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-14. Shism
Pas de faute, personne à blâmer, ça ne veut pas dire que je ne désire pas […]
Ramener les pièces ensemble, redécouvrir la communication

Tool, 2001

 

Il y a des moments où l'on a l'impression de voir les choses pour la première fois, de finalement regarder ce qu'il y a devant soi et pas juste laisser le décor défiler. Ces moments où, malgré tout ce que l'on regrette, tout ce qui nous fait souffrir, on trouve le ciel plus bleu qu'ailleurs, l'air plus doux que dans ses souvenirs, et où on se rend compte que l'on est bien ici.

Que l'on peut aussi être bien, ici, ailleurs, grâce à d'innocents petits détails qui donnent envie de rester. La façon dont certains yeux sont posés sur soi, par exemple.

Ce n'est pas la première fois qu'il le voit dessiner, pas la première fois qu'il se fait lui-même dessiner d'ailleurs, mais l'impression reste toujours la même. Se sentir d'abord mal à l'aise, crispé, se demander à quoi on ressemble, quelle tête on fait… puis tout oublier, se détendre au son du crayon glissant sur le papier, à celui du vent qui siffle en s'engouffrant dans la pièce, et écouter le silence, les battements de son cœur. Regarder dans ces yeux gris, braqués sur lui avec une insistance presque oppressante, juste assez longtemps pour capter leur attention et provoquer une légère rougeur sur ses joues avant qu'il ne se reporte sur le dessin. Puis rire, doucement, et se laisser aller.

Gabriel ne l'a pas empêché d'allumer une cigarette, ses doigts trop longtemps immobiles le démangeant de tenir quelque chose. Heureusement qu'il fait assez chaud pour qu'il reste dehors, appuyé contre la rambarde métallique du petit balcon qui borde la chambre, fasciné par la course des nuages en cette douce matinée printanière. Gabriel n'a pas dit un mot depuis plus d'une heure et bizarrement, ce silence est plutôt agréable. Il lui rappelle celui qui les accompagnait il y a longtemps, lorsqu'ils marchaient ensemble le matin, bien avant d'être plus que de simples amis. Et cette électricité qui passait entre eux, il n'a même plus besoin de s'approcher pour la sentir, s'étirant d'un corps à l'autre comme un filament de lumière.

Lullaby trottine dans la pièce, tentant d'abord de déconcentrer son maître assis en tailleur au sol, sans succès. Il vient alors s'attaquer à Sacha, se dressant sur ses pattes arrière pour s'appuyer contre sa jambe et miauler bruyamment. Sans réfléchir, il se penche et l'attrape de sa main libre pour le faire grimper sur son torse, les pattes avant et la tête posées sur son épaule tandis qu'il soutient son postérieur. La fascination de l'animal pour le paysage extérieur dure assez longtemps pour que Gabriel crayonne à toute vitesse la scène en souriant, et le départ de Lullaby vient ponctuer la fin de la séance.

― Ça va ? demande Sacha en jetant son mégot dans une haie en contrebas avant de le rejoindre.

― Mmm… mal au poignet, grogne Gabriel en s'allongeant par terre au milieu de son matériel.

Il s'accroupit à ses côtés et attrape délicatement le bloc pour regarder le résultat de la matinée : bien que l'ensemble ne soit que traits blafards et crayonné approximatif pour le moment, il reconnaît sa silhouette et celle de Lullaby, figées au centre d'une fenêtre au paysage incertain.

― Tu vas le finir plus tard ?

― Je vais le reproduire en grand sur une toile, ce sont juste les traits et les ombres dont j'ai besoin pour me repérer.

― Tu vas le peindre, alors ?

― Je n'en sais rien encore. Il faut que j'aille acheter du matériel cet après-midi, de toute façon. Mais moi et la peinture…

― Je suis sûr que ça sera très réussi, le coupe-t-il avec le sourire.

Gabriel émet un petit rire peu convaincu mais le remercie tout de même du bout des lèvres, comme à son habitude plus embarrassé que flatté par les compliments. Mais cela n'a pas d'importance, il ne compte pas cesser de lui en faire pour si peu.

― Il faut que je passe au magasin, annonce Sacha en s'étirant langoureusement. Armand veut me montrer comment remplacer une des pièces du piano et je lui ai promis de venir pour quelques heures.

― J'irai acheter mes fournitures pendant ce temps, ce sera fait.

Il acquiesce et le laisse ranger un peu sa chambre, enfilant un gilet par-dessus son tee-shirt pour se protéger du vent qui souffle encore au-dehors. Gabriel le rejoint quelques minutes plus tard, chaussant ses habituelles bottines noires avant de se préparer à sortir, et il se permet de le retenir une seconde, le temps d'un bref baiser. Le regard que son ami lui renvoie est troublé mais il ne dit rien pour autant. La caresse des doigts de Sacha sur sa mâchoire le fait frissonner et il se retourne, ouvrant la porte sur un monde de couleurs scintillantes que le soleil éblouissant fait exploser devant leurs yeux.

Leur trajet ensemble est court, trop pour que Sacha en garde le moindre souvenir. C'est presque avec surprise qu'il lève les yeux sur l'enseigne du magasin, comme s'il avait surgi devant lui par magie, et cette même surprise s'affiche sur le visage d'Armand en le voyant entrer.

