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-12. Disarm
Ce que je choisis est mon choix
Qu’est-ce qu’un garçon est supposé faire ?

The Smashing Pumpkins, 1993

 

Comment en est-on arrivé là, déjà ? Est-ce que c'est à cause de Manu, ou alors de ce baiser, des cicatrices… est-ce que ça remonterait à cette soirée sous la pluie, ces séances de piscine, ou carrément à son arrivée, à cette maudite expatriation et à leur fuite incessante ? Ou est-ce que tout ça, ce ne serait pas juste la faute des espoirs utopiques de son père ?

Et voilà que maintenant, il vient de se lier avec un garçon, et pas juste d'amitié. Qui aurait dit que sa vie ressemblerait à ça, de l'autre côté du monde…

— C'est dingue, même tes cils sont blonds ! s'exclame la jeune femme en s'approchant d'un peu trop près pour les observer.

Il se recule avec un sourire gêné, surpris que quelque chose d'aussi évident puisse surprendre quelqu'un.

— Excuse-moi, c'est juste que les vrais blonds, on n'en croise pas tous les jours…

— Daphné, intervient Christophe, tu ne veux pas juste lui couper les cheveux qu'on en finisse ?

— Ça va, rabat-joie, si on ne peut même plus discuter…

Elle l'entraîne à la salle de bain, l'invitant à se laver lui-même les cheveux avant qu'il ne s'installe torse nu sur la chaise en plastique disposée au milieu de la pièce.

— Court comment ? demande-t-elle en sortant les ciseaux.

— Très court.

Elle lui parle de tout et de rien en se mettant à la tâche, sans doute une réaction conditionnée par son temporaire statut de coiffeuse, et Sacha se contente d'acquiescer aux moments appropriés. La sœur de Christophe ne lui ressemble définitivement pas, hormis peut-être au niveau de la taille qui, bien qu'inférieure à celle de son frère, rentre plus que largement dans les standards du mannequinat. D'ailleurs, avec sa silhouette fine et ses longs cheveux d'un roux artificiel, elle pourrait sûrement se trouver une place dans l'industrie. Enfin, s'il a bien tout compris, Daphné fait déjà partie d'une troupe de théâtre ; marcher sur un podium ne doit pas faire partie de ses centres d'intérêt.

— Je ne t'ennuie pas trop avec mes discours ? soupire-t-elle en balayant des petits cheveux tombés sur son cou.

— Pas du tout.

— Ça fait longtemps que tu les connais, ces deux-là ?

— Ces deux-là ? répète-t-il avec étonnement.

— Gabriel et mon frangin.

— Ça fait quelques mois, mais je ne connais pas trop Christophe.

— Tu ne rates rien, glousse-t-elle. Enfin, j'adore mon frère hein, mais qu'est-ce qu'il peut être lourd la plupart du temps…

— Gabriel l'aime bien.

— Gabriel est comme un poussin devant sa mère, avec lui. C'est mignon, mais bon… parfois, on se demande s'ils ne sont pas greffés ensemble.

— Mais Christophe ne sort pas avec une fille ?

— Chris sort avec des filles, nuance. Je ne sais même pas s'il prend la peine de trouver une raison pour changer de copine.

Il ne peut s'empêcher de sourire devant le classique discours moralisateur de grande sœur qu'elle est en train de lui sortir, peut-être même inconsciemment.

— Encore heureux que Gabriel soit homo, sinon la population féminine locale aurait fait de la charpie avec eux…

Sacha manque de s'étouffer avec sa salive en entendant ça et Daphné lui tapote gentiment le dos en signe d'excuse.

— Désolée… dis-moi que t'étais au courant et que je ne viens pas de faire son coming out contre son gré.

— Non, je… je savais.

— Il te l'a dit ?

— Plus ou moins…

— Toujours plus ou moins, hein. Il fait comme si ça n'avait pas d'importance mais ça ne l'empêche pas de le cacher et de se braquer quand on en parle. S'il savait combien c'est facile de le remarquer quand on y fait attention, ça le rendrait sûrement malade.

Bien que ça le dérange un peu qu'elle parle de cette façon de Gabriel, il ne l'arrête pas, curieux d'en apprendre plus sur le passé mystérieux de son ami. La jeune femme lui avoue qu'elle a espionné plusieurs fois les conversations entre Christophe et lui lorsqu'ils étaient plus jeunes, en tirant son savoir de la frivolité de son frère et des penchants de Gabriel. Maintenant que Sacha y pense, des petits gestes auraient probablement pu le trahir avant qu'il ne l'apprenne : sa façon d'ignorer les filles, et cette tendance à laisser traîner son regard sur les quelques mâles qu'ils ont croisés…

Mais quelle importance, de toute façon. Il le sait à présent, et sans doute bien mieux que Daphné le croit.

— Qu'est-ce que t'en penses ? demande-t-elle pour le sortir de ses pensées.

Loin d'être aussi courts que d'habitude, il peut néanmoins passer à nouveau ses doigts dans ses cheveux sans rencontrer la moindre résistance, et les mèches qu'elle lui a laissées sur le front ne sont pas particulièrement déplaisantes.

— C'est très bien, merci beaucoup.

— Je t'en prie, c'était un plaisir, répond-elle en lui faisant un clin d'œil. Au fait, tu es libre ? Il y a un tonus la semaine prochaine, si tu as envie de sortir…

— C'est gentil, mais…

— Mais non, hein ? soupire Daphné. Bah, j'aurais essayé. La prochaine fois que tu as besoin d'un coup de ciseau, je suis là, en tout cas !

Il la remercie à nouveau avant de partir à la recherche de ses amis, intérieurement soulagé de retrouver la tranquillité de leur compagnie face aux intarissables discours de la jeune femme. Il y a le droit bien assez souvent déjà avec Armand ; heureusement que ces deux-là ne vivent pas ensemble.

