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-13. A Certain Shade Of Green
Qu’est-ce que tu attends ? Un carton d’invitation ?
Une déclaration publique ? Une consolation privée ?

Incubus, 1997

 

Il y a la lumière que l'on voit et celle que l'on sent, la chaleur qui étouffe et celle qui apaise, les odeurs qui s'infiltrent et celles qui enivrent. Ce qui le réveille ce matin, c'est un mélange de tout cela.

D'abord l'éclat orangé du soleil à travers ses paupières, puis les mèches dorées que rencontrent ses yeux en s'ouvrant ; la douce brûlure des rayons qui traversent les persiennes pour rayer la peau nue de son torse, puis le contact chaud d'un bras contre le sien ; le parfum d'une chambre au réveil, une senteur de renfermé, et celle d'un autre corps, teintée de musc, qui l'attire comme un papillon par une flamme.

Puis une couleur unique, une teinte de vert que l'on semble voir pour la première fois.

― Bien dormi ? demande Sacha en le regardant fixement.

― Mmm, gémit-il en fermant les yeux le temps de s'étirer.

Ses muscles sont douloureux et tendus après les heures d'effort qu'il a fourni la veille, protestant déjà à l'idée de devoir s'activer aussi tôt. Ses mains sèches semblent elles aussi réclamer un peu d'attention et il se demande s'il aura la force de se traîner jusqu'à la douche avant de les plonger dans de la crème hydratante.

― Tu veux que je prépare le petit déjeuner ?

La voix de son compagnon de lit le ramène à l'instant présent et il croise une fois de plus le regard qui le scrute, sentant soudain le rouge lui monter aux joues. Bien qu'il veuille lui répondre non pour retourner se blottir contre lui, son estomac est plus que partant pour un peu de nourriture, et par égard pour son ami il acquiesce doucement en renonçant à ses rêves de cocooning sous la couette.

― Это так, как будто было уже сделано [1], dit Sacha en lui embrassant brièvement le front.

Il le regarde se lever, se mouvoir à travers sa chambre en boxer à la recherche de son pantalon, qu'il déniche finalement près du bureau. Difficile de dire si c'est le contact de ses lèvres, le son grave de sa voix ou la vision enchanteresse de sa silhouette élancée qui alimente son érection matinale, mais il va falloir plus que quelques inspirations pour la chasser.

Il sort du lit au ralenti, courbaturé comme jamais, et rejoint la salle de bain adjacente. L'effort que cela lui demande d'ôter ses sous-vêtements suffit à le convaincre de s'étendre au fond de la baignoire le temps qu'elle se remplisse, savourant quelques instants de détente avant de devoir se savonner. Finalement, l'effet combiné de l'eau et du gel douche suffisent à effacer son engourdissement, et c'est avec une vigueur nouvelle qu'il s'extirpe de l'eau pour se sécher énergiquement. Un peu de crème fait retrouver à sa peau sa souplesse perdue et il prend le temps d'attacher soigneusement ses cheveux pour ne pas avoir l'air trop débraillé devant Sacha.

Pas qu'il ne l'ait pas déjà vu dans un état plus que lamentable, mais un peu d'efforts ne fait jamais de mal. Surtout maintenant que cela compte vraiment…

Il s'arrête un instant devant la glace, perturbé par le changement qui s'est opéré en si peu de temps. Son reflet lui renvoie la même image que d'habitude, le même visage pâle et un peu trop lisse, aux yeux un peu trop gris, et pourtant quelque chose a changé. Pas quelque chose au niveau physique, non… quelque chose de plus profond, de plus marquant.

― J'ai vraiment envie d'être avec toi.

La chaleur qui s'insinue dans ses joues ramène un peu de vie dans son expression et il baisse la tête en riant doucement, surpris par la joie que cette pensée lui procure. Ç'avait mal commencé, pourtant. Après avoir autant attendu, il avait pris ses précautions face à la déclaration de Sacha, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre que tout ceci n'était qu'un stratagème digne des plus piètres idées de Christophe. Il avait détesté Sacha d'avoir joué sur ses sentiments pour le surveiller, et lorsqu'il s'en était rendu compte, il avait cru que tout était bel et bien fini ; il ne continuerait pas à s'accrocher à quelqu'un qui ne l'aimerait jamais comme il le souhaite.

Mais plus maintenant.

Ce qu'avait fait Sacha pour lui parler était déjà une preuve que sa réaction avait été exagérée lorsqu'il avait décidé de l'éviter. Et ce qu'il avait dit, ses gestes, ses regards… il avait beau y regarder à deux fois, il n'y trouvait rien de superficiel. Il n'avait jamais pensé de Sacha qu'il serait le genre de personne à mentir, ni à jouer avec les gens sans considération pour leurs sentiments. Après tout, ça ne lui avait pas pris longtemps de plaquer Marine, alors s'il avait voulu se débarrasser de lui aussi, il ne s'en serait sûrement pas privé depuis le temps.

Non, au lieu de ça, il l'a poursuivi, l'a retenu puis forcé à l'écouter, forcé à entendre.

― J'ai vraiment envie d'être avec toi.

Jamais son cœur n'a battu aussi fort pour quelques mots.

Il effleure son front pour y trouver la trace de son baiser de ce matin, puis ses lèvres, espérant secrètement que la prochaine occasion d'y sentir les siennes ne se fera pas trop attendre. Sa confiance en lui reste malgré tout limitée, même s'il a entendu les mots, même s'il a compris les gestes, il n'a pas la force de faire le premier pas encore. Sacha ne sait probablement pas ce qui l'attend, ce que cela signifie vraiment de sortir avec un garçon, de virer de bord , et ce n'est sûrement pas lui qui viendrait lui ouvrir les yeux.

Attendre et espérer, c'est bien. C'est suffisant.