― Déjà là ? s'étonne agréablement celui-ci en lui faisant signe de le suivre dans l'arrière-boutique.

― Tu veux que je repasse plus tard ?

― Non, maintenant c'est parfait. Je pensais que tu serais peut-être occupé, c'est tout.

― Mais, j'avais promis…

Armand se retourne avec un grand sourire et franchit les quelques pas qui les séparent pour lui passer un bras autour des épaules.

― J'ai tendance à oublier que contrairement à un adolescent moyen, tu respectes réellement tes promesses, plaisante-t-il.

Sacha lui pince affectueusement le bras avec une fausse expression vexée, qui ne manque pas de le faire rire.

― C'est agréable de te voir d'aussi bonne humeur, constate Armand en ôtant le drap du piano auquel ils vont se consacrer. Dire qu'il y a quelques semaines, j'avais trop peur que tu m'étrangles à la moindre mauvaise blague…

― Je ne t'aurais pas… ! s'indigne-t-il aussitôt.

― Je sais, je sais, c'est juste pour dire à quel point ta mauvaise humeur était contagieuse. Alors qu'aujourd'hui, tu as l'air de flotter sur un petit nuage… est-ce que je devrais t'arracher des aveux ?

― Des aveux à propos de quoi ?

― À toi de me le dire.

Il sourit et secoue la tête ; il n'a rien à avouer. D'ailleurs, si Armand ne lui avait pas fait la remarque, il ne se serait même pas rendu compte qu'il était si joyeux. Il faut dire qu'il n'a aucune raison de ne pas l'être, dans le fond. Là où tout lui avait semblé tellement compliqué il y a peu, la pelote de nœuds semble désormais filer sans problème entre ses doigts. Bien que les rares visites à sa mère l'affectent toujours autant, savoir qu'il y a quelque chose qui l'attend à l'autre bout du fil suffit à lui donner envie de continuer. Plus besoin de se battre, plus besoin de faire semblant… même les cours semblent aller mieux, depuis qu'il sait qu'il a passé ses derniers examens avec une moyenne relativement juste, mais la moyenne tout de même.

― Ça va avec Gabriel ? demande Armand en installant deux tabourets devant le piano.

― Hum hum.

Il ne peut décemment pas lui dire à quel point ça va, avec Gabriel. Ça n'a pas été facile, pourtant, et Armand a souffert autant que lui du mauvais karma que l'attitude de son ami a répandu autour d'elle. Mais l'effort en valait la peine ; il se rend finalement compte que ce que Gabriel voulait, ce n'était pas si compliqué, pas aussi perturbant qu'il l'aurait cru. Malgré ce qu'il peut en dire ou en penser, créer ce genre de lien avec un autre garçon n'est pas aussi anodin qu'il y paraît. Ça n'avait été qu'une solution de facilité au départ, un sacrifice motivé par la nécessité de sauver la santé mentale − et physique − de Gabriel, du moins c'est ce dont il a voulu se persuader. L'excuse de l'éloigner de la tentation… une bonne excuse, disons, mais il ne la regrette pas. Si cela a suffi pour lui ouvrir les yeux sur ce qu'il pouvait vraiment y gagner, alors ça en valait la peine.

Il faut dire qu'il n'avait pas vraiment réfléchi à tout, sur le coup. Se limiter à quelques bisous pour capter l'attention de Gabriel, c'est sûrement un premier pas sur le court terme, mais et après ? S'il ne faisait rien, il devrait relâcher la bride et le laisser aller voir ailleurs ; et rien qu'à cette pensée, il n'a pas mis longtemps à se décider. Il ne s'explique pas ce sentiment de possessivité que Gabriel lui inspire, cette irrépressible envie de l'avoir toujours dans son champ de vision et de l'empêcher d'approcher quoi que ce soit, ou qui que ce soit, pouvant lui faire du tort. Mais elle est là, bien présente, et lui céder semble irrémédiable.

Le souvenir d'un certain baiser lui revient en mémoire et il sent ses joues chauffer à cette pensée ; il n'a pas exactement voulu que ça arrive mais une fois que Gabriel s'est avancé dans ses bras, collé tout contre lui, il n'a pas pu résister à l'envie d'aller un peu plus loin, de voir ce que ça ferait.

Il n'a pas été déçu.

Sentir ce corps chaud contre lui, ces lèvres douces mais puissantes, cette langue curieuse, impatiente… c'était parfait. Et tout ça, ce mélange de force et de fragilité, l'aisance avec laquelle il retournait son étreinte et les murmures qui résonnaient dans sa gorge, ça l'avait excité. Jamais il n'avait été excité ainsi par un baiser, et jamais il n'aurait cru l'être avec un autre garçon.

Jamais il n'aurait imaginé le faire, mais même si ç'avait été le cas… il n'aurait pu espérer en trouver un aussi charmant.

― … pense qu'il faudra faire attention aux moulures… Eh, tu m'écoutes là ? À quoi tu penses ? Tu rougis.

― À rien, pardon. Tu disais ?