Il trouve la chambre de Christophe à l'autre bout du couloir, guidé par un faible son de guitare électrique que le jeune homme pratique. Il pousse la porte entrouverte sans faire de bruit, inquiet à l'idée de déranger quelque chose, mais le musicien est assis dos à lui, absorbé par sa guitare. Gabriel, allongé sur le lit et les bras croisés sous sa tête, ne le voit pas non plus. C'est juste au moment où il se décide à entrer que celui-ci se met à fredonner sur l'air de la guitare, coupant court à son élan.

Il retient son souffle subitement, stupéfait de découvrir le nouveau talent de Gabriel. Il se souvient vaguement que Christophe ait plaisanté dessus, mais de là à penser que c'était vrai… Sa voix est différente de d'habitude, plus grave et plus profonde, avec une résonnance particulièrement agréable qui ne manque pas de le faire sourire. Pourtant, il n'a pas l'occasion d'en profiter plus longtemps qu'un bruit dans le couloir détourne l'attention des deux garçons, dévoilant par la même occasion la présence de Sacha dans l'entrée.

— Je ne veux rien savoir du ramassis de mensonges que ma sœur a pu te raconter sur moi, grogne Christophe en déposant sa guitare contre le bureau.

— Elle n'a rien dit, le rassure-t-il en entrant dans la chambre.

Gabriel détourne son regard au moment où il le croise, sans doute conscient de son indésirable présence un peu plus tôt, et bondit du lit en époussetant ses vêtements.

— Bon, on y va ?

Christophe le précède hors de la chambre et lorsqu'il passe à la hauteur de Sacha, Gabriel s'arrête une seconde pour effleurer les courtes mèches blondes de ses tempes et lui murmurer avec un petit sourire :

— Ça te va bien.

— Merci, a-t-il tout juste le temps de répondre avant que le jeune homme ne file à la suite de son ami.

L'atmosphère troublée qui règne entre eux depuis ce matin est loin de passer inaperçue, mais il est bien incapable de faire quoi que ce soit pour l'arranger.

Il repense malgré lui à l'étrange soirée qu'ils ont passée, son emportement soudain à cause de la visite d'Emmanuel, et cette décision improbable d'exaucer le souhait de Gabriel pour le garder loin de l'ennemi. Le garder loin de l'ennemi… et juste ça ? Il a réagi sur un coup de tête, une pulsion malheureuse, et étrangement il ne regrette pas encore son geste. Pour la première fois, il se rend compte que quelque chose, quelqu'un , vaut le coup de se battre et de se sacrifier. Quitte à l'embrasser, quitte à jouer au petit ami avec lui… le paiement est faible pour s'assurer de sa sécurité.

Malgré la réticence de Gabriel, il ne peut s'empêcher de croire qu'il s'en tiendra à sa partie du marché, rester loin des drogues et des lames, et même de l'alcool pour faire plaisir à Christophe. Si un peu d'affection peut le garder loin de la mort, alors c'est bien le moins qu'il puisse faire.

Pourtant, lorsqu'ils se sont étendus sous ses draps la veille, lorsqu'il a passé son bras autour du torse de Gabriel pour se réchauffer contre lui, celui-ci s'est montré aussi crispé que d'habitude. Assez pour qu'il constate au bout d'une demi-heure qu'en dépit de son immobilité, il ne semblait pas décidé à fermer l'œil.

― Pourquoi tu ne dors pas ?

— J'en sais rien.

— … ça fait longtemps que tu prends des somnifères ?

— Non, pas tellement. Probablement juste un peu trop pour m'endormir tout de suite.

— Pourquoi tu as commencé ?

Il n'avait pas eu de réponse à cette question et Gabriel n'avait pas bougé d'un iota pendant l'heure suivante, jusqu'à ce qu'il s'endorme lui-même, vaincu par la fatigue. Au réveil, Gabriel était déjà levé, douché après être sorti courir et affairé à préparer le petit déjeuner. Il n'ose pas imaginer à quelle heure il s'est réveillé pour ça… ou s'il a dormi ne serait-ce qu'un instant.

Sans compter qu'une fois face à face derrière leur bol de céréales, le climat tendu instauré par un silence pesant n'a rien fait pour que la journée commence comme il faut. Sacha était le premier à ne pas savoir quoi dire ou quoi faire pour dénouer le malaise, bien trop conscient de l'ambiguïté de leur relation à présent. Gabriel aurait eu tous les droits de l'embrasser, de lui faire savoir qu'il n'avait pas oublié leur marché et qu'il en réclamerait son dû, mais il avait préféré garder le silence. Le silence et ses distances.

Finalement, les seuls mots qu'ils avaient échangés avant d'arriver chez Christophe étaient de brèves formalités communicatives. Et plus le temps passe, moins Sacha trouve la force de dissiper ce mauvais karma qui les enveloppe.

— On va voir quoi déjà ? demande une énième fois Chris en enfilant ses Converses.

— Saw, gronde Gabriel sur un ton exaspéré.

— Ça m'étonnerai, tu détestes les films d'horreur, ricane son ami un court instant avant de se prendre une droite à l'estomac. Ouch ! Pourquoi tu me frappes ?

— Pour que tu arrêtes de me faire répéter. Tu verras quand on y sera, ça t'apprendra à avoir une mémoire de poisson rouge.

Sacha réfrène un sourire et les suit dehors, frissonnant dans son manteau encore humide de la pluie qu'ils ont essuyée en arrivant. Heureusement, seul le vent et une odeur d'orage les accompagnent cette fois-ci sur le chemin du centre commercial. Christophe ne se prive pas de détendre l'atmosphère de son humour plus que douteux, s'attirant le désespoir de Gabriel et un petit rire de la part de Sacha.

Celui-ci prend cependant fin aussitôt qu'une silhouette familière arrive en sens inverse, le faisant aussitôt se maudire de leur mauvais timing.

— Alex ! s'exclame Marine en accélérant soudain le pas, délaissant ses deux amies qu'il reconnaît pour l'avoir fusillé du regard en cours ces dernières semaines.

