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-15. Taste You
Loin, loin, je ne te sens pas aujourd’hui
J’ai besoin qu’on me soigne, mon amour

Auf Der Maur, 2003

 

Les bulles d'air qui s'échappent d'entre ses lèvres semblent marquer le temps qui passe, celui qui reste avant que la réserve ne soit vide et que le moment de choisir entre la vie et la mort arrive. Là, assis sur les carreaux bleus du fond, il les regarde défiler lentement, fasciné par ces petites sphères qui viennent rompre la monotonie trouble de l'eau. Il les compte, en même temps que les secondes qui s'écoulent, et ce ne sont pas les brèves interruptions mouvementées de ses pairs qui pourront l'en distraire.

Ils ne sont plus que trois, déjà. Cinq il y a peu, mais la jeune fille qui lui faisait face vient de se propulser à la surface avec une grimace, suivie de près par son amie qu'il a bien cru une seconde voir perdre connaissance à trop vouloir repousser les limites ainsi. Les deux restants tiendront encore un peu, peut-être même que Benoît restera jusqu'au bout, mais il n'en est pas très sûr. Après tout, la dernière fois, le jeune homme était pratiquement ressorti bleu de la séance ; il devrait avoir retenu la leçon pour cette fois-ci.

Plop. Plop.

Bien qu'il soit entré il y a longtemps dans l'état léthargique que lui demande l'exercice, son esprit reste étonnamment vivace. Tout en fonctionnant au ralenti, il a l'impression d'avoir une conscience accrue du moindre mouvement de l'eau, du moindre battement de cœur, de la moindre vibration venant s'immiscer dans ce monde de sourds. Même le bleu artificiel des carreaux lui semble plus vivant, semblable aux reflets de la mer les jours d'été, et sans même fermer les yeux, il peut s'imaginer les longs galets plats qui en peuplent le fond, polis par la marée, que des poissons luisants effleurent de leurs nageoires. Être dans l'eau, celle de la piscine, celle de la baignoire, c'est être au milieu d'un morceau d'océan, et malgré la force qu'elle met à le repousser à la surface, il ne peut s'empêcher d'y retourner, encore et toujours, espérant qu'un jour il pourra s'y fondre et ne plus jamais en sortir.

Plop. Plus rien.

Ce sera pour un autre jour.

Il est seul, sans grande surprise, et sans air, ce qui n'en est pas vraiment une non plus. Ses membres se déplient et doucement, oubliant le temps du voyage la sensation écrasante d'étouffement que combat son corps, il remonte à la surface. Puis juste avant de percer celle-ci, un dernier sursaut d'hésitation le saisit, celui de choisir la bonne option : respire , lui crie son corps, mais sa tête, elle, ne dit rien. Ce sera respire, dans ce cas.

La première goulée d'oxygène est douloureuse, s'infiltrant dans ses poumons trop longtemps vides comme de l'alcool dans une plaie, mais il l'accueille avec plaisir. Les suivantes encore plus, le réveillant petit à petit de sa torpeur jusqu'à voir à nouveau le décor autour de lui, les nageurs, et Guillaume debout au bord du bassin, chronomètre à la main.

― Pas mieux, déclare celui-ci avec un sourire tout de même approbateur.

― Prochaine fois, soupire Gabriel en s'extirpant du bassin avec un peu plus de mal que d'habitude.

Guillaume lui frotte vigoureusement les bras pour raviver sa circulation et le pousse vers les vestiaires, où se trouve déjà le reste de l'équipe. Il ignore les quelques regards admiratifs de ceux remontés les premiers, les regards jaloux de ceux battus d'une poignée de centièmes, et se glisse sous une des douches fermées. Il y en a deux, en plus des douches communes, mais peu de nageurs prennent la peine d'y aller. Pour sa part, il a eu suffisamment d'occasions de partager les douches collectives pour que l'envie lui passe ; en plus, ici, il ne risque pas de se faire surprendre à lancer des regards indiscrets.

Il commence par se laver soigneusement, étalant le gel douche sur chaque parcelle de sa peau qu'il peut atteindre, puis noie ses cheveux sous un flot de mousse parfumée pour les débarrasser de leur odeur de chlore. Ce n'est qu'une fois rincé qu'il diminue la pression, laissant l'eau chaude courir le long de ses muscles fatigués et ses yeux se fermer quelques minutes.

Tant qu'il nage, ça va. Tant qu'il s'occupe, en fait, il parvient toujours à canaliser ses pensées sur autre chose, à se concentrer sur n'importe quoi pour éviter de penser à lui. Sauf qu'il n'a plus la force de nager, ni celle de remplacer cette activité par une autre, alors il ne peut plus bloquer ce qui lui passe par la tête.

Sacha.

Ce sont toujours les mêmes images qui s'entrechoquent dans son esprit : son visage, son corps, ses mains, son sourire et la lueur amusée de ses yeux qui s'y ajoute. Après les images viennent les sons, celui de sa voix, de son rire, de sa respiration, et même le craquement de se jointures lorsqu'il s'étire ; puis les sensations, celle de sa peau, de ses doigts sur son ventre et sur sa nuque, de ses lèvres et de ses muscles pressés contre les siens.

Le reste, ce ne sont que des délires utopiques pour l'instant. Et comme il ne parvient pas à les bloquer non plus, il ne reste qu'à s'en remettre qu'au pouvoir de dissimulation de sa serviette de bain.

Pourtant, ce n'est pas l'envie qui lui manque d'en faire autre chose que de pitoyables espoirs. Il a eu le temps d'y penser, ces dernières semaines. Des semaines déjà, depuis la première fois qu'il l'a embrassé contre la porte d'entrée. Des semaines, et tout ce qu'il a pour l'instant, ce sont des baisers à se damner, de plus en plus longs, de plus en plus prometteurs, mais auxquels Sacha met fin avec toujours autant de facilité. Peu importe les regards qu'il lui lance ou les signaux qu'il lui envoie, ça s'arrête là.

Et aussi agréables que ces baisers puissent être, la frustration grandissante qui les accompagne ne fait rien pour calmer son obsession. Obsession qui, soit dit en passant, aurait normalement dû s'apaiser en même que leur relation a basculé vers un stade d'intimité relativement avancé. Eh bien, pas du tout. C'est même de pire en pire.

Avoir envie de lui à ce point, ça en devient presque insupportable.

Il se garde bien cependant bien d'évacuer la pression ici, bien trop conscient de ce qui l'entoure, et coupe rageusement l'eau en nouant sa serviette autour de sa taille avec fermeté. Une partie de l'équipe a déjà quitté les vestiaires lorsqu'il y entre, et celle qui reste ne lui prête pas attention le temps qu'il s'habille. Ses vêtements lui collent un peu à la peau et ses cheveux mouillés ont déjà laissé une trace humide au col de son tee-shirt, mais le bruit de la pluie au-dehors lui passe l'envie de les sécher. Il n'a ni veste, ni parapluie; autant dire qu'il va arriver chez lui aussi mouillé qu'il l'était en sortant de la douche.