Aux vues du petit sourire espiègle qu'Armand lui fait, il ne doute pas une seconde du genre de pensées qui l'a traversé pour avoir autant l'air dans la lune. Sacha le remercie silencieusement de ne pas pousser la curiosité jusqu'à lui demander de qui il s'agit, et se montre attentif à son discours sur le minutieux ponçage qui les attend, du moins jusqu'à ce que le bruit de la clochette l'interrompe à nouveau.

― J'y vais, propose Sacha en se levant.

Son sourire de circonstance en devient un réel lorsqu'il aperçoit Vanessa dans la boutique, les mains dans les poches de son épais manteau crème sous lequel elle porte une longue robe d'un vert sombre, contrastant agréablement avec le roux de ses cheveux qu'elle a enroulés en spirales de chaque côté de sa tête.

― Bonjour, dit-il en s'avançant pour lui faire la bise.

― Je ne dérange pas ?

Elle sourit lorsqu'il secoue la tête et le suit à l'arrière du magasin, où Armand est en train de fouiller dans une caisse à outils.

― Bonjour ! lance gaiement Vanessa en s'approchant.

Armand se cogne la tête contre une étagère en se redressant brusquement et Sacha doit se mordre la lèvre pour ne pas rire de sa tête, aussi rouge qu'une pivoine, alors que la jeune femme lui tend la joue pour qu'il la salue.

― Vous ne vous êtes pas fait mal ? demande-t-elle en effleurant le côté de son crâne qui a heurté le bois.

― Hum, euh… non, ça va.

Armand semble déboussolé un instant, cherchant des yeux ce qu'il est censé faire, et ses ceux-ci s'illuminent finalement à la vue du piano contre lequel Sacha est appuyé.

― Ah ! Le piano… on allait commencer à installer les nouvelles pédales, mais je crois qu'il faudrait poncer un peu le bois irrégulier du pied. Vous voulez rester ?

― Je veux bien, oui, et on peut se tutoyer. Je ne suis pas encore assez vieille pour qu'on me traite comme une dame…

― Ah… d'accord, comme tu veux.

Armand s'applique alors à leur expliquer les étapes pour procéder dans les règles et Sacha se met à la tâche avec lui, sous l'œil intéressé de Vanessa qui ne manque pas de les distraire de questions et de remarques amusantes. Il ne commente pas le fait que son ami semble en faire un peu trop pour l'impressionner, quelque part rassuré de le voir s'éloigner de la vie de moine qu'il prônait il y a peu.

Bien sûr, les relations amènent leur lot d'ennuis, mais certains en valent la peine, non ? Surtout que la jeune femme ne semble pas refuser l'attention…

Deux heures ont déjà passé lorsqu'ils s'attaquent à la partie technique et au moment même où Armand se coince par mégarde les doigts dans un tiroir, Sacha se plante un éclis dans le pouce, qui s'enfonce assez loin pour en tirer un petit filet de sang. Riant de leur maladresse, Vanessa part chercher la trousse de secours pour mettre de la pommade sur les doigts bleuis de l'un et un pansement sur le celui de l'autre, après avoir soigneusement désinfecté.

― Et voilà, dit-elle en embrassant son pouce comme à un petit enfant pour faire passer le mal.

Sacha rit avec elle de la naïveté du geste mais un bruit le surprend, semblable à un buffet que l'on cogne sans faire exprès. Il retourne rapidement dans la boutique, surpris qu'un client soit entré sans qu'ils l'aient entendu, mais celle-ci est vide. Il aperçoit cependant une veste, posée négligemment sur le comptoir, et moins d'une seconde lui est nécessaire pour la reconnaître.

Bien qu'il soit toujours en tee-shirt et en jean, le tout recouvert d'une bonne dose de poussière et de sciure, il sort avec précipitation du magasin et court en direction de la rue principale. En trois foulées, il a rattrapé Gabriel et arrête brusquement son pas pressé d'un bras passé autour de la taille.

― Gabriel ! s'exclame-t-il lorsque celui-ci se dégage brutalement.

L'intéressé se retourne et il remarque clairement la colère qui assombrit son visage, rendant ses yeux plus noirs que gris à cet instant. Sans réfléchir, il lui saisit le bras et l'attire dans le renfoncement le plus proche, à l'abri des regards indiscrets.

― Qu'est-ce qui se passe ? demande-t-il en se plaçant de telle sorte à l'empêcher de fuir.

― Tu… cette fille ! s'exclame Gabriel sur un ton énervé bien que chuchoté. C'est celle du concert, hein ?

― Oui, et ?

― Et ça fait longtemps que vous vous voyez ? Dire que je croyais que tu bossais…

― Arrête, de quoi tu parles ? Elle est venue pour son piano…

― Comme par hasard.

― Non, pas comme par hasard. C'est Armand qui a parlé des pianos qu'il a ramenés de Prague à son chef d'orchestre et elle en cherche un, alors elle est venue voir et il lui a proposé d'assister aux rénovations.

― C'est pour ça qu'elle t'embrassait ?

L'énervement qu'il ressent face à la colère injustifiée de Gabriel est en train de se transformer en une incrédulité sans fond. Une scène de jalousie, juste pour ça ?

― Le doigt, Gabriel ! Elle a fait ça pour plaisanter… tu ne vas pas être jaloux pour ça ?

― Pour quoi, alors ? Manu ne m'a pas touché la dernière fois et ça ne t'a pas empêché d'être jaloux.