La jeune fille ignore complètement ses compagnons, autant que son air éberlué, et lui pose une main sur le bras comme s'ils étaient les meilleurs amis du monde.

— Comment ça va ? Je ne pensais pas te voir ici, ce n'est pas vraiment à côté du lycée… oh mais, qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Elle lui saisit la mâchoire et il recule aussitôt, se retenant de grimacer de douleur face à son manque de délicatesse.

— Rien…

— Ça aussi ? ajoute-t-elle en tendant la main vers le pansement à son arcade sourcilière.

— Je me suis cogné. Qu'est-ce que tu veux, Marine ?

— Juste savoir comment ça va. Tu sais, ma mère est infirmière, si tu veux qu'elle jette un œil…

Dans son souvenir, ils ne se sont pas spécialement séparés en de bons termes, et la façon dont la jeune fille a pris soin de le snober depuis lors contraste très étrangement avec cette soudaine attitude enthousiaste.

— Ce n'est rien, vraiment. On m'attend, alors…

Il s'écarte d'un pas mais elle le retient par le bras, son sourire s'élargissant à mesure que l'inquiétude l'assaille.

— Si tu veux passer à la maison un soir, il n'y a pas de problème. On pourra même aller boire un verre ensemble, si tu as un moment ?

Il retient les questions qui lui brûlent la langue, se demandant un instant si ça vaut le coup de déclencher un esclandre ici, en pleine rue, et se contente d'acquiescer pour qu'elle le lâche enfin.

— À plus, alors !

— Hum.

Il rattrape Chris et Gabriel, arrêtés un peu plus loin, et ne rate pas le regard noir que lui lance ce dernier avant de reprendre la route.

— C'est ta nana ? demande Christophe sans une once de tact.

— Ex, répond-il en jetant un coup d'œil à Gabriel, qui fulmine de colère.

— Bah elle n'avait pas l'air de s'en souvenir, pouffe Chris en ignorant complètement la mauvaise ambiance. Bon courage avec les filles collantes, elles ont une imagination débordante pour te rendre dingue. Tu veux un conseil ?

— Lequel ?

— Une bonne vieille scène publique avec des cris et des larmes, il n'y a que ça qui les arrête. Ou qu'elle se trouve un nouveau mec, mais ça demande nettement plus de patience.

Faire une scène en public ? Pas exactement son modus operandi, mais s'il faut en arriver là… cela dit, Marine essaye peut-être simplement d'être amicale. Rien n'interdit d'être ami avec ses ex, après tout.

Hormis peut-être la fureur de Gabriel.

D'ailleurs, celui-ci les distance pour acheter leurs places de cinéma, et lorsque Chris lui fait remarquer qu'ils avaient droit au tarif étudiant, le regard assassin qu'il lui envoie l'abstient de tout commentaire supplémentaire. Heureusement pour eux, le film commence bientôt et la salle est déjà noire lorsqu'ils s'installent au dernier rang, dos au mur, Gabriel entre eux deux.

Sacha laisse passer quelques minutes avant de le pousser doucement de l'épaule pour attirer son attention, inquiet de le voir ruminer pour quelque chose d'aussi stupide qu'une intervention de Marine. Mais son ami l'ignore, résolument fixé sur l'écran.

— Ne sois pas fâché, cette fille n'a pas d'importance, lui chuchote Sacha à l'oreille.

Gabriel tourne légèrement la tête vers lui, juste le temps d'apercevoir son expression dubitative avant qu'il ne se concentre à nouveau sur le film.

— Je ne vais pas la revoir…

Puisque visiblement ses mots n'ont aucun effet, il prend sur lui et glisse sa main sous celle de Gabriel, posée sur l'accoudoir. Pas de réaction non plus, à part celle de sentir les doigts croisés aux siens se crisper. Pourtant, à la lumière de l'écran, il pourrait jurer de l'avoir vu rougir.

Bien que le titre du film, les personnages et l'histoire lui aient complètement échappé, lorsque les lumières se rallument, il n'a pas oublié la façon dont Gabriel s'est finalement détendu près de lui, dont ses doigts se sont gentiment lacés aux siens, et sa main qu'il a caressée machinalement lui a semblé aussi douce que celles qu'il a l'habitude de tenir.

--

— Je ne sais pas pourquoi tu fais ça, mais ce n'est pas un jeu . Alors si c'est ta conscience qui te travaille, trouve quelqu'un d'autre à surveiller.

— Arrête…

— Si tu ne veux pas de moi, ne fais pas semblant.

Dire que ç'avait plutôt bien commencé et qu'en tout juste deux jours, il a déjà réussi à se mettre Gabriel à dos. Celui-ci s'éloigne sans un regard en arrière, le devançant largement sur le chemin du lycée, et il se contente de traîner des pieds derrière lui sans faire mine de le retenir.

Quelque part, il l'a sans doute mérité.

Le retour de leur après-midi cinéma s'était passé sans encombre, aucune intruse ne venant cette fois troubler leur quiétude. Ils étaient rentrés chez Christophe, pour quelques minutes seulement, et Sacha avait ensuite raccompagné Gabriel chez lui. Du travail l'attendait de son côté, que ce soit pour les cours ou répéter ses sonates au violon, et bien qu'il eut aimé rester avec lui, Gabriel n'a pas fait mine de protester lorsqu'il s'est décidé à rentrer. Ni lorsqu'il l'a embrassé, vite et chastement, avant de prendre le chemin de son immeuble.

Juste un baiser, de temps à autre… il n'y avait pas de quoi s'en faire.

Mais une fois dans son lit, il n'avait pas pu s'empêcher de repenser à l'insomnie de Gabriel, à son agitation au moment de s'endormir, à son regard lorsqu'il avait jeté ses somnifères. Des somnifères… depuis quand est-ce qu'il se drogue à temps plein, comme ça ? Depuis Emmanuel, depuis qu'il s'ouvre les veines, depuis… toujours, qui sait ?

Autant dire qu'il n'avait pas dormi tellement plus que son ami, cette nuit-là.