Il enfile un boxer noir, une paire de jeans et une veste de sport à même la peau, habitué à la chaleur de la maison lors des journées d'hiver ensoleillées. Descendre les escaliers lui arrache une grimace d'inconfort mais il s'efforce de la chasser avant de pénétrer dans la cuisine, pour y trouver son invité occupé à préparer quelque chose dont la douce odeur flottant dans l'air trahit la nature.

― Blinis ? demande-t-il avec un espoir non feint.

Sacha sourit et déchire un morceau du premier pancake de la pile pour le lui tendre ; celui-ci a un inhabituel goût fruité et il remarque que la pâte a été agrémentée de raisins secs.

― C'est bon ? s'enquiert le cuisinier en déposant l'assiette sur la table.

― Très.

Tout en nettoyant son pouce des restes de nourriture, il regarde Sacha s'asseoir contre le bord de la table en face de lui, les bras croisés et l'air pensif.

― Hum, commence Gabriel pour meubler le silence, je suis désolé pour hier soir, je ne me souviens pas trop de ce qui s'est passé mais…

― Tu as oublié ?

― Je me souviens d'être arrivé chez Benoît, d'avoir mangé… une omelette ? Ah oui, merci pour ça…

― Je t'en prie. Et c'est tout ?

― Je me suis assis sur le canapé, non ?

― Tu t'es plutôt allongé, corrige Sacha en souriant. Je me demande même si tu n'étais pas déjà endormi avant de t'installer…

― C'est ce que je me disais. J'étais juste crevé, désolé. On n'est pas rentré tôt à cause de moi, j'espère ?

― Non, j'étais fatigué aussi et je n'avais pas envie de faire la fête.

Un sourire mystérieux étire alors ses lèvres et il ajoute :

― C'est peut-être mieux que tu ne te rappelles pas…

― De quoi ? demande Gabriel en fronçant soudain les sourcils.

― Disons que tes admiratrices se sont montrées… entrepreneuses, hier.

― Comment ça ?

― Deux filles étaient en train de te déshabiller pendant que j'étais parti.

― Les garces ! peste-t-il en serrant sa veste contre lui, comme pour se protéger de l'idée même que ça puisse arriver.

― Ne t'inquiète pas, j'ai sauvé ta dignité avant qu'elles n'aillent trop loin. Mais…

L'énervement de Gabriel fait soudain place à la circonspection tandis que Sacha retrouve ce petit air pensif, et il se retient de le presser à poursuivre sa phrase, curieux de savoir ce qui le préoccupe.

― … ça m'a agacé aussi, avoue-t-il.

Il hausse un sourcil, de plus en plus perplexe face à la tournure que prend la conversation.

― Je me suis demandé pourquoi ça m'ennuyait qu'elles te touchent comme ça, alors que ce n'était pas si grave. Je croyais que c'était parce que je savais que tu détesterais ça et que je ne voulais pas que tu sois fâché, mais en fait non.

― Alors pourquoi ? demande Gabriel après une pause un peu trop longue à son goût.

Visiblement, il n'est pas le seul à se poser des questions. De bonnes questions.

― Parce que je ne veux pas qu'elles te touchent, ni elles, ni personne d'autre.

Fichus papillons dans le ventre qui lui coupent toute répartie.

― Parfois, je voudrais…

Sacha décroise ses bras pour poser ses mains sur ses cuisses, paumes vers le ciel, comme pour l'inviter à se rapprocher. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, captivé par ses mots en suspens, quelque part dans l'attente d'encore plus, d'encore mieux. Il avance ses doigts pour toucher les siens mais rencontre autre chose à la place, le vide tandis que des mains s'emparent de ses avant-bras, puis deux pectoraux fermes qui se contractent à son toucher. Sacha écarte les jambes sans se redresser et noue ses bras autour de sa taille, le ramenant contre lui, cuisses contre cuisses, hanches contre hanches.

D'habitude légèrement plus petit, Gabriel se retrouve soudain à le dépasser de quelques centimètres, remarquant ainsi des détails différents de d'habitude, comme la fine coupure qui traverse son sourcil depuis la dernière bagarre, ou la courbe de ses cils aussi clairs que le fin duvet qui court entre ses pectoraux.

― … juste t'avoir pour moi tout seul.

S'il n'était pas aussi près, s'il n'avait pas si chaud subitement, Gabriel aurait sûrement ri de cette remarque enfantine. Pourtant, il n'en fait rien. Il laisse une main se faufiler au creux de ses reins, le faisant se cambrer instinctivement, puis une autre caresser sa nuque. Hanches contre hanches, ventre contre ventre, torse contre torse ; ses propres mains délaissent les muscles où elles étaient posées pour s'aventurer entre ses omoplates, avides de contact.

Il ne se souvient plus à quel moment il a fermé les yeux, juste du noir qui a subitement recouvert sa vision, mais derrière ses paupières closes le même film se joue toujours en boucle : comme propulsé hors de son corps, il se voit penché entre les bras de Sacha, voit des lèvres pulpeuses prendre possession des siennes. Et soudain, ce sens perd toute son importance.

Il ne reste plus que le contact.

Celui d'une main rugueuse posée en bas de son dos, reliée par son épine dorsale à une autre logée sur sa nuque, dont les doigts glissés sous ses cheveux lui provoquent une série de frissons électriques se propageant dans chacun de ses nerfs et hérissant le moindre poil de son corps ; celui d'une bouche chaude, presque brûlante, qui s'ouvre contre la sienne pour laisser passer une petite langue curieuse en quête d'exploration ; celui d'un battement lourd qui résonne contre son torse, suivi d'un autre, pulsant jusque dans sa chair, à travers cet amas de muscles dans lequel il voudrait se fondre ; tout à la fois. Il écarte les lèvres à son tour, accueillant l'organe étranger dans sa bouche avec une étrange impatience, une inattendue fébrilité, et lorsque le contact se fait enfin, il sent comme un câblage se produire, une décharge électrique plus violente qui emporte avec elle son dernier brin de retenue.