― Je n'étais pas…

Il se mord la langue pour ne pas finir cette phrase et fait l'effort de penser calmement à ce que son ami vient de dire. S'il l'avait vu passer du temps avec Manu… peut-être qu'il n'aurait pas mieux réagi.

― Excuse-moi, soupire-t-il en posant ses mains sur les bras de Gabriel. C'est vrai, j'aurais dû te dire que Vanessa serait là, je n'y avais pas pensé. Mais vraiment, il n'y a pas de raison que tu t'en fasses… Armand l'occupe déjà assez pour deux.

La note d'humour n'a pas l'air de l'atteindre mais il sent tout de même Gabriel se détendre un peu à son contact.

― Je n'aime quand même pas trop ça…

― Je vais travailler avec elle pendant plusieurs mois, tu sais. Tu ne veux pas plutôt venir lui dire bonjour ? Elle est très gentille.

Gabriel prend un air dubitatif mais il le supplie du regard, croisant les doigts pour que sa technique soit plus efficace que de s'engager dans une joute verbale sans intérêt.

― Tu as laissé ta veste au magasin, lui fait-il remarquer pour appuyer ses dires.

La surprise qu'affiche Gabriel lui provoque un sourire et il ne peut s'empêcher de glisser ses doigts sur sa nuque pour l'attirer à lui, pressant un court instant ses lèvres contre les siennes avant de reculer dans la rue.

― Tu viens ?

Il commence à avancer en direction de la boutique et Gabriel finit par le suivre à contrecœur, traînant des pieds derrière lui jusqu'à ce qu'ils soient à nouveau à l'intérieur. Sacha le tire alors doucement par la manche, l'entraînant jusqu'à l'atelier où Armand et Vanessa sont occupés à discuter, une tasse de café à la main.

― Gabriel, je te présente Vanessa, dit-il en les poussant l'un vers l'autre.

La jeune femme sourit et lui fait la bise sans attendre, pas le moins du monde impressionnée par le masque inexpressif qu'a choisi de porter Gabriel une fois de plus.

― Je crois qu'on en a assez fait pour aujourd'hui, lance Armand avec un sourire complice. Vous devriez rentrer, j'allais justement proposer à Vanessa de la raccompagner chez elle.

― C'est gentil mais je n'habite pas loin, je peux marcher, conteste-t-elle en reposant sa tasse.

― Je dois faire quelques courses de toute façon, on peut peut-être partager un bout de chemin ?

Elle sourit de son insistance et Sacha secoue doucement la tête à l'intention d'Armand, qui lui fait un clin d'œil discret avant de le chasser d'un petit signe de la main. Il salue à son tour Vanessa, lui souhaitant un bon week-end, et part à la suite de Gabriel qui l'attend veste à la main dans l'entrée.

― Est-ce que tu as acheté tout ce qu'il te faut ? demande-t-il pour lui changer un peu les idées.

― Oui… je vais essayer de peindre un peu, pour voir. Mais je pense que le faire au fusain serait plus raisonnable pour l'instant.

― Tu me montreras les deux ?

― Si tu veux.

Ces quelques mots suffisent à dérider légèrement son ami, assez pour que sans être ouvertement jovial, il perde cette rudesse qu'il réserve habituellement aux étrangers. Sacha fait même l'effort de garder leurs coudes ou épaules en contact tout le long du trajet, offrant à travers sa présence silencieuse un apaisement de l'irritation de son susceptible compagnon.

 

Si la vieille voiture grise, garée près de la haie bordant la propriété de Gabriel, n'attire pas plus que ça son attention, elle pique cependant la curiosité de son ami qui la contourne pour venir s'appuyer au rebord de la fenêtre ouverte côté conducteur.

― On dirait un vieux détective en mission, la discrétion en moins, plaisante Gabriel en regardant l'expression de Christophe passer de l'étonnement au dépit.

― C'est malin de me faire peur, grogne-t-il en le poussant pour sortir.

― Ça fait longtemps que tu squattes devant chez moi ?

― Non. T'étais où ?

Gabriel ignore la question tandis qu'il se dirige vers sa maison, les clefs à la main et prêt à rentrer chez lui. Le regard de Sacha passe de lui à Christophe, toujours debout près de son véhicule, puis il décide de suivre son ami à l'intérieur sans trop se poser de questions. Ce que fait Chris ici, ce n'est pas son problème. Leur dernière conversation lui a laissé un goût plus qu'amer sur la langue ; lui qui l'avait incité à veiller sur Gabriel, à se sacrifier pour lui, a finalement dénigré ses efforts d'une colère injustifiée.

Si c'est une affaire de fierté, eh bien il peut se la garder ; lui garde Gabriel, et lorsqu'il se rendra compte du ridicule de son attitude, peut-être consentira-t-il à faire un effort pour s'excuser.

― Vous rentrez ou quoi ? s'impatiente leur hôte dans l'entrée grande ouverte.

― Attends, hum…

Chris se tourne vers Sacha, l'air hésitant, puis se masse la nuque avec embarras.

― Ce que j'ai dit la dernière fois, commence-t-il, c'était un peu… déplacé.

L'intéressé hoche la tête sans un mot, curieux de la suite.