Mais le lendemain, il n'avait pas eu l'occasion de lui en toucher un mot. Gabriel passait sa matinée à la piscine et lui son après-midi à la boutique. Quant au rapide coup de fil de fin de journée, il ne lui avait pas appris grand-chose sur son état de fatigue.

Et ce matin… les premiers mots qu'il a sortis n'étaient pas exactement les plus judicieux.

— Tu as bien dormi ?

— Oui, pourquoi ?

— Rien, juste… comme tu n'as pas beaucoup dormi la dernière fois…

— Tu me demandes quoi, là ? Si je ne suis pas passé à la pharmacie une fois que tu es parti pour faire des stocks de barbituriques ?

— Non, je…

— Tu veux regarder mes poignets aussi, peut-être ?

Et de là, la conversation s'était dégradée à mesure que s'amplifiait la colère de Gabriel, qui a fini par le laisser en plan sur le trottoir. S'il ne s'était pas défendu, c'est d'ailleurs probablement parce que tout cela était tristement vrai. Il voulait savoir comment ça allait, s'il n'avait rien pris, rien bu… pire que Christophe, en somme.

Est-ce que c'est si mal que ça, de s'inquiéter pour ceux auxquels on tient ?

Mais Gabriel l'a juste pris comme un manque manifeste de confiance. Difficile à nier, aussi. C'était leur marché, à la base : je suis avec toi si tu cesses de voir Emmanuel, si tu cesses de te faire du mal. Il en respecte sa part, il est là, alors pourquoi Gabriel n'accepte pas de lui montrer qu'il respecte la sienne ?

Avant qu'il ne s'en rende compte, il est déjà arrivé au lycée et la sonnerie de début des cours lui fait accélérer le pas. Gabriel ne lui accorde pas un regard lorsqu'il retrouve sa place près de la fenêtre, à côté d'Ally, qui hausse les sourcils en l'entendant soupirer.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? chuchote-t-elle tandis que le professeur sort son matériel.

— Rien…

— Allez, je ne vais rien dire. C'est Marine ?

Il lui fait les gros yeux mais finalement, l'opportunité qu'elle lui offre d'éviter de parler de ce qui le tracasse vraiment est trop bonne pour la laisser passer.

— En quelque sorte.

— Raconte.

Il s'efforce de résumer leur rencontre fortuite sur le chemin du cinéma, ainsi que l'étrange façon qu'elle a eue de faire comme s'ils n'avaient jamais rompu et qu'elle n'avait pas tout fait pour l'éviter ou le mépriser ces dernières semaines. Le grognement qu'Ally lui offre en réponse le laisse un peu perplexe, du moins jusqu'à ce que le professeur se retourne pour corriger un exercice et qu'elle puisse lui expliquer le fond de sa pensée.

— Ce que je sous-entendais en disant de te méfier de Marine, c'est ça justement. Elle va essayer de te récupérer, et ça ne sera pas forcément avec des moyens très respectables.

— Me récupérer ? Pourquoi ?

— Tout le monde sait que tu l'as jetée comme une vieille chaussette, glousse Ally en toussotant pour se donner le change. Si tu la reprends, elle sauve son honneur et gagne une occasion de te plaquer sans remords, juste par vengeance.

— Je ne pense pas qu'elle ferait ça, répond Sacha sur un ton dubitatif.

— Tu ne sais pas de quoi les filles sont capables. Et Marine n'est pas amie avec ses ex, c'est une certitude. Donc quoi qu'elle cherche à faire, ce n'est pas bon pour toi.

Pas bon pour lui ? Qu'est-ce qui est bon pour lui ces derniers temps, de toute façon ? Culpabiliser au sujet de sa mère, au sujet de Gabriel, faire tout ce qu'il ne faut pas et s'enterrer dans les ennuis ? Que Marine cherche à lui mettre le grappin dessus ou non, finalement… ce n'est pas le premier de ses soucis.

— Elle se lassera, dit-il avec autant de conviction que possible.

Un nouveau silence passe, le temps pour le professeur de scanner la salle de son regard courroucé, puis juste avant que la sonnerie ne retentisse, les derniers mots d'Ally le font se retourner :

— N'en sois pas si sûr.

Ses camarades partent en direction du cours de langues pendant qu'il se dirige vers la salle d'étude, heureusement dispensé d'apprendre autre chose que l'anglais grâce à un arrangement de l'établissement qui lui a permis de passer le russe à l'examen final. Se concentrer sur ses devoirs le détourne un moment de ses préoccupations, et l'habituel quotidien mouvementé du lycée l'en garde éloigné jusqu'à la fin de la journée.

— Laisse tomber, Chris viendra me chercher, grogne Gabriel lorsqu'il lui propose de l'attendre jusqu'à la fin de son entraînement.

— Ça ne me dérange pas…

— Sérieusement, laisse tomber. J'ai assez de lui sur mon dos, ce n'est pas la peine de monter un club.

Sans être foncièrement agressif, la froideur des paroles de Gabriel le fait grincer des dents alors qu'il se retient d'envenimer le débat. De toute façon, le jeune homme ne l'a pas attendu pour traverser le bâtiment en direction de la piscine, le laissant ruminer seul sa frustration sur le chemin inverse.

Déterminé à calmer ses nerfs de façon un peu plus constructive qu'en tournant en rond dans sa chambre, il se dirige vers la boutique d'Armand où, au lieu de l'habituelle tignasse brune, une longue chevelure rousse attire son attention.

— Ah, Sacha ! l'interpelle Armand de l'autre côté du comptoir.

Il contourne précautionneusement leur cliente pour le rejoindre et ce n'est pas sans surprise qu'une fois face à elle, il reconnaît sa partenaire du concert de charité auquel il avait participé. Ils se jaugent un instant sous le regard curieux d'Armand, le rouge montant aux joues de Sacha face à l'insistance de celui de la jeune femme, qui lui tend finalement la main avec un sourire amical.