Dans d'autres circonstances, il aurait sûrement pris le bus, ou au moins couru jusque chez lui pour ne pas finir trempé, mais pas ce soir. Sacha ne sera pas là avant demain soir, au mieux, pris entre du travail en retard et une journée avec sa tante pour rendre visite à sa mère. Il lui avait bien proposé de venir, mais c'était plus pour la forme qu'autre chose, et Gabriel l'avait presque senti soulagé qu'il refuse. Christophe non plus ne lui tiendra pas compagnie, mais ce choix-là était le sien : il l'avait convaincu de relâcher un peu sa surveillance, plaidant une tranquillité bien méritée de temps en temps, et son ami avait accepté à regret. Ce week-end, c'est sa nouvelle petite amie qui lui tiendra compagnie, et Gabriel n'a pas la moindre envie d'être témoin de leurs démonstrations d'affection.

Il jette un œil à son téléphone, surpris de voir qu'il a reçu un message de Sacha, et se renfrogne rapidement en voyant son contenu : « Ne prends pas froid. C [1] »

Moi aussi je t'aime , soupire-t-il intérieurement en le rangeant dans sa poche.

Perdu dans ses pensées, il ne remarque qu'au dernier moment la silhouette appuyée contre la rambarde de fer qui borde les rails du tramway. Aussi trempé que lui, son jean slim et son blazer ruisselant de pluie, les mèches décolorées plaquées sur le crâne à la manière d'un chien mouillé, le jeune homme semble s'évertuer à allumer une cigarette roulée malgré le déluge qui fait rage. Gabriel songe un instant à faire demi-tour, mais une étrange pitié le retient.

― Tu perds ton temps, elle a pris l'eau, souffle-t-il en passant à sa hauteur.

Emmanuel lève des yeux surpris, dont le blanc injecté de sang trahit un épuisement inhabituel.

― Gaby… ?

― Tu cherches à choper la crève ? demande-t-il en s'arrêtant pour lui faire face, bras croisés.

― Nan, juste à allumer cette putain de clope, soupire le jeune homme en l'ôtant d'entre ses lèvres.

― Laisse tomber, tu n'y arriveras pas.

Et pour ponctuer ses dires, il l'attrape et la jette dans la poubelle la plus proche sans la moindre hésitation.

― C'était ma dernière, gronde son propriétaire avec un air accusateur.

― Tiens.

Gabriel lui tend un paquet de cigarettes à demi plein et tourne les talons, ignorant son merci étouffé. Ce n'est pas grand-chose mais au moins, il sait maintenant comment va Emmanuel, et la culpabilité de l'avoir laissé tomber lors de leur dernier échange s'apaise un peu à la suite de ce geste.

― Attends ! crie cependant Manu en le rejoignant au petit trot, visiblement pas décidé à en rester là.

― Qu'est-ce qu'il y a ?

― On va boire un café ? S'il te plaît… juste quelques minutes.

― Je suis trempé, je voudrais rentrer, lui fait remarquer Gabriel avec une expression ennuyée.

― Juste une minute, souffle tout bas Emmanuel en baissant la tête à ses côtés.

Il lui jette un bref coup d'œil, suffisant pour l'apitoyer sur l'air de chiot abandonné qu'il affiche, et lui propose de venir chez lui un petit moment. Emmanuel relève aussitôt la tête avec un sourire, sincère pour changer, et avance à son rythme sans rien ajouter.

Plutôt que d'entrer par devant, Gabriel leur faire prendre la porte donnant sur la buanderie.

― Passe-moi tes fringues, dit-il en commençant lui-même à se déshabiller.

Manu reste interdit quelques secondes, puis s'exécute rapidement avec un air réjoui.

― C'est juste pour les faire sécher, gronde Gabriel en jetant son jean dans le sèche-linge. Ne commence pas à te faire des idées.

Son invité ne perd pas son sourire pour autant et il doit le retenir d'ôter son caleçon.

― Hey ! Tu sais que ma mère est là ?

― Ta mère est là ? répète Manu avec des yeux grands comme des soucoupes.

― Oui, alors un peu de décence, merci. Mets-toi ça sur la tête et fais profil bas.

Gabriel lance le programme de séchage pendant qu'Emmanuel se masque le visage et les épaules sous une épaisse serviette sombre, puis il les conduit à travers la cuisine après un coup d'œil prudent.

― Gaby ? lance la voix de sa mère alors qu'ils posent le pied sur la première marche.

Il se retourne et la voit arriver du salon, une main sur le combiné du téléphone pour ne pas que son interlocuteur les entende.

― On revient de l'entraînement et nos vêtements sont trempés. Je les ai mis à sécher et je ramène Manu après.

― Bonjour, lance celui-ci en faisant mine de se frictionner les cheveux, le visage toujours caché par la serviette.

― D'accord. Ne faites pas de bêtises, conclut-elle avant de retourner à son coup de fil.

Gabriel lève les yeux au ciel mais ne répond rien, poussant Emmanuel jusqu'à sa chambre pour fermer à clef derrière eux.

― Si ta mère avait dix ans de moins… commence Manu avec un sourire pervers.

― Ça ne va pas, non ? ! s'indigne Gabriel en lui lançant un coussin à la figure. Tu ne dirais pas ça si tu la connaissais.

― Je m'en fous de la connaître, il n'y a pas besoin de parler pour faire ce que je pense.

― Les piercings, ça la dégoûte, souffle Gabriel avant de donner une pichenette dans son labret.

Emmanuel s'écarte en grognant, frottant sa lèvre meurtrie du bout du doigt, et récupère le paquet de cigarettes offert par Gabriel qu'il a glissé dans la ceinture de son caleçon.

― Je peux ?

― Dehors, oui.

― Rabat-joie.

Gabriel l'ignore, fouillant dans son armoire à la recherche d'une tenue, et opte pour un bon vieux jean accompagné d'un tee-shirt à l'effigie d'un vieux groupe de rock qu'il affectionne. Son ami ne le lâche pas des yeux le temps qu'il s'habille et c'est presque gêné qu'il vient s'asseoir près de lui sur le lit, les jambes ramenées sous lui en tailleur.

― Alors ?

― Alors quoi ? demande bêtement Emmanuel.

― Qu'est-ce qui t'arrive, pourquoi tu voulais qu'on boive un café ?

― Euh… juste, comme ça, quoi.

Il devine que ce n'est sûrement pas « juste comme ça » mais fait mine de s'en désintéresser ; si Manu veut parler, il le fera de lui-même.

― Tu n'es toujours pas rentré chez toi ? demande-t-il en caressant distraitement son chat venu se jeter sur ses genoux.