― Ce n'est pas que je doute… enfin si, en fait, mais ce n'est pas ma place de faire ce genre de réflexion, alors…

― Tu t'excuses qu'on en finisse ? grogne Gabriel depuis le hall.

― Ouais, je m'excuse. Désolé.

Il lui tend la main et Sacha s'en saisit, brièvement, pour lui montrer que si ces excuses sont entendues, il ne lui a pas pardonné pour autant. Christophe sur les talons, il rejoint Gabriel à l'intérieur, ne manquant pas d'embrasser celui-ci au passage pour rappeler à leur invité à quelle place il se trouve, et peut-être aussi pour lui montrer que son avis ne lui importe absolument pas.

Chris ne réagit pas à ce geste et baisse la tête pour ôter ses chaussures, comme si de rien n'était.

― Il est un peu tôt pour manger, marmonne Gabriel pour lui-même. Il y a ce foutu devoir d'anglais à rendre…

— Si tu dois bosser, je peux rentrer, dit Chris en dansant d'un pied sur l'autre.

— Non, c'est bon, ça peut…

La sonnerie du téléphone l'interrompt en plein milieu de sa phrase et après un bref instant d'hésitation, il part prendre l'appel en lâchant un soupir. Sacha se dirige vers la cuisine, ouvrant la porte vitrée qui mène au jardin pour s'asseoir sur les marches de la petite terrasse de béton. Il ne fait pas mine de s'intéresser à Chris, qui l'a accompagné jusque là, mais lui propose tout de même une cigarette après avoir allumé la sienne.

— Tu ne devrais pas fumer, réplique celui-ci en refusant son offre.

— Il y a beaucoup de choses que je ne devrais pas faire.

Le jardin ensoleillé est étonnamment paisible en cet après-midi, avec ses arbres immobiles et l'herbe figée sous les rayons de lumière qui la rendent plus verte que jamais. Lullaby est allongé en plein soleil, la queue battant faiblement la mesure tandis qu'il surveille du coin de l'œil les mouvements de chaque habitant discret de la propriété, du plus petit oiseau à la silhouette furtive d'un chat du quartier dont l'audace le pousse à apparaître parfois en haut d'un muret pour mettre à défi le tenant des lieux de l'en chasser. Dire qu'il y a quelques mois, l'animal n'était qu'une faible créature chétive, sûrement vouée à la mort, et qu'à présent il défend son territoire avec toute la vigueur d'un jeune chat bien nourri.

Il a définitivement bien fait de le laisser ici, avec Gabriel. Il n'aurait pas pu choisir de meilleur endroit pour vivre.

— Tu m'en veux ? demande subitement Christophe.

Sans tourner la tête, il le regarde du coin de l'œil, mais le jeune homme a gardé les yeux fixés sur le paysage devant lui.

— Je ne sais pas.

La réponse est un peu facile mais il n'a rien d'autre à lui offrir pour le moment. S'il lui en veut… il se moque un peu de ce qu'on peut penser de lui, dans le fond, alors ce n'est pas comme s'il entretenait une rancune personnelle envers Christophe. Ce qui le gêne surtout, c'est qu'il puisse dire ce genre de chose à Gabriel, celui auquel il est dévoué et qu'il protège depuis si longtemps, tout en sachant que ça allait le blesser. Sacha avait eu l'impression qu'il ne voulait que son bonheur depuis le début, mais depuis quelque temps, il se demande s'il ne cherche pas simplement à l'éloigner de tout pour le garder attaché à lui.

Se comporter comme un frère est une chose, mais entraver la vie d'un ami en est une autre. De quoi pense-t-il pouvoir protéger Gabriel, en se rebiffant à la moindre de ses actions ? De trouver un peu de bonheur ?

— Je ne comprends pas pourquoi tu as réagi comme ça, avoue-t-il en exhalant une longue bouffée de fumée.

— J'étais juste surpris…

Sacha lui lance un bref regard dubitatif.

— Ok, peut-être que j'étais un peu plus que surpris. Merde, la dernière fois, tu me fais ton speech comme quoi les mecs ne t'intéressent pas et que tu ne veux pas sortir avec Gaby, et je vous trouve à vous lécher la glotte une semaine plus tard ! Admet que ça fait un choc, tout de même.

— À nous quoi ?

— Vous embrasser, rectifie Christophe sur un ton un peu agacé.

— Je ne vois pas où est le problème que je change d'avis, répond-il calmement.

— Le problème, c'est que je me demande à quel moment tu vas à nouveau changer d'avis. Et là, c'est moi qui devrais recoller les morceaux lorsque Gabriel sera complètement effondré.

— Donc, tu crois que s'il reste seul, ça lui évite d'être blessé plus tard ? Étrange raisonnement.

— Ce n'est pas…

Christophe se mord la langue avant de finir sa phrase et il le laisse ruminer ses pensées en silence quelques secondes.

— Ouais, c'est peut-être con comme raisonnement, mais j'ai pas mieux pour l'instant. Il est fragile et je ne veux pas qu'on lui fasse du mal, ni qu'on se serve de lui pour décider de la justesse de son orientation sexuelle.

— Je ne me sers de lui pour rien du tout, remarque sèchement Sacha.

— Je ne suis pas censé…

— Et il n'est pas si fragile que ça, le coupe-t-il. Tu crois qu'il n'est pas capable de se débrouiller mais il sait très bien ce qu'il veut et comment l'avoir.