— Je ne pensais pas que l'on se reverrait ici, dit-elle en penchant la tête sur le côté pour afficher sa surprise.

— Je… travaille ici, répond-il sans parvenir à masquer l'embarras dans sa voix.

— C'est mon apprenti, ajoute Armand avec un immense sourire en lui passant un bras autour des épaules. C'est moi qui l'ai convaincu de se libérer pour le concert, une bonne idée non ?

— Très bonne idée, glousse-t-elle.

— Sacha, tu tombes bien, continue-t-il en se tournant vers lui. Vanessa a eu vent des deux pianos que j'ai ramenés de Prague et elle serait intéressée par le demi-queue que l'on a dépoussiéré la semaine dernière.

— Ah ? répond Sacha à défaut de mieux.

— Je déménage le mois prochain pour un appartement plus grand, explique-t-elle, donc je pensais troquer mon piano droit contre un plus…

— … somptueux, l'interrompt Armand pour lui provoquer un petit rire. Je lui disais donc que si elle voulait, elle pourrait passer régulièrement voir l'avancement des travaux maintenant que toi et moi allons nous concentrer sur ça.

— Bien sûr, accepte Sacha en souriant à son tour à la jeune femme.

― C'est la première fois que j'assiste à une rénovation, ça me fait très plaisir de pouvoir venir observer.

― Et ça nous fait très plaisir d'avoir un aussi bon public, renchérit Armand avec un clin d'œil.

Tandis que ce dernier récupère un calendrier pour planifier l'avancée des travaux, Sacha précède Vanessa dans l'arrière-boutique, jusqu'au long piano de bois brut qui repose sous un drap blanc. Armand l'inclut dans la conversation sur les modifications à apporter, n'hésitant pas à lui demander son avis, et il se surprend à trouver cette implication naturelle bien que son opinion ait peu de poids face au savoir d'un luthier. Cette confiance que lui voue Armand, il s'en étonnera toujours. S'il pouvait en faire autant avec Gabriel…

Cependant, ses petits problèmes vont devoir attendre ; ce n'est pas exactement le moment de venir pleurnicher sur l'épaule d'Armand. Ça ne le sera jamais, d'ailleurs.

Ses problèmes, il va devoir les résoudre seul. Et vite.

--

― Gabriel, c'est ridicule…

― Je sais, je suis ridicule, si on pouvait éviter d'en parler constamment…

― Ce n'est pas ça…

― Écoute, j'ai un oral d'italien ce matin et cinq heures d'entraînement cet après-midi, alors je n'ai pas le temps de discuter.

Dire que parler avec lui est frustrant est trop faible pour exprimer ce que ressent Sacha à cet instant. D'accord c'est de sa faute, d'accord il l'a cherché, mais tout de même… un peu de tact ne ferait pas de mal de temps à autre. Une indicible envie de le secouer pour lui faire passer sa maudite tendance à l'égocentrisme mélodramatique le prend, qu'il apaise en se convaincant que Gabriel n'est pas toujours comme ça, qu'il se montre juste un peu susceptible et que ça lui passera assez vite. De toute façon, il n'a pas d'autre choix qu'abandonner son ami à ses cours pour s'occuper de son propre programme de la journée, différent mais non moins chargé.

Audrey, sa partenaire de piano du cours de musique, le sort quelque peu de sa morosité en lui proposant une petite variation sur le thème de la symphonie que leur professeur persiste à leur faire réviser pour le récital de fin d'année. L'arrangement peu catholique de l'œuvre de Beethoven a le mérite de les faire rire et il se surprend à lui avouer les raisons de sa mauvaise humeur, sans rentrer dans plus de détails qu'une dispute entre amis qui se solde par le refus du plus têtu d'écouter ses excuses. Audrey l'écoute patiemment, réfléchissant visiblement à une solution pour ce problème, et c'est lorsque la sonnerie de fin des cours retentit qu'elle lui offre le meilleur conseil qu'elle ait finalement trouvé :

― Surprends-le.

C'est pour ça qu'un quart d'heure plus tard, planté devant les vestiaires de la piscine, Sacha réfléchit intensément à ce qu'il pourrait faire pour surprendre agréablement Gabriel. Tout ça n'est qu'une histoire de manque de confiance, n'est-ce pas ?

Dans ce cas, il va lui en donner, de la confiance.

Traversant le pédiluve qui mène aux bassins, il relève son jean pour lui épargner d'y tremper et avance jusqu'à la ligne d'entraînement des nageurs. Ils ne sont que trois à s'entraîner, séparés chacun d'une ligne de flotteurs, et Guillaume ne semble pas prêter autant attention à son équipe qu'au groupe de jeunes filles en maillot qui discutent avec lui sur les gradins.

Sacha s'approche du centre du bassin pour s'accroupir devant la ligne d'eau de Gabriel, du moins s'il ne fait pas erreur. Il n'y a plus de doute lorsque celui-ci s'arrête devant lui, d'abord surpris puis perplexe, attendant visiblement une raison à sa présence.

― Il faut que je te parle, annonce-t-il sur un ton inflexible.

― Et moi il faut que je nage, ça attendra.

Sans traîner une seconde plus, Gabriel effectue son demi-tour aquatique en donnant assez de force à sa poussée pour ne pas avoir à émerger avant le milieu du bassin. Préparé à cette réaction, Sacha soupire mais ne se laisse pas déstabiliser pour autant. Au diable ses réticences, il est temps de mettre en place le plan B.

D'un mouvement leste, il ôte son tee-shirt et son jean, qu'il abandonne au bord du bassin, et c'est vêtu d'un caleçon de bain enfilé pour l'occasion qu'il se laisse glisser dans l'eau froide en s'efforçant de respirer calmement. Du moment qu'il ne pense pas à toute cette eau qui l'entoure, à sa frayeur de l'autre fois et la distance du fond qui s'éloigne à chaque mouvement, tout ira bien. Ne pas y penser et se concentrer sur son but : Gabriel.

