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-11. The Limit To Your Love
J’aime tous les soucis que tu me causes
Je sais que je suis le seul à pouvoir me sauver

Feist, 2007

 

C'est fou comme ça devient difficile de mentir, se mentir surtout. Faire semblant que ça suffit, que le reste n'a pas d'importance, que les sentiments qui lui rongent le cœur ne sont que des illusions.

C'est fou comme ça devient difficile de ne pas se faire mal.

D'abord, accepter d'assumer ses erreurs, baisser les yeux devant Chris parce qu'il n'y a pas assez de mots pour faire passer la culpabilité, les baisser devant Sacha parce qu'il n'a pas la force de soutenir son regard. Puis s'excuser, sans doute pas assez, ou pas assez sincèrement, alors qu'au fond de lui il ne peut que regretter ses actes ; naître, en tête de liste. Mais ça, il vaut mieux qu'il évite de le dire, parce que Chris s'inquiète déjà bien trop, que Lena l'appelle déjà assez souvent, que sa mère pourrait bien finir par le cerner et qu'il ne faudrait pas qu'elle justifie les projets d'emprisonnement qu'elle lui réserve.

Sourire et faire semblant, jouer sur l'ignorance, afficher un peu de désinvolture pour masquer ces plaies qui ne se referment pas, c'est tout ce qu'il reste à faire. Jouer le jeu encore un peu, espérer.

Penser qu'il y a encore assez de somnifères pour dormir une nuit de plus.

— Gabriel, si on te fait chier, il faut le dire, soupire Ally en lui tapant le bras de son critérium.

Il lève brusquement la tête de surprise et se souvient qu'ils sont en classe, supposés travailler, et qu'il n'a fait qu'illustrer sa page blanche d'arbres noueux.

— Quoi ?

— Bah t'en penses quoi ? demande-t-elle en croisant les bras avec un air de défi.

— C'est génial, répond-il du tac au tac.

Sacha se retient de rire à côté de lui et Ally tape du poing sur la table pour leur rappeler son agacement.

— Tu ne sais même pas de quoi on parle ! Ce n'est pas un cadeau de bosser avec toi, hein…

— Ah mais moi, je me barre quand tu veux, rétorque-t-il avec un sourire en coin. Si tu crois que ça m'intéresse…

— Arrêtez de vous disputer, les calme Sacha en donnant un coup de genou à son voisin pour qu'il reste assis. Elle disait juste que le dernier livre qu'on a ramené n'est pas intéressant.

— Et ? Je ne l'ai pas lu, de toute façon.

— C'est marrant mais ça ne m'étonne même pas, grogne Ally.

— Ça va, si je lisais tous les torchons que tu ramènes du CDI, j'aurais pas fini.

Gabriel sort des pages de notes d'une pochette et les lui tend.

— Tiens, six pages sur pourquoi la réalité est assez pourrie pour que le poids de la fiction non réaliste ait augmenté au cours du dernier siècle. Ça suffit pour que j'aie le droit d'avoir la paix pendant les discussions chiantes ?

— Si tu l'as tourné comme ça… soupire-t-elle en feuilletant les notes.

Bien sûr qu'il ne l'a pas tourné comme ça ; ce n'est pas parce que ce sujet ne l'intéresse pas d'un iota qu'il n'est pas capable d'écrire des pages de discours pompeux dessus. Il jette un coup d'œil à Sacha, qui a l'air de prendre tout ça avec un calme surréel, et se demande bien pourquoi lui aussi ne peut pas se montrer civilisé de temps à autre.

— Et pour la place de l'illustration ? continue la jeune fille en surlignant une partie de son plan.

— Passe-moi ton bouquin, je t'illustre un passage et tu fais un speech dessus.

Elle lui fait les gros yeux mais il n'attend pas sa réponse pour s'en emparer, l'ouvrant à une page marquée d'un scotch de couleur à la recherche d'un passage intéressant. À main levée, il se met alors à griffonner une scène sur sa feuille, un décor de palais, des silhouettes en tenue de bal et quelques accessoires pour meubler la pièce. Sacha discute de l'organisation du travail pendant ce temps, détournant malgré lui son attention, et c'est avec un peu plus de temps que nécessaire qu'il renvoie le livre et l'illustration à Ally.

— C'est juste pour donner une idée. Tu insères ça et tu expliques pourquoi, tout en apportant un plus au récit, l'illustration ne se montre pas indispensable.

Mais alors qu'il attend sa réaction, celle-ci garde le silence, le regard fixé sur le dessin.

— Quoi ? C'est juste un brouillon, je ferai ça bien, hein…

— Comment tu fais ça ? ! s'exclame alors la jeune fille avec une expression extatique.

— Avec un crayon, tiens.

— Non, mais… c'est incroyable ! Je ne savais pas que tu savais dessiner !

— Bah tu vois, si.

— Pourquoi tu ne fais pas partie du club de dessin, alors ?

— Parce que, répond-il en faisant une grimace. Déjà, il n'y a que des connes, et puis reproduire des fruits dans un vase, merci bien.

— Il fait des portraits, lâche alors Sacha.

— Des portraits de qui ?

— N'importe qui, continue le jeune homme en ignorant le regard réprobateur de son ami.