― Si, mais j'évite d'y rester trop longtemps. Pas tant que les deux tyrans sont là, en tout cas.

― Qu'est-ce qui s'est passé ?

― Je sais plus… ils se sont pointés dans ma chambre un aprèm' et j'étais stone, ma mère a gueulé comme quoi si j'allais pas au lycée je ne deviendrais rien, je lui ai dit d'aller se faire foutre et elle m'a mis à la porte en disant que je reviendrais quand je serais calmé.

― Et tu es calmé ?

― Nan, mais Eddie en a marre de me voir squatter sa chambre, et j'en ai marre de son bordel.

― Désolé de t'avoir laissé en plan, grommelle Gabriel avec un petit pincement de culpabilité.

― Ouais, peu importe.

Emmanuel se lève et il le suit du regard, conscient du reproche sous-jacent malgré son déni, mais décide d'en rester là. Il a suffisamment fait amende honorable pour quelque chose dont il n'est pas responsable, et qu'il n'approuve même pas. Que Manu veuille foutre sa vie en l'air, c'est son problème, après tout.

― C'est quoi, ça ? demande le jeune homme en soulevant un coin du tissu qui couvre sa toile en cours.

Sans attendre la réponse, il jette un œil à l'esquisse, à présent fidèlement encrée dans le tableau, attendant simplement d'être colorée. Un instant de silence, puis Emmanuel pousse un soupir de dédain en rabattant le tissu.

― Alors, vous prenez bien votre pied ? dit-il sur un ton sarcastique en se retournant face à Gabriel.

― Va te faire voir, grogne celui-ci en évitant son regard.

― Ah ! Pas encore, hein ? Ça fait quoi, déjà… au moins un mois, non ?

― Tu ne penses vraiment qu'au cul, rétorque-t-il sur le même ton.

― Pas toi, peut-être ? Ne me prends pas pour un con, Gaby. Ça fait combien de temps que tu te branles en espérant que ce soit lui qui te touche, hein ?

― La ferme !

― Oh, arrête. Je te l'avais dit pourtant, que ce mec ne t'amènerait que des emmerdes. Il pue l'hétéro à des kilomètres à la ronde, avec sa putain de fierté, sa façon de se battre comme un chien…

― Qu'est-ce que t'en sais ?

― Y a rien à savoir, ça se voit tout de suite. Mais toi, tu ne vois que sa gueule de minet et sa gentillesse à deux balles. Tu crois qu'il va te traiter comme une princesse, qu'il va te faire l'amour entre tes draps en soie et que tout sera parfait ?

Gabriel se lève, les poings serrés, et se plante devant lui avec un regard noir qui en dit long sur ce qu'il se retient de faire. Cela n'empêche cependant pas son invité de continuer, soutenant son regard les bras croisés.

― Tu verras, Gaby. Il va te baiser jusqu'à se lasser, avec juste ta main pour te finir, et à la première fille qui claquera des doigts, il te tournera le dos en disant que c'était juste pour déconner, qu'on n'a qu'à rester amis.

― C'est pour ça que tu veux me parler ? s'énerve Gabriel. Pour me faire chier avec tes discours ?

― Tu sais que c'est vrai ! Tu sais que ce mec ne sera jamais pour toi, putain ! Regarde-le !

― Je ne fais que ça, justement.

Il ferme les yeux le temps d'inspirer, luttant contre lui-même pour effacer les mots d'Emmanuel de son esprit, enrayer les doutes qu'il y distille.

― Tu crois que je ne suis pas assez bien, c'est ça ? demande-t-il d'une voix plus posée.

― Ce que je crois…

Emmanuel décroise les bras et tend la main, comme pour lui caresser la joue, mais la laisse tomber le long de son corps au dernier moment.

― Je crois qu'il ne t'appréciera jamais à ta juste valeur.

Sa valeur, pleine de taches, de mensonges et de cicatrices… sa valeur si proche de zéro que ça le répugne d'y penser. Et que quelqu'un fasse ressortir tout ça, seulement par quelques mots, lui donne l'impression de n'être qu'un résidu de plomb au milieu d'un océan d'or.

― Va-t'en, Manu, dit-il calmement. Prends tes fringues en bas et laisse-moi, j'ai pas envie d'écouter tes conneries ce soir.

― Gaby…

― S'il te plaît, casse-toi.

Il ne se retourne pas pour le regarder partir mais une fois la porte refermée, il se laisse tomber dans son coin à coussin et s'y roule en boule, les bras serrés autour de lui. Les phrases tournent inlassablement dans sa tête, le rendant un peu trop conscient de tout ce qui ne se passe pas entre lui et Sacha, de tout ce qu'il imagine et qui restera des illusions, de tout ce qu'il s'inflige en espérant des choses qu'il n'aura jamais. Les ronronnements de Lullaby, niché contre son ventre, sont assez apaisants pour qu'il sente sa colère envers lui-même s'évanouir lentement, jusqu'à le laisser aussi engourdi qu'après un peu trop d'alcool.

Il faut que ça cesse.

Ses doigts se faufilent entre les coussins, cherchant un éclat de fer planté dans la moquette. Il retire le clou à l'aide de ses ongles, patiemment, puis le fait tourner entre ses doigts avec un air absent.

« Je me suis piqué sur un clou. » Que pourrait-on redire à ça ?

Alors il l'enfonce lentement dans sa paume, en plein milieu de sa ligne de vie, jusqu'à ce que la douleur lui fasse monter les larmes aux yeux. Mort par cloutage : ça serait tout de même amusant. Qui sait, il aura peut-être droit à une croix lui aussi, à une mort de martyre devant une foule de curieux, attirés par la curiosité morbide d'un des leurs que l'on sacrifie.

Qui sait, il aura peut-être le droit à une mort rapide, surtout.

--

― Gabriel ! Dîner !

Il ouvre subitement les yeux, se redressant de surprise, et le chat lové contre lui décampe à toute allure après s'être fait sortir aussi brutalement de sa sieste. Quelle heure est-il ? Il s'assied et grimace de douleur en sentant le clou toujours planté dans sa main. Une perle de sang accompagne son extraction et il l'étale de son pouce, maquillant sa chair d'un pâle rosé.

― Gabriel !

― J'arrive ! crie-t-il sur un ton exaspéré.

Un détour par la salle de bain chasse les dernières traces de sommeil de son visage et il se traîne sans enthousiasme jusqu'à la cuisine, où sa mère est en train de mettre le couvert.

― Tu pourrais m'aider, lui reproche-t-elle en désignant le placard à vaisselle.

Pas la peine de rechigner pour rien, il se met à la tâche sans rien dire, et une fois la table mise, s'approche de la cuisinière pour examiner leur repas.

― J'ai fait des côtes de porc, lui indique sa mère au cas où il n'aurait pas remarqué.

― Magnifique.