Une passion sans précédent s'empare de lui alors qu'il se met à renforcer le baiser, capturant sa langue dans sa bouche avec la ferme intention de l'y garder pour un long moment. Et à sentir les doigts enserrer sa nuque et d'autres glisser sur ses fesses, personne ne semble décidé à l'en empêcher. Une nouvelle pulsation résonne, ayant migré plus bas que la précédente, cependant ce n'est pas le moment d'être embarrassé. C'est celui de savourer.

Un gémissement lui échappe lorsque son principal support se met à bouger, d'abord subtilement puis plus franchement, se relevant de sa position semi-assise pour le dominer. Il se laisse entraîner sans résister, changeant l'angle du baiser sans s'écarter d'un pouce, et le goût de sa salive coulant lentement dans sa gorge lui cause une sensation de dérobade dans les jambes. Heureusement que Sacha le tient fermement, tellement qu'ils doivent respirer de façon synchrone, qu'ils sentent jusqu'au moindre tremblement de leurs muscles, jusqu'au moindre murmure faisant vibrer leurs cordes vocales…

― Gabriel !

La voix leur fait l'effet d'un seau d'eau en pleine figure et ils s'écartent aussitôt, à la fois surpris et inquiets, le cœur battant. Rien de tel pour tuer l'excitation et gâcher le moment.

Tu vas me le payer , grogne intérieurement Gabriel en se tournant vers la source du dérangement.

― C'est quoi ce délire ? s'emporte Christophe avant même qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche.

― Qu'est-ce que tu fous là ? s'exclame Gabriel en allant à sa rencontre, emporté par une fureur sans précédent.

― Tu plaisantes ? Qu'est-ce que tu fous, là ?

― D'après toi, tu veux un dessin ?

― Avec un hétéro !

― Merde ! Occupe-toi de ton…

― Ça va pas, non ?

― C'est quoi le problème ?

― T'es désespéré à ce point là ?

Des poings se serrent et des dents grincent tandis que l'échauffement est en train de prendre le pas sur le peu de rationalité qu'il reste à leur échange.

― De quoi tu parles ? ! gronde Gabriel en collant presque son adversaire.

― T'étais censé te calmer, putain !

― Ça te fait juste chier que je sois homo, hein ?

― Ça me fait chier que tu te comportes comme une salope !

― Parce que t'en es pas une, toi, à baiser tout ce qui bouge !

Chris lui donne un coup d'épaule furieux et alors que Gabriel prépare son poing pour une droite bien placée, une main retient son bras. Une seconde se plaque sur sa bouche et il se sent tiré en arrière, contre un corps chaud qu'il est à deux doigts de lyncher avant qu'une voix lui murmure à l'oreille :

― Ne me frappe pas, s'il te plaît…

Il cesse de se débattre aussitôt, embarrassé d'avoir pu ne serais-ce que penser à blesser Sacha pour l'égoïste raison de passer ses nerfs sur quelqu'un. Mais sa colère ne s'efface pas pour autant et voir Chris fulminer devant lui, à deux doigts d'en venir aux mains, ne fait rien pour aider.

― Ça suffit, dit lentement Sacha en le relâchant. Je crois qu'on devrait s'asseoir et discuter calmement, ça ne sert à rien de crier.

― Je n'ai rien à dire à ce… commence Gabriel avant de se faire une fois de plus bâillonner par la main de son ami.

Il concède tout de même à s'asseoir à table, attrapant rageusement un blini pour faire taire les gargouillements de son ventre totalement désintéressé par leur dispute, et se réjouit que Chris ait choisi la place la plus éloignée de lui, signe évident qu'il craint les représailles.

― Tu m'expliques ? lance ce dernier en croisant les bras.

― Je n'ai pas de compte à te rendre.

― Pourquoi ? Parce que t'es encore trop bourré pour te souvenir de ce que tu faisais deux minutes plus tôt ?

― Stop ! intervient Sacha en entendant le ton monter, une fois de plus.

― Pourquoi tu peux pas me faire confiance de temps en temps ! s'énerve Gabriel.

― Parce que tu continues à faire n'importe quoi !

― Je n'ai RIEN BU !

― STOP ! crie Sacha en tapant du plat de la main sur la table.

Les regards se tournent vers lui et Gabriel est surpris de voir ses traits déformés par la colère.

― Je déteste entendre crier, lâche le jeune homme en se levant. Vous êtes ridicules à ne pas vous écouter, alors si vous ne voulez pas vous expliquer calmement, je pars.

Ils se regardent un instant en silence, le cœur de Gabriel partagé entre l'envie de poursuivre la joute verbale et la peur de voir Sacha partir pour de bon. C'est finalement le second qui l'emporte ; il croise les bras sur la table, prêt à discuter, et attend que Chris fasse de même.

― C'est moi qui l'ai embrassé, annonce soudain Sacha en regardant l'intrus.

Passé l'instant de surprise, celui-ci fronce les sourcils et réplique sur un ton cinglant :

― Depuis quand t'es homo, toi ?

― Je ne suis pas homo.

Gabriel écarquille les yeux et se tourne vers lui, stupéfait d'entendre ces mots. Dire qu'il y a deux minutes, il avait sa langue dans sa bouche, et maintenant ça ?

― À quoi tu joues ? souffle-t-il avant de se faire interrompre par Chris.

― Au cas où tu n'aurais pas remarqué, il n'y a pas de nana ici.

― Je sais, répond calmement Sacha.

― Alors quoi, t'es bisexuel ?

― Pourquoi je le serais ?