— Il sait très bien faire n'importe quoi, aussi ! Ne commence pas à me dire ce que je dois faire ou non alors que tu le connais à peine…

— Je ne te dis pas ce que tu dois faire, ni qu'il n'a pas besoin qu'on le remette parfois à sa place. Ce n'est pas pour ça que tu ne dois pas le laisser vivre ni lui faire confiance, non plus.

— Si tu savais ce que je sais, tu ne dirais peut-être pas ça.

Malgré l'air détaché qu'il se donne, les derniers mots de Christophe ont touché une corde sensible ; qu'est-ce que Gabriel lui cache, qui soit assez important pour que même son meilleur ami agisse ainsi ?

Avant qu'il n'ait le temps de poursuivre sa réflexion, l'intéressé apparaît soudain auprès d'eux et sans un mot, se penche pour saisir le paquet de cigarettes posé sur le sol. Sacha le regarde en prendre une et l'allumer, l'air étrangement vide, puis se diriger vers le centre du jardin sans leur jeter le moindre regard. Christophe réagit aussitôt, se levant dans le but de le rejoindre pour savoir ce qui ne va pas, mais il le prend de vitesse ; ignorant le grognement mécontent de son camarade, il s'avance à grands pas jusqu'à la petite zone d'ombre où se tient Gabriel, occupé à respirer à travers sa cigarette comme si une surdose de nicotine pouvait le sortir de sa torpeur.

Annoncer sa présence ne lui semble pas vraiment nécessaire ; bien que l'esprit de Gabriel soit ailleurs, il n'a sûrement pas manqué de le remarquer. Aussi, il passe juste un bras autour de sa taille en signe de réconfort silencieux, et profite d'une expiration pour retirer le stick d'entre les lèvres de Gabriel, le forçant à respirer de l'air pur à nouveau.

— C'est ma mère, dit-il tout bas en gardant son regard fixé dans le vide.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Elle rentre demain. Elle a quitté son boulot.

— Pourquoi ?

— Ne pas gâcher son potentiel…

Sacha se mordille inconsciemment la lèvre, ne sachant pas trop quoi répondre. Compte tenu de la haine que Gabriel ne se gêne pas d'exprimer à l'égard de ses parents, il comprend le choc que lui cause cette nouvelle, mais le conforter dans son idée que la présence de sa mère est une mauvaise chose reste difficile pour lui. Une présence, même si elle n'est pas toujours désirable, c'est toujours mieux que pas de présence du tout…

— Elle va rester, chercher du travail ici. Elle. Va. Rester. Ici.

Gabriel répète lentement sa phrase, comme pour en mesurer toute la portée, et Sacha ne peut s'empêcher de le tirer à lui pour l'enlacer à la vue de son air désespéré.

— Ça va aller, chuchote-t-il en caressant doucement son dos. Ça va bien se passer, ne t'en fais pas…

— Ça ne va pas bien se passer, je le sais. Je le sais .

Gabriel se presse contre lui et il le serre un peu plus fort, partagé entre l'inquiétude de le voir aussi pessimiste et l'agréable sensation de son corps contre le sien. Sa tête posée sur son épaule expose son cou aux yeux de Sacha, qui ne peut s'empêcher d'y poser les lèvres pour goûter à cette irrésistible blancheur. Son contact fait frémir Gabriel, l'incitant à continuer ses baisers le long de son épaule, et ce n'est que lorsque ce dernier s'écarte qu'il troque sa cible pour une jolie paire de lèvres.

— Merci, souffle Gabriel en fermant les yeux, léchant ses lèvres après leur court mais non moins plaisant baiser.

— Ne t'inquiète pas trop.

— Je vais essayer.

Ayant retrouvé un niveau de conscience acceptable, Gabriel fait demi-tour pour rejoindre Chris, qui ne les a pas lâchés une seconde du regard, les sourcils froncés. Sacha traîne délibérément des pieds pour les laisser parler tranquillement quelques instants, peu enclin à participer à leur petit moment. Cette affection étrange que porte Christophe pour Gabriel, un peu trop forte pour de l'amitié et pas assez pour de l'amour, qu'il admirait il y a peu, a depuis plutôt tendance à l'agacer. Surtout lorsque Chris ne se gêne pas pour lui rappeler qu'il était là avant, qu'il le connaît mieux que lui et qu'il sait mieux que lui ce qui est bien pour Gabriel – ce dont il ne fait visiblement pas partie. Il était pourtant bien content de le trouver lorsqu'il avait besoin d'aide pour sortir Gabriel de sa folie, et maintenant qu'il s'investit réellement… il devient indésirable.

Un soupir lui échappe à la pensée qu'il est en train de se prendre la tête pour quelque chose d'aussi futile que l'avis de quelqu'un d'autre. Si encore c'était celui de Gabriel, ou d'Armand… mais là, ça n'en vaut vraiment pas la peine.

― Tu pourras toujours venir à la maison, répond Christophe à une question que Sacha n'a pas entendue.

― Chez moi aussi, même si c'est tout petit, ajoute-t-il en lui posant une main sur l'épaule. Tu veux que je fasse à manger ?

― Laisse, je m'en charge, lui assure Gabriel en le précédant à la cuisine.