Sans savoir si le sarcasme de sa réplique lui a échappé ou non, il récupère une boîte de légumes à couscous qu'il vide dans un bol avant de le mettre à chauffer au four à micro-ondes.

― Qu'est-ce qui ne te va pas ? soupire-t-elle en se plantant devant lui.

― Des côtes de porc ? répète-t-il avec un air dubitatif.

― Oui, des côtes de porc. Oh… ne me dis pas que tu es encore dans ta période « je ne mange pas de viande », si ?

― Ça me fait vomir !

― C'est psychosomatique. Tu es un peu grand pour faire le difficile, Gabriel.

Ne pas la tuer, ne pas la tuer… Il serre les dents et fait l'effort de l'ignorer, jusqu'à ce que le bip indiquant la fin de la cuisson retentisse et qu'il puisse s'asseoir à table, les yeux rivés sur son bol. Sa mère se sert à son tour et vient se placer en face de lui, mettant de force quelques pommes de terre dans son assiette.

― N'oublie pas d'aller récupérer ton linge dans la buanderie, dit-elle entre deux bouchées.

Au moins, elle a la décence de changer de sujet.

― Il n'y a qu'un jean et un sweat-shirt, je les prendrai en remontant.

― Non, je te parle de ta lessive. J'ai lavé tes vêtements ce matin, ils sont dans le panier près de la machine.

― Tu as quoi ? s'exclame-t-il en la regardant fixement.

― J'ai lavé tes vêtements, répète-t-elle lentement comme s'il était simple d'esprit. Je n'ai pas le temps de les repasser ce soir, mais si tu laisses un mot à la femme de ménage demain…

― Tu es allée chercher mes vêtements dans mon panier à linge.

Ce n'est pas une question, elle le sait très bien. Il repose sa fourchette bruyamment sur la table, fronçant les sourcils à son attention.

― Et ?

― Dans ma chambre, pendant que je n'étais pas là.

― Je suis ta mère, je lave ton linge. Je ne vois pas ce qui te dérange.

― Attends, tu plaisantes ? Ça te dit quelque chose, la vie privée ?

― Je ne suis pas allée fouiller dans tes tiroirs, non plus ! répond-elle avec agacement.

― Mais encore heureux que tu n'aies pas fouillé dans mes tiroirs ! J'hallucine que tu te permettes de faire ça sans rien me demander…

― C'est encore chez moi, je te rappelle ! Et tu laisses bien la femme de ménage entrer, je ne vois pas où est la différence.

― Déjà, elle a un nom, la « femme de ménage » ! Et non, elle ne nettoie pas ma chambre et ne touche pas à mon linge, parce que je lui ai gentiment demandé de ne pas le faire ! Je te signale que je fais mes lessives moi-même depuis que j'ai douze ans, alors tes histoires de « je suis ta mère, je lave ton linge », tu peux te les garder.

Il se lève, faisant grincer la chaise sur le carrelage, et vide les quelques restes au fond de son bol dans la poubelle avant de le déposer dans l'évier.

― Je n'ai plus faim, bonne soirée.

― Gabriel !

Rien à faire de son indignation, il rejoint sa chambre en un éclair et prends soin de fermer à clef derrière lui, énervé par l'attitude de sa mère. De quel droit vient-elle se servir ici ! Lui laver son linge… quelle blague ! Un prétexte pour venir fourrer son nez partout, encore ! Savoir que ses mains ont touché ses sous-vêtements lui provoque un désagréable frisson, lui faisant envisager un instant de relaver toute la tournée pour se débarrasser du sentiment d'intrusion.

Il regarde intensément son bureau, y cherchant la trace du moindre objet ayant été déplacé, de la plus petite trace d'ongle sur ses blocs à dessin. Qu'a-t-elle vu ? Ses esquisses, son tableau ? Ou que n'a-t-elle pas vu, plutôt ?

L'absence de magazines pornographiques, de photos, de petits mots à l'odeur de parfum douteuse… tout ça en dit long sur son style de vie. Jusqu'à quel point sera-t-elle perspicace ? Tout ce qu'elle apprend sur lui aujourd'hui, c'est autant d'armes qu'elle aura contre lui lorsque la vérité éclatera au grand jour. Parce qu'elle éclatera, forcément, et plus il en repousse l'échéance, plus le sentiment que l'issue sera terrible grandit. Surtout maintenant qu'elle vit ici, qu'elle le surveille comme un vautour… maudites circonstances.

Et dans un coin, près des coussins aplatis, un clou taché de sang l'appelle.

--

Être prisonnier de sa propre chambre, quelle ironie. Pourtant, c'est aussi silencieusement qu'un voleur qu'il en sort ce soir, descendant l'escalier sur la pointe des pieds pour ne pas alerter l'autre occupante de la maison. Lullaby lui tourne autour mais se tait, l'observant enfiler ses chaussures à la hâte puis saisir sa veste posée sur la rampe. Il n'emporte que le strict nécessaire, son portefeuille, ses clefs et son téléphone, ainsi que des sous-vêtements roulés au fond de son sac à bandoulière.

Une dernière caresse à son chat, dépité de le voir partir, et il traverse l'allée d'un pas vif, impatient de se fondre dans les ombres de la rue. Il pleut déjà un peu, juste assez pour le faire frissonner, et s'il se dépêche, il pourra probablement atteindre l'immeuble de Sacha avant d'être trempé.

Ce n'est qu'une bonne demi-heure après avoir pris place dans l'escalier qu'un bruit vient rompre le silence du hall, et son cœur fait un petit bond en espérant reconnaître les pas de son ami.

― Gabriel ? s'exclame ce dernier en arrivant au bas des marches.

Il se lève sans rien dire, incapable de retenir le grand sourire qui lui étire les lèvres, et descend quelques marches pour venir à sa rencontre. Le fait de le voir enfin lui ôte un poids immense sur le cœur, effaçant la frustration et la rancœur des dernières vingt-quatre heures pour les remplacer par un profond soulagement. C'est bête, pourtant, de ressentir ça à la simple vue d'une personne, mais il ne peut pas empêcher ce sentiment de sécurité que Sacha lui procure, cette impression qu'il peut se relâcher un peu et oublier ce qui ne va pas, pour se concentrer sur quelque chose qui va pour une fois.

Pas parfaitement peut-être, mais qui va déjà assez bien pour lui.

Sans réfléchir, il passe ses bras autour du cou de Sacha et se presse contre lui, enfouissant son visage contre son épaule que la fermeture éclair descendue de son col découvre.

― Hey… dit doucement son compagnon en enlaçant sa taille pour se stabiliser au milieu de l'escalier. Qu'est-ce qui ne va pas ?

― Rien, murmure Gabriel d'une voix étouffée.

― Tu sens la pluie, remarque Sacha en effleurant ses cheveux du bout des lèvres.