— Tu ferais un portrait de moi ? demande-t-elle avec espoir.

— Comme si je n'avais que ça à faire…

Il ne peut s'empêcher de se sentir embarrassé par la tournure que prend la conversation, et malgré son envie de maudire Sacha pour en avoir rajouté, il ne peut se résoudre à lui en vouloir.

— Tu vois, dit celui-ci alors qu'ils prennent ensemble le chemin du retour, ce n'est pas si dur d'être sociable de temps en temps.

— C'est sûr, tu es un modèle de sociabilité, pouffe Gabriel en enfilant ses gants.

— Je ne repousse pas tous ceux qui viennent me parler, au moins.

— Hum… je me souviens pourtant de quelqu'un qui n'avait pas très envie que je lui parle, le premier jour.

— J'aurais peut-être mieux fait de t'éviter, c'est vrai.

Il fait mine de bouder à la plaisanterie et se retient de résister lorsque son ami lui passe un bras autour des épaules pour faire passer sa moue. Enfin, il se retient aussi de se blottir contre lui, conscient que trouver une juste mesure est de plus en plus nécessaire avec lui.

De plus en plus difficile, aussi.

Mais soudain, Sacha se crispe à ses côtés et lui fait signe de garder le silence. Ils ralentissent le pas, puis son ami le tire dans une rue qui s'écarte de leur route.

— Qu'est-ce qui te prend ? chuchote-t-il en le retenant d'accélérer.

— On nous suit.

Gabriel fronce les sourcils, dubitatif. Tandis que devant eux, la rue se rétrécit progressivement pour ne devenir qu'une avenue sinueuse entre les vieux immeubles, il sent l'inquiétude de son ami s'infiltrer dans son corps et tendre ses muscles en prévision de la menace invisible.

Puis Sacha s'arrête net et se retourne brusquement, manquant de les faire entrer en collision.

— C'est dommage, tu avançais encore un peu et je t'avais dos au mur, dit une voix inconnue derrière lui.

Il se retourne à son tour et tombe nez à nez avec deux individus louches, dont l'un lui rappelle bizarrement quelque chose.

— Tu me suis, maintenant ? dit calmement Sacha. Ça ne t'a pas suffi la dernière fois…

— Tu plaisantes, j'espère, ricane l'inconnu. Ta petite attaque-surprise… ça ne marchera pas deux fois.

— Qui t'a dit où me trouver ?

— Pas trop difficile de suivre la trace d'un blondinet qui passe ses nerfs sur les petites frappes locales, surtout un qui jure en hébreu.

— Tu as encore du travail sur les langues, rétorque Sacha en faisant craquer ses doigts. Qu'est-ce que tu veux ?

— Te laisser un souvenir…

Il n'a pas le temps de finir sa phrase que le poing de Sacha lui arrive en plein visage, et la force du choc le fait reculer de quelques pas.

— Gabriel, va-t'en, gronde-t-il sans le lâcher des yeux.

— Pas question.

Il lance son sac et sa veste au pied du mur, prêt à se battre aussi s'il le faut. Même si c'est la première fois, même s'il ne sait pas vraiment ce qui a déclenché les hostilités, il est hors de question qu'il passe pour une fille à s'enfuir.

Il faut bien commencer un jour, après tout.

Le second individu reporte son attention sur lui et il le laisse venir, réfléchissant à toute vitesse à la façon la plus judicieuse de réagir. Observer ses mouvements, repérer ses points faibles… il se prend un premier coup à l'estomac, surpris de ne rien avoir vu venir, et profite de la tentative suivante pour lui intercepter le bras et le retourner sans ménagement. À défaut de la supériorité technique, il dépasse visiblement son rival en force, et une simple augmentation de la pression sur son bras suffit à plier le jeune homme en deux.

Quelques mètres plus loin, Sacha est en train de poursuivre l'assaut sur son adversaire. Les deux garçons semblent éviter autant de coups qu'ils en prennent mais un sentiment d'horreur s'empare de Gabriel lorsqu'il voit briller dans la main de l'inconnu la lame d'un cran d'arrêt. Une lame qui vient de manquer son ami de peu.

— Sacha ! crie-t-il en guise d'avertissement.

L'effet inverse se produit, la distraction causée par son appel résultant en une belle entaille sur l'abdomen de ce dernier. Il n'a même pas le temps de se maudire que son propre adversaire se dégage dans un sursaut, lui envoyant un coup de talon dans le tibia pour se retourner librement.

La douleur le paralyse quelques secondes, quelques secondes de trop alors qu'un nouveau coup de poing lui arrive à la mâchoire. Il recule malgré lui, s'exposant à la prochaine attaque, mais parvient à se reprendre juste à temps pour stopper la course de son opposant d'un coup de genou dans le bas-ventre. Celui-ci se retrouve une nouvelle fois plié en deux, gémissant de souffrance, et avant que Gabriel n'ait le temps de faire quoi que ce soit, Sacha surgit à ses côtés pour s'appuyer sur le garçon afin de lui envoyer son coude derrière la tête.

La manœuvre suffit à ce qu'il perde conscience et Sacha se retourne aussi pour agripper le bras de Gabriel et le tirer en arrière. