai envie de sentir que tu as besoin de moi…

— C'est le cas, répond doucement Gabriel.

— Est-ce que ça te va ?

Le baiser qui s'en suit est sûrement une réponse positive à cette question. Et soudain, Sacha n'a plus envie de parler, plus envie d'expliquer toutes ces choses plus ou moins incompréhensibles, et décide de lui montrer réellement à quel point il se sent bien avec lui. C'est pour ça qu'il est là, après tout ; pas seulement pour le prouver à Gabriel, mais pour se prouver à lui-même que c'est ce qu'il veut, ce qu'il peut lui donner.

Lorsque ses doigts se glissent sous le débardeur de Gabriel, celui-ci soupire un peu plus fort que d'habitude et Sacha capture son souffle dans un baiser, amusé de le sentir frémir pour un simple contact.

Se glisser sous la couette n'est pas une mince affaire mais lorsqu'ils y parviennent, Sacha ne perd pas une seconde pour ôter son tee-shirt et son pantalon, avant d'enlever lui-même ceux de Gabriel. La lumière du dehors souligne la rougeur de ses joues et Sacha sourit en s'allongeant sur le flanc face à lui, le reprenant une fois de plus dans ses bras.

Gabriel lui enlace timidement le cou, glissant une main sous les courts cheveux de sa nuque pour les ébouriffer distraitement. Ses yeux gris sont un peu plus brillants que d'habitude, plus flous aussi, et le relâchement total qu'il affiche surprendrait presque Sacha. Ce n'est pas souvent qu'il peut le tenir ainsi, pleinement détendu contre lui. Même au moment de dormir, il se crispe souvent par réflexe et finit roulé en boule dans un coin du lit, loin de tout contact.

Mais cette fois-ci, rien de tout cela. Juste son corps paresseusement étendu entre les draps, une jambe et le torse collés contre ceux de Sacha, attendant la suite. Celui-ci lui caresse le dos un moment avant de l'embrasser à nouveau, savourant son goût et son contact avec un plaisir indéniable. La main libre de Gabriel descend lentement le long de son bras, flattant les muscles à son passage, puis effleure son flanc avant de se poser sur un de ses pectoraux. Pourtant lui-même sensiblement mieux bâti que lui, il semble apprécier de le toucher ainsi, comme le montre le murmure qu'il laisse échapper.

Les doigts de Sacha abandonnent le creux de ses reins pour se couler le long des fesses rondes qui lui suivent, les pressant doucement avant de les caresser du plat de la paume. Il a toujours eu un inexplicable attrait pour les fesses, contrairement à ses amis amateurs de grosses poitrines, et en avoir d'aussi parfaites sous la main lui provoque une envie sournoise de se fondre sous les draps pour aller y blottir son visage, les mordre et les lécher jusqu'à sentir la peau se couvrir de chair de poule à son contact.

Mais Gabriel le prendrait sûrement pour un maniaque et il ravale ses fantasmes aussi vite qu'ils sont apparus, ne s'accordant qu'à baisser le carré de tissu qui les recouvre pour pouvoir profiter de leur réelle douceur. Gabriel sursaute à cette manœuvre mais ne lutte pas, participant au contraire à se débarrasser du vêtement gênant en le faisant glisser le long de ses jambes, puis hors du lit. Lorsqu'il fait mine de s'attaquer à celui de Sacha, ce dernier roule sur le dos et l'entraîne avec lui. Quelques contorsions plus tard, ils sont tous deux nus, la couette remontée jusque par-dessus leur tête pour s'isoler du monde.

Gabriel est assis sur lui, les jambes repliées de part et d'autre de son bassin et les coudes posés sur le drap près de son visage. Les regards sont toujours furtifs, de plus en plus curieux mais non moins embarrassés, et Sacha s'amuse à capturer le sien à chaque fois qu'il relève un peu la tête pour le faire rougir. Son corps dégage toujours cette incroyable chaleur, faisant rapidement de leur nid une fournaise, mais cela ne les gêne pas outre mesure.

Sacha caresse encore une fois la longue épine dorsale qui se cambre au-dessus de lui, bifurquant à la limite de son postérieur pour entourer à nouveau les magnifiques fesses qui l'appellent. En si peu de temps, il connaît ce corps presque par cœur déjà, son enveloppe externe en tout cas. Des épaules larges, puissantes, accompagnées par la sèche musculature qui caractérise un entraînement intensif de natation, puis des pectoraux parfaitement symétriques, légèrement en relief, et une série de tablettes abdominales à faire pâlir n'importe quel individu. Tout ça, rien que pour lui.

Difficile de ne pas penser à autre chose et de ne pas céder aux comparaisons stupides, malgré la situation. Comment c'était déjà, avant ? Est-ce que c'était aussi chaud, aussi langoureux ? Est-ce que ç'avait un goût de menthe, de fruits, de chair douceâtre qui envahit la bouche dans un soupir impatient ? Les souvenirs ressemblent à des photos d'une autre vie, aux images d'un vieux livre, et les seules réminiscences qui subsistent sont celles d'un contact incertain et de gestes trop familiers pour encore signifier quelque chose. Il n'avait pas vraiment eu la tête à ça, lors de leur dernière année passée ensemble, et ça ne l'étonnerait pas qu'elle ait été soulagée de le voir partir. Peut-être même qu'ils l'ont tous été…

— Hey… chuchote Gabriel en lui caressant la nuque. Ça va ?