Ses mains froides se glissent sous sa veste, puis sous le coton de son tee-shirt pour se poser au creux de ses reins, et Gabriel frissonne en se collant un peu plus à lui. S'il arrive à tenir le coup durant la semaine, à jouer les amis désinvoltes et à ne pas tout le temps être dans ses pattes, c'est grâce à ces rares moments ensemble que le week-end leur offre, et devoir s'en priver pour la moitié de celui-ci lui coûte bien plus cher qu'il ne veut bien l'admettre. S'il le pouvait, il resterait ainsi contre lui des heures entières, profitant simplement de sa présence, de sa chaleur et du merveilleux parfum de sa peau.

Mais il ne peut pas, et encore moins tout de suite, comme le lui signale Sacha en lui glissant à l'oreille :

― On est au milieu du couloir, Gabriel…

Rien à foutre , songe-t-il une seconde avant de le lâcher à regret, poussé par un excès de bonne conscience. Sacha sourit et lui prend la main pour l'entraîner jusqu'à sa chambre, refermant derrière eux la vieille porte grinçante.

Pendant que son hôte défait quelques affaires de son sac, Gabriel en profite pour examiner un peu plus soigneusement la pièce. Bien qu'ils se connaissent déjà depuis un moment, il n'a pas souvent eu l'occasion d'y venir, et la plupart du temps son esprit était trop focalisé sur la cible de son obsession pour remarquer quoi que ce soit. L'obsession est toujours là mais étrangement, la contrôler est nettement moins difficile en sa présence.

Le lit n'est toujours qu'un vieux matelas posé sur un cadre en fer, ses draps beige clair soigneusement bordés et la couette blanche qui le recouvre habituellement pliée en quatre à son pied, probablement fraîchement lavée. Le stock de vêtements qui remplit l'étagère a un peu grossi depuis la dernière fois, agrémenté de quelques jeans et sweat-shirts d'une couleur nettement plus vive que les autres. Le polo sombre qu'il porte souvent est là lui aussi, jeté sur le dos de la chaise de bureau, et il se contente de l'effleurer à défaut de pouvoir le renifler sans passer pour un maniaque. D'un côté, pourquoi se donner de la peine pour sentir un morceau de tissu alors que son propriétaire est juste à côté ?

Le bureau est plutôt bien rangé, lui aussi, malgré la fine de poussière qui recouvre une partie des livres qui s'y trouve. Au milieu de notes de cours, prises récemment et rangées en petit tas près du manuel de biologie, un ensemble d'objets occupe le reste de la surface, allant de différents crayons échappés de la trousse à des cailloux à la forme ou couleur plaisante. Sous l'un d'entre eux, Gabriel récupère un morceau de papier plié en quatre ; il reconnaît le grain de son propre bloc de feuilles et y voit avec surprise, dessinés au crayon à papier, deux petits personnages de style cartoon faussement concentrés sur leurs devoirs qu'il a dû dessiner lors d'une heure d'étude particulièrement ennuyeuse.

― Tu fouilles dans mes affaires ? lui demande Sacha à l'oreille en lui prenant le papier des mains.

Gabriel sursaute violemment et se retourne, les oreilles rouges d'embarras.

― Non ! Désolé, je regardais juste…

― Ça va, je plaisante, répond-il en replaçant la feuille pliée sous sa pierre.

― Pourquoi tu… pourquoi avoir gardé ça ?

― Pourquoi pas ? C'est joli.

Sacha accroche son sac désormais vide derrière la porte avant de venir se placer devant lui, une main posée sur sa hanche.

― Et puis, parce que c'est toi et moi, et ce n'est pas souvent que tu dessines ça.

― J'ai plein de dessins de toi, rétorque ce dernier avec un petit rictus amusé.

― Comme si j'avais envie de me voir plus que déjà…

Sacha s'écarte pour aller ouvrir la fenêtre, espérant sans doute chasser la faible odeur de renfermé qui perdure. Gabriel en profite pour jeter un œil au plus intéressant, les quelques photos scotchées au mur, et sourit de reconnaître une tête blonde sur certaines d'entre elles. Les clichés doivent être suffisamment récents pour qu'il n'ait pas l'air beaucoup changé, hormis la longueur de ses cheveux qui ne dépassaient pas quelques centimètres à ce moment-là.

― Est-ce que c'était ta copine ? demande-t-il en désignant du doigt l'une des photos, où une grande brune se tient près de lui devant un paysage fleuri.

― Oui, dit Sacha en venant se placer derrière lui. Anna… elle nous a fait aller jusqu'au jardin botanique, juste pour ces photos. Comme si elle n'en avait pas assez, déjà ! J'ai presque dû supplier pour en avoir une.

― Je la comprends.

Trop bien, même ; supplier n'aurait sûrement pas suffi pour lui faire abandonner une telle photo de celui qu'il aime, où il a l'air aussi détendu et heureux. Qu'est-ce qu'il donnerait pour le convaincre de la même chose, sans même parler de jardin botanique, mais simplement une photo, quelque chose d'un peu plus tangible que ces interminables esquisses en noir et blanc…

― Ça, c'est ma mère et mon père, le jour de leur mariage, continue Sacha en lui désignant un autre cliché. La photo est un peu vieille mais on n'a pas récupéré grand-chose de l'incendie.

Gabriel le regarde du coin de l'œil, touché par la note de tristesse que sa voix laisse transparaître. Les personnes de cette photo lui sont inconnues, pourtant il les voit chaque jour à travers Sacha : les yeux de sa mère, le reste de son père, en une ressemblance troublante qui le fait s'attarder un peu trop longtemps sur l'image.

― Vitia, complètement soûl… continue Sacha en désignant la photo suivante.

― C'est quoi, son prénom entier ? l'interrompt-il par curiosité.

― Entier ? Ah, Victor tu veux dire ?

Sacha se met à rire et passe un bras autour de sa taille, la paume contre son ventre.

― C'est un peu bizarre de l'appeler comme ça, mais comme tu veux. Donc Victor, soûl, et Lio… Alekseï, dans le même état, à la sortie d'un bar. Sur le côté, c'est Kolia, en colère parce qu'ils avaient promis de se retenir… Ah, Nicolaï, pardon.

― Et toi, ajoute Gabriel en désignant le grand blond aux bras croisés qui les regarde avec un air amusé, près du cadre de l'image.

― Et moi. Sûrement pas très frais non plus, j'avoue…

Il se racle la gorge et passe au dernier cliché, où une foule d'enfants et d'adultes inconnus côtoient les quelques figures que Gabriel reconnaît désormais.

― Le mariage de la sœur de Victor, commente Sacha. Il y a toute sa famille, les trois petites sœurs d'Anna et quelques amis. C'était en août, juste avant que l'on parte.

Une bande de gens heureux, insouciants, ceux qu'il a toujours connu et avec qui il a partagé la majeure partie de sa vie ; voilà ce que voit Gabriel. Des étrangers pour lui mais des amis pour Sacha, de la famille, des personnes qu'il a dû quitter mais auxquelles il ne doit cesser de penser, qu'il ne doit cesser de regretter.