Comme il l'espérait, la distraction lui fait oublier pour quelque temps sa rancœur et ils mangent ensemble au salon, affalés sur le canapé comme des adolescents dignes de ce nom en regardant la dernière émission idiote en date que MTV diffuse.

Lullaby fait son apparition au milieu des restes de nourriture, s'attirant une claque sur le museau pour avoir tenté d'en avaler certains, puis piétine gaiement ses maîtres en vue de s'installer sur le dessus du canapé, imitant avec succès la position d'une loque vivante. Gabriel en profite lui aussi pour s'étaler, se rapprochant petit à petit de Sacha, jusqu'à ce que celui-ci finisse par lui passer un bras autour de la taille pour qu'il pose franchement sa tête dans le creux de son épaule.

Machinalement, Sacha glisse ses doigts sous le t-shirt pour les poser sur son ventre, absorbant sa chaleur en même temps que les sensations. La peau est douce contre sa main, recouvrant la chair tout juste moelleuse des flancs et d'une fermeté impressionnante le long des tablettes abdominales ; il en suit lentement le contour, s'arrêtant une seconde sur le nombril plat qui s'y trouve, puis effleurant l'arrondi qui marque le dessous de ses pectoraux. Gabriel, qui n'a pas cessé de frémir durant son exploration − visiblement plus chatouilleux qu'il ne le pensait –, l'arrête avant qu'il ne remonte trop haut. Ses doigts viennent s'entrecroiser aux siens et il ramène sa main sur son ventre, l'empêchant ainsi de le torturer outre mesure.

― Je devrais rentrer ce soir, chuchote Sacha au creux de son oreille.

― Je suppose que ce serait mieux…

Gabriel penche un peu la tête vers l'arrière, captant son regard, et il devine sa réticence derrière ces paroles que la raison lui a dictées.

― On se voit demain pour aller en cours, je passerai devant chez toi comme d'habitude.

― Je sais. Il va falloir que je range un peu la maison ce soir, de toute façon.

― Besoin d'aide ? demande Christophe.

Ils reportent aussitôt leur attention sur lui, qui écoutait apparemment leur conversation, et Gabriel répond d'un signe de tête négatif avant de se redresser, écartant par la même occasion la main toujours posée sur son ventre.

― Vous devriez y aller, il fait déjà nuit, soupire-t-il en se levant pour débarrasser la table du salon.

Sacha prend le relais le temps qu'il salue Chris, s'affairant à laver le peu de vaisselle qu'il y a pour ne pas entendre celui-ci insister pour l'aider. Ça ne sert à rien de lui faire remarquer qu'il est déjà là pour ça, cela ne ferait qu'envenimer les choses entre eux, et ce n'est pas ce qu'il faut pour l'instant. Gabriel ne va sûrement pas digérer de si tôt la présence constante de sa mère à domicile ; pas besoin d'en rajouter en entamant une guerre froide avec son meilleur ami.

Ainsi, mieux vaut garder le silence et ne pas choisir de camp. Gabriel est assez grand pour prendre ses décisions, et lui aussi. Il n'aura pas plus de rancune envers Christophe qu'il ne lui montrera de compassion, donc qu'il reste ou non, cela ne change pas grand-chose au final.

Ce n'est sûrement pas ça qui va l'empêcher d'agir comme il en a envie avec Gabriel.

― Je n'arrive pas à croire qu'elle ait quitté son job sur un coup de tête, soupire ce dernier en revenant seul à la cuisine.

Sacha s'essuie les mains sur un torchon avant de lui passer un bras autour de la taille.

― Ça va peut-être bien se passer, si vous vous habituez à vivre ensemble. Vous ne vous connaissez pas vraiment…

― Elle n'a pas fait d'efforts pour me connaître, c'est le moins qu'on puisse dire.

― Toi non plus, si ?

Le regard noir de Gabriel le dispense de continuer sur sa lancée et il préfère amener le sujet ailleurs, sur son sac laissé à l'étage par exemple, et ils rejoignent ensemble la chambre de Gabriel pour qu'il y récupère ses affaires.

― À demain ?

― Ok, à demain.

À peine retourné pour prendre le chemin de l'entrée, Gabriel le retient par la manche et s'avance pour l'embrasser brièvement, trempant tout juste ses lèvres dans la chaleur des siennes.

― Tu vas me manquer, avoue-t-il en évitant soigneusement son regard.

Sacha sourit, touché par la confession, et plutôt que de la retourner choisit de lui montrer comment exprimer ça plus simplement : il pose ses mains de chaque côté du cou de Gabriel et l'attire à lui pour un réel baiser, pressant son corps contre le sien et réclamant l'entrée de sa bouche du bout de la langue.

S'il avait pris le temps de réfléchir, il se serait sans doute demandé si c'est une bonne idée d'être encore une fois celui qui initie, de ne plus avoir l'excuse de la curiosité pour justifier ses actes et s'il ne va pas une nouvelle fois devoir se confronter aux questions de Gabriel, pour lesquelles il n'a toujours pas réponse ; il pourrait bien plaider vouloir vérifier que ça marche à chaque fois, la petite vague d'excitation qui le parcourt dans ces moments d'intimité surréels, mais ce serait sûrement la porte ouverte à toutes sortes d'autres comparaisons.