Personne n'a manifesté le moindre intérêt à son opération, tous absorbés dans leur occupation respective, mais lorsqu'il commence à nager maladroitement dans la ligne d'eau, le jeune homme qui lui fait face quelques mètres plus loin arrête sa course pour se figer au milieu de l'eau.

Se concentrer sur son but.

Il avance doucement mais sûrement, se rapprochant petit à petit de la silhouette immobile, mais une fois les mètres entre eux réduits à une faible poignée il sent son attention faiblir. Les remous de l'eau lèchent de plus en plus haut sa nuque et soudain, un vent de panique bloque ses membres en plein mouvement. Ses oreilles se mettent à bourdonner et il ferme les yeux de toutes ses forces, déterminé à continuer pour ne pas se laisser couler comme un roc, mais toute la volonté du monde ne suffit pas à faire reprendre le mouvement à ses membres. Non, ce qui le fait avancer, c'est le bras qui vient de se glisser autour de sa taille afin de l'amener à la verticale et lui faire rejoindre le bord le plus proche.

― Si tu veux me suppléer, il va falloir t'entraîner encore un peu, plaisante Gabriel sans faire mine de le lâcher.

Bien que le contact du carrelage soit rassurant, celui du corps contre le sien l'est encore plus. Il ouvre les yeux pour croiser le regard amusé de son ami, pour la première fois dénué de colère et de suspicion, et il ne peut s'empêcher de rire nerveusement pour faire passer le malaise.

― Les vingt plus longs mètres de ta vie, hein ? se moque gentiment Gabriel.

― Laisse-moi me remettre à respirer et je te réponds.

― Et si tu m'expliquais, plutôt ?

Lâchant le bord au profit d'une épaule musclée, Sacha se met face à lui, retrouvant son expression déterminée.

― Il faut que je te parle. Je sais que je n'ai pas…

― Ok, j'ai compris, soupire Gabriel avec un petit sourire. Je t'écoute, mais pas ici.

― Mais…

― Promis, je ne m'enfuirai pas, mais sors de cette piscine sinon tu vas nous faire couler tous les deux à force de trembler.

À la force des bras, et aidé par un semblant de poussée, il s'extrait du bassin pour s'agenouiller en son bord, la respiration toujours un peu haletante. À peu de choses près, il aurait eu de jolies petites étoiles devant les yeux et sûrement une bonne tasse d'eau chlorée dans les poumons. Gabriel jaillit à son tour de l'eau, s'en extirpant aussi gracieusement qu'une anguille, avant de lui tendre la main pour le relever.

― Tu veux prendre une douche ? demande celui-ci alors qu'il ramasse ses vêtements de l'autre côté de la piscine.

― Je ne sais pas…

― Tu devrais, le chlore ça assèche la peau.

La discussion se poursuit donc au milieu des douches communes, Sacha occupé à se savonner à l'aide du gel douche que lui a lancé Gabriel. Celui-ci le regarde depuis le banc où il est assis, bras croisés et silencieux.

― Tu ne te laves pas ? s'étonne-t-il en rinçant la mousse de son corps.

― J'y retourne après, il faut que je fasse quelques longueurs encore.

― Pourquoi ? Tu n'es pas déjà là depuis longtemps ?

― Je m'entraîne pour le marathon, samedi…

― Tu cours ?

Il fronce les sourcils en se demandant soudain de quoi est en train de parler son ami. Il le saurait, s'il y avait un marathon bientôt… l'entraîneur le harcèle depuis des mois pour qu'il participe au prochain.

― Aquatique, ajoute Gabriel en souriant. Ils organisent une journée endurance à la piscine du lycée, de dix à dix-neuf heures.

― Tu vas nager pendant neuf heures ?

― Pourquoi pas ?

Sacha lui fait les gros yeux mais ne répond rien, conscient que Gabriel est sûrement capable de ce genre de prouesse et que douter de lui serait sûrement une mauvaise idée à cet instant. Il est censé être là pour s'excuser en bonne et due forme, après tout.

Attrapant la serviette posée devant lui, il se sèche sommairement, puis enfile à nouveau ses vêtements pour venir s'asseoir près de Gabriel, occupé à ébouriffer ses cheveux aplatis par le bonnet.

― Je ne fais pas ça pour soulager ma conscience, commence-t-il en gardant les yeux fixés sur les gouttes d'eau qui longent les joints du carrelage. Et je ne fais pas semblant non plus… j'ai vraiment envie d'être avec toi.

Il sent le regard de son ami braqué sur lui, avec assez d'insistance pour lui creuser un trou dans le crâne, mais se garde bien de le croiser.

― Ce n'est pas une question de confiance, je m'inquiète juste pour toi comme je m'inquiète pour les gens à qui je tiens, c'est-à-dire pas grand monde. Alors, je suis désolé si tu l'as mal pris mais je n'insinue pas que tu fais des choses dans mon dos… je veux juste savoir si ça va.

― Et moi je veux savoir ce que je suis, pour toi.

Il avale bruyamment sa salive, surpris par la réponse de Gabriel, bien que celle-ci lui semble terriblement raisonnable maintenant qu'il l'a dite. Chacun ses insécurités, sans doute…

Il lève enfin les yeux, rassuré de voir ceux de son ami briller. Une once d'angoisse y perce comme elle doit sûrement percer dans les siens, et la meilleure réponse qu'il trouve à cet instant est de passer ses bras autour de Gabriel pour le serrer contre lui, la tête posée contre son épaule.

― Tu es… мой самый важный человек [1], murmure-t-il en caressant le dos nu et légèrement humide sous ses doigts.

Le silence qui s'en suit est confortable, assez pour que Gabriel pose une main contre son flanc et presse un peu plus son menton dans son cou.

― Ça a l'air assez bien pour que je n'aie pas envie que tu traduises, lâche-t-il finalement en s'écartant, un sourire contagieux aux lèvres.