Gabriel se lève à ce moment, poings serrés, une ombre de larmes brouillant sa vision.

― Tu te fous de moi ? C'était quoi ces histoires de vouloir être avec moi, de m'embrasser, et au final tu renies que je t'intéresse juste après ?

― Je ne renie rien, je veux vraiment être avec toi.

Rien de tel qu'un calme imperturbable pour attiser son énervement et il s'avance vers lui, jusqu'à être assez près pour sentir son souffle sur sa peau.

― Décide-toi, parce que je ne compte pas changer de sexe. Soit tu aimes les mecs, soit tu arrêtes de me mener en bateau.

― Je n'aime pas les mecs, je veux juste être avec toi. Pourquoi il faut que tu rendes ça compliqué ?

― Parce que c'est compliqué, bordel ! J'ai pas envie de me lancer dans quelque chose si on ne sait pas où on va, et si tu ne peux même pas admettre ça alors on ne va nulle part.

― Attends, Gabriel, j'ai du mal à te suivre…

― C'est simple, intervient Christophe, il est en train de te dire que si t'as envie de jouer aux hétéros qui sortent avec des filles et qui ont un mec à côté à baiser pour les jours où elles ne sont pas d'humeur, tu peux aller te faire foutre.

― Je ne sors avec personne, se défend Sacha. Ce n'est pas du tout…

― Même pas avec moi ? intervient Gabriel.

S'en suit un silence inconfortable qui lui fait regretter d'avoir posé la question, regretter d'y avoir cru pour un stupide baiser, et même regretter d'être sorti du lit ce matin. Tandis qu'il s'apprête à partir, dépité, Sacha se lève et le retient, le forçant à lui faire face.

― Si, dit-il doucement. Toi et moi… je suis sérieux. Je veux qu'on soit ensemble comme ça, pour de vrai.

― Alors pourquoi tu as dit que tu n'aimais pas les hommes ?

― Parce que toi, c'est différent. C'est parce que c'est toi… c'est dur à expliquer.

― Et quand tu seras face à face avec une bite à sucer, ça sera plus facile ?

― CHRIS !

Il se retourne et lui lance un regard noir, se rappelant soudain la cause de toute cette débâcle, et reporte sa colère sur son supposé ami qui s'évertue à lui pourrir la vie depuis son arrivée.

― Rentre chez toi.

― On n'a pas fini de parler.

― J'ai fini de parler avec toi, en tout cas. Dégage.

― Pas question, je reste pour servir de témoin en cas de meurtre.

― Le seul meurtre qu'il risque d'y avoir, c'est le tien, gronde Gabriel. Alors rentre maintenant, et quand j'aurais un peu moins envie de te tuer, je t'appellerai pour qu'on s'explique.

― Je ne…

― Dernier appel, Chris !

L'intéressé se lève rageusement, lançant un dernier regard mauvais en direction de Sacha, puis prend soin de claquer la porte d'entrée derrière lui pour notifier à tous son départ non consenti. Gabriel se rassoit, soudain fatigué de lutter, et même le geste attentionné de Sacha qui rapproche sa chaise de la sienne n'arrange pas vraiment son état.

― Tu es fâché contre moi ? demande celui-ci d'une voix douce.

― Je n'en sais rien. C'est juste… c'est tellement compliqué à gérer, tout ça.

― Gabriel, je ne veux pas que ce soit compliqué. Je suis bien avec toi, on s'entend bien, on passe de bons moments ensemble… je ne veux pas que ça s'arrête.

― Mais ce n'est pas être ensemble , soupire-t-il.

― Mais j'ai envie de ça, aussi. De dormir avec toi, de te faire à manger, de t'embrasser…

― Vraiment ?

― Tu sais, quand je sortais avec Marine, je n'ai jamais eu envie de faire quelque chose avec elle, alors que c'est une fille. Et je n'ai jamais eu envie de faire quelque chose comme ça avec un garçon, mais si c'est toi… alors je préfère que ce soit toi qu'elle. Tu comprends ?

Il prend deux minutes pour digérer ses paroles, le temps de faire le tri entre tout ce qui a été dit, et en conclut finalement que sa vision des choses est peut-être trop carrée.

― Donc… tu me dis que techniquement, tu préfères les filles, mais que tu me préfères à une fille parce que c'est moi ?

― Oui. C'est la personne qui importe, non ? Le sexe, c'est juste un détail.

Un gros détail tout de même, mais il décide que ce détail-là pourra attendre plus tard pour qu'on s'y attarde. La maladresse avec laquelle Sacha essaye de faire passer ses sentiments, c'en est adorable.

― Alors, hum… tu es sûr ? demande-t-il pour se convaincre une fois de plus. Tu veux de moi finalement, tu veux qu'on… ?

— Il va falloir être patient avec moi, mais j'essaye. Pour l'instant… je m'en sors plutôt bien, non ?

Sacha lui écarte les genoux et empoigne sa taille pour le sortir de sa chaise, le forçant à s'asseoir sur ses genoux sans rencontrer trop de réticence.

― Je crois qu'on s'était arrêté là…

Ses mains désormais fraîches se faufilent sous sa veste et il frissonne en se collant contre lui, capturant ses lèvres entre les siennes sans attendre une seconde de plus. La note sucrée des blinis apporte une nouvelle atmosphère au baiser, moins passionné mais plus détendu désormais. Il suce doucement la langue de Sacha dans sa bouche, faisant semblant de la grignoter du bout des dents, et lorsque celui-ci lui mordille délicatement la lèvre en réponse il ne peut s'empêcher de presser leur bassin l'un contre l'autre, ravi de sentir les mains posées sur ses fesses venir l'y encourager.