Ceux qui l'arracheront peut-être de cette vie à laquelle Gabriel s'accroche, en priant pour qu'il décide d'y rester.

― Ça faisait combien de temps que vous étiez ensemble, avec Anna ?

Vilaine curiosité.

― Trois ans, répond-il en le regardant, l'air surpris qu'il pose la question.

Ouch. Trois ans .

― C'est long…

― Oui. Mais je la connais depuis toujours, c'était plus ou moins ce que tout le monde prévoyait, de nous voir ensemble, nous marier…

Gabriel ne peut s'empêcher de prendre une expression horrifiée, s'écartant soudainement de lui pour lui faire face.

― Vous quoi ? s'exclame-t-il d'une voix légèrement tremblante. Tu veux dire que vous…

― Non. Ça aurait pu, mais non. Après l'accident, je savais que ce n'était pas une bonne idée de faire quoi que ce soit avant que les choses se calment. Et comme elles ne se sont pas calmées, ce n'était plus possible.

― Mais tu… c'est ce que tu voulais ? S'il n'y avait pas eu tout ça… tu l'aurais épousée ?

― Sans doute, oui. Ça n'aurait pas changé grand-chose, on était tout le temps ensemble de toute façon.

Pas changé grand-chose… bien sûr que si, ça aurait tout changé. Il serait marié . C'est tout juste s'il ne l'est pas déjà… et lui est amoureux d'un homme pratiquement marié .

Besoin de s'asseoir, vite.

― Gabriel, soupire Sacha en le voyant s'affaler sur le lit, une main devant les yeux. Nous sommes en train de parler de quelque chose qui n'a pas eu lieu, ne commence pas à t'en faire…

Entre ses doigts, il le voit s'agenouiller devant lui et sent ses mains se poser sur ses cuisses.

― Je ne réfléchissais pas à autre chose que ce qu'il y avait devant moi, continue-t-il de cette même voix douce. C'était facile, tu sais… mais maintenant je suis obligé de réfléchir, et je me rends compte que ce n'aurait peut-être pas été le bon choix.

― Mais c'était tout de même ton choix, murmure Gabriel, le cœur serré par toutes les pensées qui lui traversent la tête.

― Mon choix a été de partir, de lui dire que je ne reviendrai peut-être pas et de ne pas m'attendre. Et toi, j'ai dû me battre pour t'avoir ; ça ne compte pas, ça ?

Il relève la tête, étonné de sa réponse, et le sourire de Sacha lui fait presque regretter sa réaction excessive.

― Si, ça compte, mais…

― Mais rien. Tu te poses vraiment trop de questions, hein…

Et pour l'empêcher de répondre, il lui glisse une main sur la nuque et l'attire vers lui pour l'embrasser, emprisonnant ses lèvres dans un étau chaud et moelleux.

Si peu pour lui faire lâcher ses résistances… Gabriel répond au baiser, d'abord avec timidité, puis avec malice, mordillant la lèvre de son compagnon avant de s'écarter pour l'aguicher. Sacha émet un grognement en comprenant son petit jeu et se lève de sa position agenouillée pour s'avancer sur le lit, une main de chaque côté de Gabriel qu'il renverse sur le dos d'un coup d'épaule pour le surplomber. Celui-ci n'a pas d'autre choix que d'accepter le prochain baiser, juste assez intense pour faire monter sa température, puis se retrouve à son tour à tenter d'en réclamer un autre tandis que Sacha le provoque en se reculant à chacune de ses tentatives.

Le jeu cesse quelques minutes plus tard, lorsqu'ils se retrouvent proprement allongés sur le lit, la tête de Sacha posée sur l'oreiller et Gabriel étendu sur lui, ses jambes repliées de part et d'autre de son bassin. Le lent ballet de leur langue est accompagné de celui de leurs mains, se faufilant sous les couches de tissu pour effleurer un carré de peau, caresser une courbe ou s'attarder dans un creux. Un courant frais s'infiltre par la fenêtre toujours ouverte, faisant frissonner Gabriel ; une bonne excuse pour se serrer un peu plus contre lui.

Il voudrait plus que ça, se débarrasser enfin de ces vêtements superflus et pouvoir glisser ses mains plus bas pour lui montrer ce qu'il sait faire, ce qu'il pourrait avoir de mieux qu'un échange de salive en bonne et due forme. Il serait capable de n'importe quoi pour lui faire plaisir, de lui faire des choses et de le laisser en faire d'autres qu'il oserait à peine imaginer. Et qui sait, si ça pouvait lui faire oublier cette foutue brune et ses idées démodées…

Pourtant, il n'en fait rien, sans doute trop gêné pour entamer quoi que ce soit maintenant ; la fâcheuse tendance de Sacha à garder les yeux ouverts ne fait d'ailleurs rien pour aider et lorsqu'il lui pose une main sur les yeux pour le faire cesser, celui-ci l'écarte avec un petit rire.

― Qu'est-ce qu'il y a ?

― Rien, mais tu…

Un gargouillement l'interrompt, le faisant rougir jusqu'aux oreilles, et ce n'est pas sans surprise qu'ils découvrent qu'il est plus de vingt et une heures et que la nuit est depuis longtemps déjà tombée.

― Tu veux manger ? demande son hôte en se redressant en position assise. J'ai… attends.

Gabriel est forcé de s'écarter lorsqu'il se lève pour rejoindre la cuisine commune, se maudissant intérieurement d'avoir brisé le moment à cause d'une fichue réaction physique. Même s'il préférerait en avoir plus, c'était toutefois bien assez pour le satisfaire en attendant. Bien mieux en tout cas que… des nouilles instantanées.

― Je n'ai que ça, s'excuse Sacha en lui tendant le gobelet de plastique. Ce n'est pas terrible mais j'ai oublié de faire des courses…

― C'est très bien, t'inquiète, répond-il en tentant de masquer la déception dans sa voix.

Les quelques minutes à attendre que l'eau chauffe, puis que les nouilles soient prêtes, sont ponctuées d'insignifiantes banalités sur les devoirs pénibles à rendre, et toute l'excitation du moment s'est définitivement envolée au profit d'un débat autour de pâtes lyophilisées. Merveilleux.

Cependant, il n'est pas encore trop tard pour renverser la situation.

― Ça t'ennuie si je vais me doucher ? demande-t-il en jetant son récipient vide.

― Non, j'irai me raser après.

Tends-moi la perche , se réjouit intérieurement Gabriel.

― Tu peux le faire en même temps, ça ne me dérange pas.

Il ponctue ses mots d'un petit sourire en coin et ôte son tee-shirt devant lui, faisant délibérément rouler ses muscles sans pour autant s'attirer la moindre réaction.

― D'accord, répond nonchalamment Sacha en le précédant à la salle de bain.