Et avant que Sacha n'ait le temps d'ajouter quoi que ce soit, il lui montre l'intérieur de son poignet gauche avec une petite expression gênée. Les cicatrices qui s'y trouvent sont blanches, proches de la guérison, et lorsqu'il les caresse doucement de son pouce Gabriel ne peut réprimer un petit frisson qui l'amuse.

― Je vais bien, dit-il en relevant les yeux pour croiser les siens.

Une insidieuse envie de l'embrasser le prend soudain, espérant ainsi imprimer ce sourire et ce regard brillant sur son visage pour un petit moment supplémentaire. Mais quelque chose, d'à la fois stupide et important, le retient : n'est-ce pas le genre de geste à garder loin des regards ? Bien qu'il n'y ait personne à ce moment dans les vestiaires, la possibilité que la situation change à tout moment est suffisante pour le mettre en garde.

Ce n'est pas le moment de courroucer à nouveau Gabriel pour une action aussi futile.

Il se contente donc de lui effleurer la joue avant de se relever, pliant au passage la serviette pour la déposer sur le banc.

― On se voit demain ? demande-t-il sur un ton incertain.

― Oui, à demain.

--

― Je t'emmène ? lui propose un des coureurs alors qu'ils sortent tous des vestiaires du stade, sac sur le dos et cheveux encore humides de la récente douche.

― Où ? s'étonne Sacha en entendant les autres discuter de leurs arrangements de transport.

― Ah merde, j'ai oublié de te le dire mardi, s'exclame Hughes en les rejoignant au petit trot. Ce soir on fait une petite fête chez moi, à moitié pour fêter le début de la saison d'athlé, et aussi pour les nageurs qui ont fait l'épreuve d'endurance aujourd'hui.

Il sourit en pensant à sa petite entrevue avec Gabriel en début d'après-midi, lorsque son ami s'était arrêté de nager quelques instants pour boire. Contrairement à d'habitude, ses cheveux étaient simplement noués en une petite queue et il n'avait gardé que son maillot réglementaire pour l'épreuve. Sacha avait pris plaisir à le regarder nager un moment, alternant entre le crawl et la brasse pour ménager ses forces, puis s'était résolu à partir pour l'entraînement de course où on l'attendait.

― … faut à tout prix que tu viennes ! poursuit Hughes sans avoir remarqué son inattention. À moins que tu veuilles rester avec moi d'ici que les nageurs sortent ? Je dois ramener mon frangin et ceux qui auront survécu aux neuf heures de torture.

― Max a lâché il y a deux heures, je crois qu'il ne reste plus que Benoît et Gaby, lui indique leur compagnon en parcourant les messages de son téléphone. Tu ramènes les filles aussi ?

― Non, Anne-So les dépose chez elles. Tu ne te rends pas compte, il faut qu'elles se changent avant de venir et tout…

Les deux garçons se mettent à rire et Sacha les imite, surpris de sa soudaine bonne humeur à l'idée de passer la soirée avec Gabriel, qu'il aurait pensé trop fatigué pour vouloir le voir. Après avoir accepté la proposition de Hughes, ils se rendent ensemble à la piscine, animée d'un brouhaha loin de l'habituelle quiétude des lieux. Son ami lui propose d'attendre leurs passagers sur les marches, le temps d'une pause cigarette, profitant des derniers rayons du soleil sur leur peau avant que le crépuscule ne vienne prendre le relais.

Avec lui débarquent Gabriel et son collègue, se traînant au milieu de la foule sur le départ, que Hughes réceptionne d'une grande claque sur l'épaule de chacun.

― Je dirai à maman que tu recommences à me martyriser, grogne celui qu'il devine être Benoît.

Gabriel ne semble pas avoir la force de réagir, n'esquissant qu'un faible sourire en voyant Sacha les accompagner en direction de leur taxi.

― Prêts pour une super teuf ? les charrie Hughes une fois au volant, alors que les deux garçons ont fermé les yeux à l'arrière.

― Je crois qu'ils sont plutôt prêts à dormir, fait remarquer Sacha.

― C'est juste le contrecoup, ça va passer. Dans dix minutes, ils auront toutes les nanas sur eux à jacasser de l'événement, ça va les tenir éveillés.

Et bien qu'il doute sérieusement de l'effet de sa supposition sur Gabriel, il préfère garder le silence jusqu'à destination.

La maison de leur hôte se trouve dans les standards de celle de Gabriel, située au milieu d'un verdoyant jardin qu'ils traversent pour atteindre l'entrée. La musique bat déjà son plein dans le vaste salon qui leur fait face, peuplé d'une colonie d'adolescents et de jeunes adultes à différents stades d'ébriété. L'accès aux étages a été condamné par une barrière semblable à celles destinées à repousser les enfants mais Hughes l'ouvre pour eux, leur faisant signe de monter.

Benoît se dirige sans détour vers ce que Sacha suppose être sa chambre, y abandonnant son sac ainsi que ses chaussures, puis troquant son tee-shirt délavé pour un sweat-shirt à capuche noir assez semblable à celui qu'il porte lui-même. Gabriel l'imite, conservant cependant sa veste de survêtement à défaut de mieux, avant de rattacher ses cheveux quasiment secs en une petite queue de cheval aux allures de palmier horizontal.

― J'ai la dalle, grogne Benoît en faisant demi-tour vers le salon.

― Idem, lâche Gabriel en lui emboîtant le pas.

Hughes les abandonne au pied de l'escalier, indiquant à son frère et ses hôtes de se servir en pizza ou dans le frigo, pour rejoindre une brunette qui lui fait de grands signes. Benoît opte pour une part de pizza froide abandonnée au fond d'une boîte mais Sacha devine que la viande qui s'y trouve ne doit pas susciter l'envie de son ami.

― Tu veux que je te prépare quelque chose ? propose-t-il en tapotant l'épaule de Gabriel, au regard perdu dans le vide.