Cependant, une nouvelle interruption les prive une fois de plus de poursuivre, et c'est en se demandant ce qu'il a fait pour être maudit à ce point que Gabriel se retourne. Lullaby est debout sur sa chaise, les pattes avant posées sur la table et la bouche occupée à saisir un blini dans l'assiette. Il se fige en voyant qu'on l'observe, puis au lieu de filer sans demander son reste, garde ses petits yeux dorés braqués dans les siens alors qu'il tire très lentement le blini à lui, à la manière d'un joueur de Mikado.

Le rire soudain de Sacha les surprend tous les deux, causant un bond de la part du bolide roux qui envoie valser les petites cuillères de la table en prenant un départ précipité, son trophée toujours dans la bouche.

― Lully ! s'exclame Gabriel en partant à sa poursuite.

Le félin se carapate avec son butin dans le jardin, laissant derrière lui un adolescent outré tentant de lui lancer ses tongs dessus, et c'est sans grande surprise qu'une fois de retour à la cuisine, fulminant, celui-ci retrouve Sacha plié en deux sur sa chaise, mort de rire.

--

Bien que les températures se montrent encore douces pour la saison, depuis l'arrivée du printemps la moindre journée ensoleillée équivaut à une occupation en règle de la moindre zone herbeuse du lycée. C'est d'ailleurs le cas aujourd'hui, sous le ciel immaculé de ce mois d'avril, où le moindre brin d'herbe semble avoir été réquisitionné par un adolescent en manque de soleil. La cour principale a été délaissée au profit de la pente verdoyante à l'arrière du bâtiment, animée d'un bourdonnement provoqué par les discussions de la centaine de jeunes qui l'occupe.

Et parmi eux, se distingue un petit groupe auquel toutes les jeunes filles paraissent s'intéresser. Pourtant, Gabriel a depuis longtemps cessé de remarquer les allées et venues des importunes en quête de prestige, impatientes de se vanter d'avoir passé leur pause déjeuner avec les sportifs du lycée. Car non seulement Benoît et Maxime ont cru bon de venir s'installer avec lui, mais ils n'ont pas manqué d'inviter leurs amis de l'équipe de basket-ball, eux-mêmes leurs petites amies et amies de celles-ci ; sans compter qu'en incluant Sacha, il inclut par définition Ally qui semble s'être greffée à lui depuis quelque temps, ainsi que les amies de cette dernière, membres pathétiques du club de lecture que l'agitation environnante excite comme des enfants dans un parc d'attractions.

Gabriel, lui, est allongé sur le dos, les jambes croisées et la tête posée sur son sac. Son attention est exclusivement consacrée à l'écran de son téléphone portable, duquel il surfe sur internet pour tenter de faire abstraction des navrantes platitudes qu'il entend tout autour de lui. La dernière fois qu'il en a levé les yeux, une brunette au look emo est venue lui demander s'il n'était pas déjà venu aux soirées gothiques de la boîte de nuit locale. L'effort que ça lui a demandé de ne pas simplement lui faire un doigt d'honneur a suffi pour le convaincre qu'il n'en lèvera plus la tête, quelle que soit la nature de l'interruption.

Enfin, sauf si Sacha le lui demande. Ce qui ne risque pas d'arriver pour l'instant, car celui-ci se fait harceler en bonne et due forme par les amis d'Ally, venant subitement de se trouver une passion pour les langues étrangères.

― Comment on dit… j'aime aller à la mer ?

― Мне нравится ходить на море.

― Wow ! Mnie… hum, c'est quoi déjà ?

La patience dont fait preuve son ami à répéter les mêmes idioties le surprend toujours autant ; si ç'avait été lui, ça ferait longtemps que cette pipelette serait partie en pleurant.

― Et comment on dit…

― А как говорят, répond Sacha alors qu'elle traîne un peu trop à trouver une autre phrase.

― De quoi ?

― C'est comme ça qu'on dit « et comment on dit », explique-t-il avec un petit rire.

Ally rit avec lui tandis que la jeune fille tente de répéter sa phrase, sans succès.

― А как говорят « c'est bientôt fini les conneries » ? intervient Gabriel sans pouvoir s'en empêcher.

― Et comment on dit « va te faire foutre, sale ronchon » ? répond l'intéressée.

― Ça suffit, les coupe Sacha en posant une main sur la bouche de Gabriel pour étouffer sa réplique. Déjà, ça ne sert à rien d'être vulgaire, et je ne vous apprendrai pas de gros mots.

Il se renfrogne face au petit rire de leurs auditrices, visiblement convaincues d'avoir gagné la partie, mais lorsque Sacha lui tapote discrètement la joue en retirant sa main, il bascule la tête en arrière pour apercevoir un petit sourire apaisant à son intention. Ce n'était définitivement pas une bonne idée de s'asseoir derrière lui, se contraignant à des positions plus qu'inconfortables pour lui jeter un coup d'œil, mais il n'a pas osé se retourner depuis, ni lui offrir la moindre marque d'affection.

Il a beau trouver ça ridicule, la perspective de faire son coming out devant l'ensemble du lycée, et par là même probablement devant une grande partie de la ville, n'a vraiment rien de réjouissant. Sans se montrer ouvertement homophobes, il est convaincu que cela ne va pas lui attirer la sympathie de la plupart des gens qu'il côtoie, et compte tenu de leur nombre déjà réduit ce serait dommage de détruire le peu de sociabilité qu'il lui reste. Entre l'équipe de natation et les quelques personnes qu'il salue dans les couloirs, la nouvelle de son homosexualité n'aurait sûrement pas un retentissant succès. Sans compter la réaction des filles ; soit elles se mettront à l'ignorer, et finies les interludes d'amusement lors des soirées ennuyeuses, soit elles se mettront à le voir comme une copine, et il est hors de question qu'il serve de conseiller à ces idiotes.