Ça ne va pas être facile.

Gabriel le regarde se mettre torse nu devant le vieil évier qui trône dans un coin de la pièce et sortir d'une des armoires à pharmacie son matériel de rasage, ne lui prêtant pas la moindre attention. Il décide de se finir de se déshabiller là, à la vue de tous, et malgré le fait qu'il se trouve dans l'angle du miroir où se regarde son ami, celui-ci n'affiche pas un gramme de l'embarras qui le fait lui-même rougir.

Il se glisse sous la douche en refermant le panneau de Plexiglas derrière lui, vaguement dépité, et décroche le pommeau le temps que l'eau chauffe. Les deux porte-savons contiennent chacun un duo gel douche-shampoing ; il s'empare de celui de droite, reniflant le contenu pour tenter de déterminer son propriétaire, et reconnaît l'odeur habituelle des cheveux de Sacha : bonne pioche.

Bien qu'il ne lui faille pas plus de cinq minutes pour se laver, il s'attarde délibérément sous le jet fumant, occupé à réfléchir à son prochain mouvement. Jusqu'à présent, ses initiatives n'ont jamais rencontré de vive résistance : que ce soit les baisers, les étreintes ou même les moments passés à se chercher du bout des lèvres et des doigts, étendus sur le canapé ou le lit, Sacha ne l'a jamais arrêté. Peut-être attend-il simplement qu'il fasse le premier pas pour le reste, aussi. Gabriel arrive très bien à comprendre qu'il n'ait pas envie d'engager quoi que ce soit qui le dépasse, mais ce n'est pas pour autant qu'il ne souhaite pas que ça arrive…

Ce n'est pas possible qu'il soit le seul à ressentir cette frustration grandissante. Et si c'est le cas… alors peut-être vaut-il mieux se confronter au problème dès maintenant.

Il éteint la douche, entrouvre la porte de Plexiglas et se rend soudain compte qu'il n'a pas de serviette, et pas la moindre idée d'où en trouver une.

― Hum… Sacha ? appelle-t-il doucement.

Sans avoir besoin de formuler sa demande, celui-ci semble déjà avoir compris. Il lui tend une serviette, sans vraiment le regarder, dont Gabriel s'empare avec un bref « merci ». À peine sorti de la douche, la serviette nouée autour de sa taille, Sacha le dépasse pour prendre sa suite. Lui non plus ne fait pas de cas de conscience de se mettre à nu devant son ami, mais cette fois-ci c'est Gabriel qui n'ose pas se retourner pour regarder. Et une fois la douche lancée, il est trop tard pour changer d'avis.

Se maudissant intérieurement, il se plante devant le miroir embué qu'il essuie du plat de la main pour pouvoir s'y regarder. Ses cheveux humides retombent le long de son visage comme du crin raide, dont la racine brune commence à s'étendre sur un bon nombre de centimètres. Il les noue avec un soupir, peu décidé à s'en faire pour si peu en ce moment, et essuie à nouveau le miroir que la vapeur d'eau recouvre à une vitesse effarante. À travers ses yeux gris, tout n'est que forme et contraste ; celui de ses lèvres sur son teint pâle et du cercle noir autour de ses iris ternes, l'ombre de ses traits un peu trop droits et fins, si semblables à ceux de sa mère. La voir à travers lui-même le met en rage et s'il le pouvait, il remodèlerait ce visage pour ne plus ressembler à personne.

Le problème, c'est que ce visage, c'est sûrement la seule chose que Sacha apprécie chez lui. S'il était un peu plus comme lui, avec des traits plus prononcés, plus carrés, plus masculins… il n'aurait sans doute jamais levé les yeux sur lui. Et pourtant, s'il avait pu choisir…

Est-ce que tu m'aimerais si je ne ressemblais pas à ça ? songe-t-il une dernière fois avant de se sortir ces idées de la tête. Quelle question ridicule ; jamais il ne pourra la lui poser. Ça voudrait dire considérer qu'il l'aime déjà maintenant…

― Gabriel ? Je pourrais avoir une serviette, s'il te plaît ?

Il sursaute au son de sa voix, réalisant soudain que l'eau a été coupée sans même qu'il s'en aperçoive. Il n'a même pas eu le temps de se rhabiller.

Profites-en, allez. Agis.

Il s'avance vers la cabine, aussi calme que possible, et se plante devant la porte semi-transparente pour distinguer les contours de son occupant.

― Tu veux que je sorte comme ça ? dit-il assez bas pour forcer Sacha à s'approcher.

― Quoi ?

L'intéressé se tourne vers lui et ouvre le panneau coulissant. Soudain face à face, Gabriel se force à garder son regard dans le sien, une légère rougeur s'étendant sur ses joues à la pensée de ce qu'il pourrait regarder plus bas.

― Mets un jean, suggère Sacha en fronçant les sourcils.

― Je suis à peine sec… ça ne peut pas attendre ?

― Pas vraiment, soupire Sacha. Je vais y aller, ce n'est pas grave…

― Tu ne vas pas y aller sans rien !

Sans grande surprise, Gabriel reçoit une expression exaspérée en réponse, et sa résolution flanche un instant face à ce regard noir qui lui est adressé.

― Tu n'as qu'à prendre la mienne, suggère-t-il d'une voix aussi stable que possible.

Sacha hausse un sourcil mais ne refuse pas, et au mouvement de son bras que Gabriel aperçoit du coin de l'œil − refusant toujours de baisser le regard −, il devine qu'il tend la main pour qu'il la lui donne.

Gabriel reste immobile, bloquant la sortie de la douche. Sa main, posée sur son ventre, trace paresseusement les contours de ses muscles et Sacha la suit des yeux sans rien dire.

― Tu… viens la chercher, chuchote-t-il pour masquer le trouble de sa voix.

― Gabriel, gronde tout bas Sacha.

Il n'a pas lâché sa main des yeux pour autant. Gabriel sourit pour lui-même et descend lentement ses doigts, caressant sa hanche, puis la ligne de son bas-ventre qui marque la limite de la serviette. Lorsqu'il les glisse sous le petit nœud qui la maintient en place pour le défaire, Sacha lâche un grognement sourd et lui saisit brutalement le poignet pour l'écarter. La serviette se détache dans la manœuvre et tandis qu'elle tombe au sol, Gabriel se fait tirer vers l'avant puis plaquer contre le mur, sa tête heurtant les carreaux humides avec un « thump » douloureux.

― Aïe ! grimace-t-il avant de sentir une main se faufiler derrière son crâne pour le protéger des futurs chocs.

Son poignet est lui aussi plaqué au mur, prisonnier des griffes de Sacha qui semble dégager une dangereuse aura.

― À quoi tu joues ? souffle celui-ci en cherchant la réponse dans ses yeux.

― Je… à rien.