Retour au présent. Il n'est pas censé y penser, pas maintenant, et le doute qu'il voit briller dans le regard de son compagnon lui fait regretter d'avoir cédé à cet appel. Quelle importance ça a, comment c'était avant ? Qu'est-ce que ça peut faire, s'il ne leur manque pas ? Il y a quelqu'un, juste là, qui serait sans doute prêt à mourir pour lui… est-ce que ce n'est pas plus important que tout le reste ?

Il sourit et le fait basculer sur le côté, étouffant ses protestations d'un long baiser tandis que sa cuisse se glisse entre les jambes de Gabriel. Étrange sensation que celle d'un autre entrejambe contre le sien, mais après la douche de la dernière fois, il s'est rendu compte qu'elle n'était pas spécialement déplaisante. Sous l'étouffante chaleur de la couette, leurs mouvements se changent en combat rapproché, chacun luttant pour prendre le dessus sur l'autre et lui infliger les pires tortures. Gabriel perd pieds quelques instants, entre le moment où Sacha découvre que le mordiller derrière l'oreille lui cause une sorte de paralysie et celui où ses dents autour de son mamelon lui arrachent un cri de plaisir, puis c'est à son tour de se faire plaquer sur le matelas par son adversaire au sourire amusé.

Rien ne semble plus pouvoir les distraire l'un de l'autre, ni le miaulement outré du troisième occupant du lit chassé par la chute de la couette, ni la soudaine fraîcheur qui les entoure. La chaleur qu'ils produisent est suffisante à les maintenir en sueur, les joues rouges et le corps glissant à cause d'un excès de friction. Les mains de Sacha remontent lentement le long des cuisses qui lui enserrent la taille, suivant leur courbe jusqu'à se saisir de ses fesses pour plaquer son bassin plus étroitement contre le sien. L'expiration forcée de Gabriel est avalée dans un baiser un peu trop fiévreux pour être coordonné, et lorsque celui-ci pousse un petit gémissement au contact de ses ongles sur sa peau, le frisson qui le parcourt n'est pas seulement dû au frottement de leur bas-ventre. Alors que son amant enfouit son visage au creux de son cou, il griffe délicatement son dos d'un bout à l'autre de sa colonne vertébrale. Son action est récompensée par un incontrôlable frisson suivi d'un gémissement, et s'il en doutait encore, l'entendre murmurer à son oreille « plus fort » finit de le convaincre qu'il vient de mettre le doigt sur une de ses faiblesses.

Un warning s'allume dans son esprit, une infime partie consciente qui lui rappelle qu'il en train de lui causer cette même douleur dont il cherche à l'éloigner depuis le début, mais l'attrait du plaisir est trop fort pour qu'il l'écoute. Ses ongles se plantent dans la chair souple du dessous des fesses de Gabriel, qui se cambre brusquement en poussant un gémissement rauque, et la vision dont il jouit à ce moment surpasse de loin ce qu'il aurait imaginé. Ses fines mèches noires, collées par l'humidité, cachent à peine ses yeux flous aux pupilles dilatées, perdus quelque part dans la contemplation de son torse. Sa bouche entrouverte semble plus rouge que jamais, laissant échapper un souffle brûlant qu'il sent courir sur sa peau comme un millier de minuscules braises ardentes, et le tremblement de ses bras tendus, mis à mal par l'effort de le maintenir en suspension, lui donne envie de le faire s'écrouler sur lui pour le sentir haleter tout contre sa peau, sentir son cœur battre plus vite que jamais après s'être vidé de son énergie de manière aussi agréable.

Pourtant, il n'a pas le temps de faire quoi que ce soit que le front de Gabriel vient se poser au creux de son épaule, son coude près de son bras, et une main tremblante se faufile entre eux pour empoigner son érection. Sacha le laisse faire, appréciant silencieusement la manœuvre, mais lorsque son amant semble retrouver quelques forces et commence à descendre le long de son sternum du bout des lèvres, il le retient par la nuque et l'oblige à remonter pour pouvoir l'embrasser. Pas besoin d'aller jusque-là…

La première contraction est vaguement douloureuse et il s'écarte de force de Gabriel pour se mordre la lèvre, étouffant un grognement de satisfaction. La caresse des doigts sur sa chair sensible se fait presque trop insistante mais il n'a pas le courage de l'arrêter ; à la place, il enlace étroitement son bienfaiteur, nichant son visage dans l'agréable odeur musquée de son cou. Le battement à ses oreilles s'atténue petit à petit, tout comme le son de leur respiration erratique, puis tout ne devient que silence, fraîcheur et somnolence.

Il ne se souvient plus des hésitations, des pourquoi ni des comment, des regrets futiles qui ne valent rien en comparaison de ce moment où il est inutile de penser, inutile de se dissocier de cet amas de membres, où il suffit simplement de respirer. Un moment primitif et parfait, un échange de chaleur et une promesse de bien-être, assez pour le faire tenir une éternité s'il en avait le choix.

Malheureusement, il ne l'a pas.

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Courir, encore. S'imprégner de la senteur de l'air, de la sensation de la terre sous les semelles, de la caresse du vent sur sa peau échauffée. Écouter cette autre musique, silencieuse, celle qui lui impose son rythme et qui le pousse à continuer, jusqu'à épuisement. Puis tourner la tête et sourire, croiser des yeux gris animés d'une lueur malicieuse, et accélérer à la suite de cette silhouette élancée qui les guide sur les chemins de ce petit bois inconnu. Jouer au chat et à la souris, parce que c'est ça qu'il aime, parce que c'est mieux que d'être seul et qu'il n'est plus à une concession près.

Après tout, il n'y a plus grand-chose qu'il ne ferait pas pour lui faire plaisir.

 

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