En dehors de tout ça, il y a aussi la façon dont ses parents vont le prendre si le bruit se met à courir. Il a eu le temps d'y réfléchir, après toutes ces années, mais hésite toujours entre un féroce indignement maternel, se solvant par son enfermement à vie dans une institution pour le soigner, ou le désintéressement total de ces quasi étrangers qui se permettent de partager son nom. Et même si le second cas se montre plutôt tentant… il n'est pas prêt à prendre le risque.

C'est donc pour cela qu'il a choisi de ne pas se retourner, de ne pas marcher trop près de lui le matin, de ne pas changer de place en classe, de ne pas lui envoyer de sourire lorsque leurs regards se croisent… en gros, de faire comme si rien n'avait changé entre eux. C'est mieux ainsi d'ailleurs, pour eux deux. Il n'a aucun droit d'imposer à Sacha son choix de divulguer sa vie privée au reste du monde, lui qui n'est même pas homo, même pas bi, mais probablement juste attiré par ses phéromones. Lui qui nierait tout en bloc si Gabriel insinuait qu'ils font autre chose que réviser chez lui, certains soirs. Et ça, il n'est vraiment pas prêt à le supporter.

Ça ne l'empêche pourtant pas de se languir, de se demander quand il aura le droit à un peu plus que des gestes amicaux et ces rares baisers volés qu'il compte encore sur les doigts de la main. Depuis le matin où Sacha a initié leur premier vrai baiser, les occasions ont manqué de réitérer l'expérience. Il y a eu leurs entraînements, pas toujours au même moment, le travail et les répétitions de Sacha… quelques heures seulement à passer ensemble, au final. Plus celles au lycée, à se comporter comme de bons amis. Combien de bons amis ont envie de s'enfermer dans les toilettes pour s'arracher leurs vêtements et se passer sur le corps ?

Il soupire, relevant légèrement l'écran de son téléphone pour y capter le reflet de Sacha. Toutes ces fausses blondes à la teinture terne doivent enrager de voir ses cheveux si naturellement clairs et brillants, qu'il se retient lui-même difficilement de toucher à la moindre occasion. Elles doivent sûrement enrager aussi de ne pas l'avoir de leur lit, et Dieu sait s'il ne s'impatiente pas de l'avoir plus souvent dans le sien. Il compte bien sur ce week-end pour rattraper ça ; deux jours tranquilles, sans personne, pour se lover sous la couette et glaner un peu de contact.

C'est définitivement ce qu'il lui faudrait, plus de contact. Mais pas celui d'une vieille chaussure qui lui appuie contre les côtes.

― Hey, Gab', lance Benoît alors qu'il repousse son pied en grognant.

― Quoi ?

― Guillaume propose une extra séance de muscu samedi matin, comme la piscine est exceptionnellement fermée.

Va au diable, Guillaume.

― Pour quoi faire ?

― J'en sais rien, il doit trouver qu'on se relâche. Je crois qu'il a parlé de rameur…

― Je hais le rameur.

― Raison de plus pour qu'il te fasse venir.

Pas question de sacrifier une matinée de repos pour suer toute son eau sur une fichue machine.

― Bah tu lui diras que je serais malade, samedi matin, et que s'il veut faire un bras de fer pour voir qui a le plus besoin de musculation, c'est sans problème.

Sa remarque a le mérite de faire rire son interlocuteur, mais aussi d'attirer l'attention des groupies des basketteurs que le mot « musculation » semble avoir réveillées.

― Vous faites de la muscu ? s'exclame l'une d'elles.

― Trois heures par semaine, répond aussitôt Maxime pour ne pas laisser passer une occasion de se pavaner.

― C'est vrai ?

― C'est pour entretenir les autres muscles…

― Je peux toucher ?

Bah tiens, et pourquoi pas le foutre à poil aussi. Mais Maxime se laisse tripoter sans rechigner, bien sûr, ce que Benoît aurait sans doute aussi fait si sa nouvellement déclarée petite amie ne le regardait pas avec des yeux féroces. Gabriel laisse échapper un soupir, de nouveau captivé par son écran pour ignorer l'air suppliant de la rouquine assise en face de lui.

Celui-ci se met d'ailleurs à clignoter, lui offrant une excellente excuse pour échapper à toute démonstration indécente de force, et il se relève lestement pour aller répondre à l'appel un peu plus loin.

« Oui ?

― Gabriel ?

― Manu, soupire-t-il en s'adossant à un poteau.

― Je te dérange ? répond l'autre sur un ton vaguement agacé.

― Plus ou moins. Qu'est-ce que tu veux ?

― Parler. C'est interdit ?

― Non, mais avec moi c'est mal vu.

― Ah ouais, c'est vrai, tes chiens de garde…

― Ce sont mes amis , je te signale. Tu n'as rien fait non plus pour qu'ils t'apprécient.

― Je m'en tape qu'ils m'apprécient, mais toi t'es pas obligé de leur obéir au doigt et à l'œil.

― Bon écoute, si c'est pour ça que t'appelles…

― Non, attends ! En fait, je voulais…

― Quoi ?

― On pourrait se voir, ce soir ? J'aurais besoin d'un endroit où crécher…

― Pourquoi ?

― Mes parents m'ont foutu dehors… ça va leur passer, mais j'ai pas trop envie de traîner dans leurs pattes d'ici là.

― Manu… je pense pas que ça va être possible, lâche Gabriel en se mordillant la lèvre.

― Pourquoi ? Tes vieux sont là ?

― Non, mais… enfin, il y a quelqu'un…

― Tu te tapes ton Russe, c'est ça ? réplique Emmanuel d'une voix amère. Tu fais une connerie, Gaby, ce mec-là il va juste t'utiliser…

― J'ai pas besoin de tes conseils, ok ? l'interrompt-il soudain.