Non, ce n'est pas un jeu. Sacha se tient à l'écart, gardant juste quelques centimètres de vide entre leurs corps moites, et si Gabriel avait espéré qu'il saisirait l'allusion, rien ne semble encore gagné. Un sursaut de courage le pousse à replier une jambe pour glisser sa cuisse entre celles de Sacha ; celui-ci y répond d'un plissement d'yeux.

― Arrête.

― Pourquoi ? demande-t-il doucement en se décollant du mur.

Sacha l'y re-plaque aussitôt, utilisant son corps pour l'y maintenir cette fois-ci, et Gabriel ne manque pas de sentir qu'il n'est pas le seul à être excité par leur position. Cette découverte alimente sa détermination à poursuivre, et c'est avec un peu plus de confiance qu'il force sa jambe entre les siennes à nouveau.

― Arrête, répète Sacha. Je ne vais pas pouvoir me contrôler.

― Ne le fais pas, chuchote-t-il en frottant leurs cuisses ensemble.

― Pas comme ça, contre un mur, comme des bêtes…

― Pourquoi pas ?

Il n'a pas la patience d'aller ailleurs, de toute façon. La pièce déjà chaude n'est rien en comparaison de la chaleur qu'ils dégagent, irradiante, et lorsque Gabriel penche légèrement la tête, il remercie Sacha d'avoir laissé sa main derrière son crâne pour lui éviter un nouveau choc au contact brutal de ses lèvres. Si lui préfère garder les yeux ouverts, Gabriel choisit de fermer les siens, passant le relais à ses autres sens pour profiter de l'action.

Les baisers qu'ils échangent sont impatients, un peu maladroits, mais plus agréables que jamais. De sa seule main de libre, Gabriel vient caresser le flanc de son partenaire, ses doigts suivant sa courbe jusqu'à se poser sur la surface ronde d'une fesse. Sacha lui mord la lèvre lorsqu'il la serre, puis s'écarte pour laisser passer sa main entre eux. Gabriel n'a pas d'intérêt pour sa propre érection, dressée entre eux depuis suffisamment longtemps pour qu'il l'ignore, et glisse ses doigts au milieu des boucles blondes pour s'emparer de la récompense à son initiative.

Il n'a pas besoin de ses yeux pour la détailler sous toutes les coutures, mesurant sa largeur entre ses doigts, sa longueur d'un lent mouvement de poignet que sa peau souple accompagne à la perfection, et si le soupir que lâche Sacha entre deux baisers est une indication qu'il apprécie le geste, il ne va sûrement pas s'en priver.

Répéter la magie de ses doigts entraînés sur un autre n'est pas si difficile, bien qu'un trop-plein d'excitation tende à désordonner un peu ses gestes. Mais lorsque Sacha se colle contre lui, chair contre chair, un moment d'égarement le saisit. Il suffit d'une ondulation du bassin qui les frotte l'un contre l'autre pour qu'il comprenne ce que son partenaire attend ; écartant les doigts autant que possible, il encercle leur érection et s'y active avec toute la maîtrise qu'il a pu tirer de ses rares expériences passées.

Au murmure de Sacha lorsqu'il lui suce la langue dans sa bouche, il ne doit pas trop mal se débrouiller.

Le problème, c'est qu'après tout ce temps attendu, toutes ces soirées à ronger son frein en ne désirant que ça, il ne va jamais pouvoir suivre le rythme. Déjà, il sent les fourmillements familiers envahir son corps, et son incapacité à détourner son esprit de l'action va lui coûter une conclusion prématurée. Sacha le maintient toujours aussi fermement contre le mur, une main massant imperceptiblement son crâne tandis que l'autre lui bloque le poignet à hauteur d'yeux, le faisant se sentir comme un papillon cloué au mur.

Et il adore ça.

La première convulsion le prend par surprise et il bascule la tête en arrière en gémissant, inspirant autant d'air que possible pour calmer l'étourdissement qui s'empare de lui. L'orgasme le balaye de toute sa violence et c'est à peine s'il sent la main de Sacha glisser sur sa nuque pour venir gentiment encadrer le côté de son cou. Il se laisse docilement faire, penchant la tête pour accueillir ses lèvres sur les siennes, et halète jusqu'à retrouver un semblant de calme. Il n'a pas pour autant oublié pour quoi il est là ; ses doigts se resserrent autour du membre de Sacha et sa bouche se presse contre la sienne, impatient de le satisfaire à son tour.

Ce dernier lâche son poignet, qui retombe le long de son corps, et pose sa main sur la sienne pour la guider dans son mouvement. Gabriel calme son empressement, répétant avec application la façon dont il semble aimer être caressé, et ouvre les yeux lorsque Sacha met fin au baiser. Front contre front, ils s'observent en silence ; Gabriel mordille sa lèvre gonflée, le regard embué sous l'effet du plaisir, et plonge ses doigts dans les cheveux mouillés de Sacha pour étendre leurs zones de contact. Il ne l'a jamais trouvé aussi beau, aussi lumineux qu'à cet instant, si près de lui et si proche de se laisser aller, de lui montrer une nouvelle facette de lui qu'il meurt d'envie de découvrir. S'il était possible de se fondre en lui juste à la force du regard, ça ferait longtemps que Gabriel aurait fusionné avec ces magnifiques cellules pour se nicher dans son corps et ne plus jamais en sortir.

Soudain, Sacha passe un bras autour de sa taille et le plaque contre lui, bloquant ses mouvements par la même occasion. Il l'embrasse un instant, fébrilement, puis laisse sa bouche errer le long de son cou pour se poser au creux de son épaule. Une seconde, Gabriel se demande si ça va se passer maintenant, s'il va sentir deux mains lui soulever les cuisses et… mais au lieu de ça, Sacha se frotte dans son poing déjà glissant de sa substance. Il lui suffit de serrer un peu les doigts pour le sentir se figer, et plus que le faible grognement suivi de quelques spasmes, c'est la morsure de son épaule qui l'informe de l'accomplissement de son but. Il gémit doucement lui aussi, tentant de chasser son indicible envie de se mettre à genoux pour goûter au flot qu'il sent couler entre ses doigts, et lorsque Sacha écarte ses dents et son corps du sien, il se voit forcé de le libérer.

Le jet froid de la douche le fait sursauter, désagréablement. Sacha est face à lui, silencieux, et lorsqu'il cherche dans ses yeux la trace de satisfaction, de regret ou de colère qu'il ressent peut-être, il ne trouve rien. Des doigts effleurent le creux de son cou et une brève seconde avant qu'il ne quitte la douche, laissant Gabriel seul sous l'eau glacée, une lueur peinée assombrit son regard.

Ça n'a pas d'importance, pourtant. Il aurait pu lui faire mal, lui faire pire, déchaîner sa rage sur lui… ça n'a pas d'importance. Tout ce qu'il veut, c'est lui.

 

[1] Саша − Sacha, en russe

 

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