Heureusement, il ne s'est pas donné cette peine. C'est donc conscience éteinte qu'il se laisse envahir par la chaleur de Gabriel, glissant sa langue dans un antre de moiteur étrangère dont les saveurs lui provoquent d'agréables fourmillements jusqu'au bout des doigts. Il n'aurait jamais imaginé qu'on puisse être aussi près de quelqu'un sans suffoquer, aussi pris par une étreinte au point de ne plus savoir où l'on se trouve ou quel jour on est ; encore moins que quelqu'un puisse l'embrasser de cette façon, le submerger de passion en suçant sa langue de façon si délicieuse que ça en devient presque obscène. Il sent que cette force-là serait capable de le plaquer au mur, de l'entraîner dans sa folie et de lui faire toutes sortes de choses indicibles.

Et Dieu sait si ce serait tentant de lui céder.

Pourtant, il finit par s'extraire du baiser, mettant fin à un instant un peu trop long d'abandon, et ignore ses instincts pour reprendre une contenance acceptable devant Gabriel. Celui-ci a reculé de quelques pas, sans toutefois lâcher le dos de son tee-shirt, et ses yeux troubles en disent long sur ce à quoi il aurait bien cédé lui aussi.

― Je dois rentrer, lui rappelle-t-il en se raclant doucement la gorge.

Gabriel sort de sa transe et bredouille une excuse avant de le libérer, faisant mine de chercher quelque chose des yeux pour retrouver son calme.

― Tu n'étais pas… obligé, souffle-t-il tout bas en tapotant rêveusement ses lèvres gonflées.

― Heureusement que je ne suis pas obligé, répond Sacha avec un sourire, ponctuant sa phrase d'un petit baiser d'au revoir. C'était… excitant, non ?

Au moins autant que de voir ses joues rosir pour quelques mots. Mais lorsque Gabriel lève la tête et lui lance ce regard, assez intense pour faire passer l'obscénité du baiser pour une simple comptine, assez pour que la pulsation de son cœur − ou d'autre chose − résonne un peu trop fort dans son organisme, il décide de couper le lien pour de bon avant d'oublier ses bonnes résolutions.

Gabriel reste dans sa chambre alors qu'il rejoint le hall, et de là la sortie, et toute la volonté du monde est nécessaire pour qu'il se retienne de penser à ce qu'il va sans doute y faire en son absence. Heureusement, la fraîcheur nocturne le distrait suffisamment pour qu'il se concentre sur la route à suivre, le chemin à parcourir, et même qu'il passe en revue ses devoirs de la semaine qu'il a déjà effectués.

C'est presque rendu à son immeuble qu'il sent une présence près du sentier, insuffisante pour qu'il s'en inquiète, du moins jusqu'à ce qu'une voix le fasse frémir :

― Il est bien tard pour rentrer seul chez soi…

La tonalité sifflante de celle-ci la rend désagréable, mais il ignore tout de même le commentaire. Ce n'est pas la peine de chercher les ennuis.

― On ne t'a jamais dit de te méfier des coins sombres ?

― Qu'est-ce que tu veux ? gronde-t-il en s'arrêtant, trop agacé pour continuer sans réagir.

― Rien, je te préviens seulement. Ce n'est pas sûr de traîner aussi tard…

Il repère la source du discours à quelques pas de là, masquée par l'ombre d'une voûte d'immeuble, et traverse une passerelle de béton pour s'en approcher. Cependant, au bout de deux pas à peine, il est stoppé net par un bras contre son torse et une lame contre sa gorge.

― Tt-tt, continue la voix de depuis sa cachette, je t'ai dit de faire attention à toi…

― Je peux très bien faire attention à moi, répond-il calmement en envisageant ses options pour surprendre son agresseur et retourner son arme contre lui.

― À toi, peut-être, mais qui sait ce qui pourrait arriver à ta brunette quand tu auras le dos tourné ?

Le manque de cohérence du discours est en train de sérieusement l'agacer et il prépare déjà ses muscles à réagir, replaçant discrètement ses pieds pour avoir le meilleur appui possible afin de faire basculer son attaquant vers l'avant.

― Tu devrais rentrer chez toi, l'ami , gronde l'inconnu un peu plus fort. Loin, loin d'ici, et tout ira pour le mieux.

À ce moment-là, il tend le bras pour saisir celui qui maintient toujours le couteau contre sa gorge, mais au lieu de chair c'est le vide qu'il rencontre ; un coup à l'arrière de la cuisse l'immobilise, le temps pour le responsable de prendre la poudre d'escampette, et le juron qui lui échappe résonne dans le silence alentour, ne trouvant pour écho que le bruit lointain des voitures en mouvement.

S'il y a bien une chose dont il a horreur, bien plus que de se battre, c'est qu'on s'enfuie après de pitoyables menaces. La lâcheté humaine n'a pas encore fini de le surprendre, et cette forme-ci est de celles qui ont vraiment le don de lui mettre les nerfs à vif.

Boitillant et enragé, il s'engouffre dans le hall de son immeuble. Et même si cela ne fait rien pour calmer la douleur, frapper de toutes ses forces sur la porte de son voisin de palier pour faire cesser son vacarme a au moins le mérite d'apaiser quelque peu sa colère.

 

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