― Ok, j'ai compris. Je me démerde.

― Je suis désolé, mais…

― Te fatigue pas. Bye. »

Il raccroche avant que Gabriel n'ait le temps d'ajouter quoi que ce soit et hormis l'énervement qu'il a le chic de provoquer, une vague de remords l'assaille à l'idée qu'Emmanuel se retrouve dehors et qu'il ne fasse rien pour l'aider. Cependant, ni Chris ni Sacha n'apprécieraient l'idée qu'ils soient sous le même toit, et peu importe la culpabilité qu'il ressent, il n'a pas l'intention de s'attirer leurs foudres pour un peu de bonne conscience. Le jeune homme a plein d'amis après tout, pourquoi lui avoir demandé à lui ? Il n'a définitivement pas de raison de s'en faire… il s'en sortira très bien sans lui.

― Qui c'était ?

Il sursaute en entendant la voix de Sacha à quelques centimètres de lui et remarque que celui-ci s'est approché par-derrière, son sac à la main.

― Hum, juste Chris, ment-il en le récupérant pour le jeter sur son épaule.

― Vous n'êtes plus fâchés ?

― Non, pas vraiment.

Ce qui en soi n'est pas totalement un mensonge : il a eu Christophe au téléphone la veille, se décidant finalement à l'appeler après quelques jours de traitement silencieux, et une bonne heure plus tard ils avaient fini par tous deux s'excuser d'avoir utilisé des qualificatifs peu flatteurs à leur égard. Gabriel lui en veut toujours d'avoir réagi comme il l'a fait, pourtant l'entendre admettre que c'est à lui de choisir ses partenaires, et qu'il n'interférera pas, a quelque peu calmé son ressenti. Il avait cru que Christophe l'aurait félicité, se serait réjoui pour lui d'être enfin avec celui qu'il voulait, mais ç'avait été tout l'inverse. Et bien qu'il l'accepte à présent, cela ne signifie malheureusement pas qu'il approuve.

Tout ça parce que Sacha n'est pas homo et que la fierté de Chris en prend un coup qu'un autre homme ait pris une place importante dans sa vie. Tout ça pour un peu de jalousie…

― Les autres sont partis, je crois que vous avez un cours d'italien, dit Sacha en le sortant de sa réflexion.

― Fais chier, grogne-t-il en constatant le spot vacant où ils étaient précédemment installés. J'y vais, alors…

― À plus tard ?

― Ce soir ? Je n'ai rien de prévu du week-end, si ça te dit qu'on fasse quelque chose…

― Je travaille ce soir mais je viendrais après, si tu veux.

Gabriel acquiesce avec un petit sourire, soulagé de le voir plutôt enthousiaste à l'idée de passer le week-end ensemble, et part à la suite du groupe en direction de sa classe.

L'après-midi va être longue jusqu'à ce soir.

--

Il n'y a pas si longtemps, passer un vendredi soir seul entre ses quatre murs aurait causé un certain nombre de questionnements, de déceptions et de frustration, qui se seraient probablement soldés par un tête à tête avec la lame de rasoir qui l'attend au fond de son tiroir. Et aujourd'hui, pas grand-chose n'a changé. C'est toujours vendredi soir, il est toujours seul ― Christophe ayant pris la peine de lui envoyer un message de quatre lignes au sujet de sa soirée avec sa petite amie ― et les questionnements n'ont pas cessé. Tout y passe, les cours, les entraînements, son futur, ses parents… tout, mais surtout Sacha. Ce qu'il pense, ce qu'il fait, ce qu'il voit en lui, leur futur… leur futur encore inexistant, plutôt. La lame est là, elle aussi, posée sur un cahier à la couverture verte, mais il se contente de la regarder du coin de l'œil. C'est étonnant qu'elle ne lui fasse pas envie, alors que son besoin était presque devenu une routine depuis le temps. Même lorsqu'il la prend pour la ranger, le métal ne lui procure pas le moindre frisson, pas la moindre étincelle.

Est-il superficiel au point de tout laisser tomber à la première marque d'attention qu'on lui porte ? Les bonnes et les mauvaises choses, celles auxquelles il a accepté de renoncer pour faire taire les disputes, mais qu'il n'aurait qu'une main à tendre pour les retrouver… est-ce que tout ça a déjà perdu son importance ?

Parfois, son inconstance l'inquiète sérieusement.

Il se lève d'un bond en entendant la sonnette et rejoint l'entrée en un éclair. Sacha semble surpris qu'il ait ouvert aussi vite, comme si son hôte se tenait derrière la porte depuis un moment, mais ne fait heureusement pas de remarque ; les joues de Gabriel sont déjà bien assez rouges pour qu'il n'ait en plus à justifier un comportement aussi pathétique.

― Tu veux manger quelque chose ? demande-t-il en voyant la pendule indiquer vingt heures.

― Si tu veux, répond Sacha avec une vague indifférence.

Prenant ça pour un oui, Gabriel s'attelle à préparer des sandwichs, que son ami lui a assuré suffire, et les emmène avec lui dans sa chambre où ils s'assoient en tailleur sur le sol. Lullaby les rejoint le temps du repas improvisé, agissant comme aspirateur pour la moindre miette, et Sacha s'amuse à le faire asseoir pour avoir un petit morceau de fromage, qu'il ne peut s'empêcher de chaparder bien qu'on le lui donne.

― Il ne te cause pas trop de soucis ? demande Sacha alors que l'animal se roule sous lit pour faire bruyamment ses griffes sous le sommier.

― Non, il est mignon… la compagnie est appréciable. Et toi, tu ne t'ennuies pas trop de ton côté ?

― Quand j'ai la chance de ne pas avoir de voisin je suis plutôt reconnaissant du silence, soupire-t-il en se passant la main dans les cheveux, geste que Gabriel a fini par identifier comme un signe d'énervement.