― Hum ? Oui, si tu veux…

Il lui emboîte le pas jusqu'à la cuisine, occupée mais pas encore bondée, et s'attelle à rassembler quelques ingrédients pour lui cuisiner un repas décent. L'omelette aux poivrons est acceptée d'un bref hochement de tête et un petit quart d'heure plus tard, il lui tend une assiette ou trône un roulé d'une belle couleur dorée à l'aspect appétissant. Gabriel réquisitionne une chaise pour s'y attaquer tandis que Sacha nettoie les ustensiles, attendant patiemment que son ami ait fini de manger, appuyé contre le rebord du plan de travail.

― Ça va mieux ? plaisante-t-il lorsque celui-ci se lève pour déposer son assiette immaculée dans l'évier.

Ce faisant, il vient se placer juste devant Sacha qui en bloque l'accès. Le jeune homme ne peut résister à poser une main sur sa hanche, par prétexte de le retenir, et appuie une brève seconde sa tempe contre celle de Gabriel pour s'imprégner de l'agréable parfum de son shampooing.

― Tu veux autre chose ? murmure-t-il au creux de son oreille.

― Non merci, je vais juste aller m'asseoir, répond l'intéressé en déposant une furtive caresse sur son bras avant de rejoindre le salon.

Une seconde, Sacha croise le regard d'Ally qui semble surprise, figée ainsi dans le couloir, mais s'en désintéresse aussitôt. Le sourire aux lèvres, il suit Gabriel jusqu'au divan, amusé de le voir sortir un mensonge éhonté aux filles qui s'y trouvent pour les faire rejoindre des amis imaginaires censés les chercher. Le jeune homme s'étend alors de tout son long entre les coussins, s'y étirant comme un chat avant de s'installer sur le côté, un bras replié sous sa tête en guise d'oreiller.

― Tu me fais une place ? demande Sacha en tapotant ses pieds nus.

Gabriel replie ses jambes le temps qu'il s'assoie et ne résiste pas lorsqu'il les reprend pour les poser sur ses genoux. Les fermetures éclair du fin pantalon de sport en coton noir qu'il porte sont remontées jusqu'à mi-mollet et Sacha pose ses mains sur sa peau découverte sans réfléchir. À sa grande surprise, celle-ci est douce, lisse et blanche comme une peau de bébé. Il caresse ses chevilles et au-delà, amusé de constater qu'il se rase d'aussi près que la plupart des filles qu'il connaît. Un coup d'œil en direction de Benoît, qu'il repère grâce à son immanquable coupe militaire, ne lui indique en rien si l'étrange rituel est appliqué par toute l'équipe ; le jeune homme est endormi sur un fauteuil, tandis qu'une petite blonde assise sur ses genoux entretient la conversation avec son amie juchée sur l'accoudoir.

Peu importe ; il reporte une fois de plus son attention sur Gabriel, caressant du bout des doigts l'arrière de son mollet jusqu'à venir effleurer le creux du genou. Un spasme suivi d'un frisson lui laisse entendre que sa victime est chatouilleuse mais au lieu d'en profiter, il effleure une dernière fois la peau lisse avant d'écarter délicatement ses jambes pour se relever.

Guidé par la soif, il s'empare de la première bouteille de soda qu'il trouve et d'un gobelet en plastique. Son action n'est pas passée inaperçue d'un groupe de filles, dont certaines qu'il reconnaît des cours de musique se sentent obligées de lui faire la conversation. Lorsqu'il parvient à s'en détacher, c'est Ally qui vient lui parler de ses récentes découvertes littéraires, rapidement supplantée par deux coureurs d'endurance curieux de ses futurs projets de compétition. C'est donc non sans mal qu'il parvient finalement à surmonter les embûches dont le chemin vers le canapé est semé, pour se trouver face à une dernière épreuve qui le coupe un instant dans son élan.

Assises sur la table basse, face à Gabriel, deux jeunes filles aux couleurs de cheveux aussi brillantes qu'artificielles sont en train de glousser discrètement, leur attention focalisée sur le jeune homme endormi. L'une des deux se penche alors pour attraper délicatement la fermeture éclair de la veste de Gabriel et la descendre lentement, dévoilant son torse nu et imberbe. Sacha retrouve aussitôt ses moyens, bien décidé à les arrêter avant qu'il ne se retrouve totalement exposé ; néanmoins, ce n'est pas sans ressentir lui-même un léger embarras à la vue d'un téton rose, pointant sous le pan de tissu qu'un mouvement inconscient de Gabriel a écarté, qu'il met fin à leur jeu.

― Si vous permettez, lance-t-il poliment en remontant la fermeture éclair d'une main pour secouer son ami de l'autre.

Le visage des voyeuses vire à l'écarlate et elles s'enfuient avant que Gabriel ne sorte de sa léthargie, momentanément déconcerté par son environnement.

― Je te ramène, ça devient dangereux pour toi, dit Sacha en l'aidant à se mettre assis.

― Quoi ? demande-t-il d'une voix encore ensommeillée.

― On rentre ?

― Hum… d'accord.

Un détour par l'étage s'impose pour récupérer leurs affaires et après avoir remercié Hughes de son hospitalité, Sacha passe son manteau sur les épaules de Gabriel en se dirigeant vers l'arrêt de tramway le plus proche. Une bonne chose qu'ils soient partis assez tôt pour rentrer par leurs propres moyens.

Lorsqu'il se retrouve assis sur un siège de plastique vert, le front de Gabriel posé contre son épaule sans la moindre retenue, Sacha ne peut s'empêcher de penser à sa réaction face au geste des deux jeunes filles. Voir quelqu'un toucher à Gabriel l'avait gêné, agacé aussi, et s'il n'avait pas fait preuve de retenue il ne doute pas que son énervement n'aurait pas tardé à se manifester. Qu'en déduire, à présent ? Que Gabriel a un impact sur sa jalousie, habituellement inexistante, ou simplement qu'il prend son rôle de protecteur un peu trop au sérieux ?

Quoi qu'il en soit, cette nuit, c'est lui qui aura le loisir de le regarder dormir, et il n'y aura pas la moindre indésirable pour venir l'en empêcher.

 

[1] la personne la plus importante pour moi

 

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