― Tu sais que tu peux toujours venir ici s'il te pourrit l'existence…

― Je sais, c'est gentil.

Sans s'attarder sur le sujet, Sacha se lève pour jeter leurs déchets et Gabriel le voit s'arrêter un instant face au bureau, captivé par son bloc à dessin laissé ouvert sur un début d'esquisse. Tout ce qu'avait vu le jeune homme jusqu'à présent étaient de brefs gribouillis sur des feuilles de cours, des portraits à la va-vite qui occupaient son temps lors de leçons ennuyeuses. Mais là, il s'agit de réels dessins, de ses esquisses personnelles, et une vague d'inquiétude le fait se demander si c'est le bon moment de partager ça.

― Je peux regarder ? demande néanmoins Sacha en effleurant le papier à grain.

Un réflexe le pousse à répondre non mais son manque de bonne raison y coupe court, l'incitant finalement à acquiescer avec un semblant de détachement censé masquer l'angoisse qu'il puisse tomber sur une esquisse compromettante. Pas que ses dessins soient particulièrement choquants dans leur ensemble, mais certains d'entre eux… ont une nature plutôt réservée à un public averti.

Sacha ne prête cependant pas attention à son dilemme et soulève le carnet pour le feuilleter, parcourant à rebours les récentes illustrations. Les dernières sont des paysages, auxquels il s'est remis à s'intéresser récemment. Rien ne lui semblait plus ennuyeux que de crayonner des décors, quelques mois plus tôt, alors que c'était sa passion lorsqu'il était plus jeune. Mais depuis qu'il est tombé sur un paysage touchant lors d'un détour imprévu, il s'est rendu compte que passer du temps à reproduire cette multitude d'infimes détails lui plaît de nouveau. Sacha sourit à la vue d'une reproduction du jardin, et encore plus en découvrant sa propre silhouette sur la page suivante.

Gabriel, qui s'est assis contre le bureau à ses côtés, ne manque pas de rougir en le voyant inspecter le dessin, presque une photo exacte d'un moment passé ensemble dans le parc près du lycée. Benoît était là aussi, ainsi que quelques filles qui leur tournaient autour depuis quelque temps, mais les autres personnes semblent fades à côté de Sacha. Il se tient debout, au centre, les mains dans les poches et l'air amusé de quelqu'un riant d'une bonne blague. Et bien qu'il n'y ait pas la moindre couleur, il semble rayonner.

― Tu as fait ça de mémoire ? demande l'intéressé en levant les yeux du calepin.

― Hum… oui. J'ai une bonne mémoire visuelle.

― Plus que ça, plaisante Sacha en tournant la page.

Cette esquisse n'est pas la dernière le représentant, loin de là ; au milieu des reproductions de ses amis, de son chat et de quelques scènes urbaines, le visage du jeune homme a une tendance à se démarquer de façon prononcée. Sacha se garde pourtant de tout commentaire, souriant un peu plus en croisant son regard ou sa silhouette au fil des pages, et seule la reproduction de son corps endormi, un matin, dans le lit de Gabriel, a le droit à une attention particulière.

Celui-ci ne peut d'ailleurs s'empêcher de rougir lorsqu'il lui lance un regard appuyé.

― Pourquoi tu n'y es pas ?

― Pardon ?

― Sur tes dessins… pourquoi tu n'y es jamais ?

― Pourquoi tu voudrais que je me dessine ? répond-il avec surprise à cette question incongrue.

Comme s'il n'en a pas assez de se voir chaque matin, il ne va pas en plus s'amuser à se coucher sur papier.

― Parce que j'aurais bien voulu un dessin de toi.

― Tu…

Stupeur. Un dessin de lui ? Pourquoi ?

Maintenant qu'il a déterminé que si Sacha est avec lui, c'est surtout parce qu'il l'apprécie plus qu'une inconnue, il ne voit pas bien le but d'un rappel constant de son absence de traits féminins. Quoi que… il pourrait aussi se dessiner en fille, aussi rebutante soit l'idée, si ça pouvait consolider leur relation.

― Qu'est-ce qui t'étonne ? demande Sacha en reposant le bloc sur le bureau.

― Quoi ?

Bon sang, quand va-t-il répondre proprement à une question au lieu de se ridiculiser à faire celui qui ne comprend rien ? Comme si Sacha avait lu dans ses pensées, il lui répond avec un étrange sourire :

― Tu me plais, tu sais. Physiquement aussi.

― Ah ?

Il se retient de se taper le front pour cette nouvelle réponse stupide et fait mine de s'intéresser à une chaussette abandonnée dans un coin, trop embarrassé pour relever le compliment.

― Est-ce que tu voudrais poser pour moi ? demande-t-il soudain en se souvenant de quelque chose.

― Comment ça, poser ?

― J'ai promis quelques toiles pour une exposition, et…

― Des toiles de moi ? s'étonne Sacha en haussant les sourcils.

― Hum… ça t'ennuie ?

Il semble y réfléchir quelques secondes, puis secoue la tête avec une prudente lenteur.

― Tu ne veux pas que je pose… nu, n'est-ce pas ?

― Non ! s'exclame aussitôt Gabriel en rougissant jusqu'aux oreilles. Non, habillé, pas de positions compromettantes ni rien…

― Ok alors.

― Ok ?

― Et je pourrais avoir un dessin de toi en échange ?

Sacha rit doucement de le voir rougir et avant qu'il n'ait le temps de réagir, lui passe un bras autour de la taille, pose son autre main sur sa nuque, puis l'attire à lui pour un baiser aussi chaud qu'une coulée de lave se répandant lentement dans son organisme.

Qui aurait cru que ce serait aussi facile ?

 

[1] C'est comme si c'était fait

 

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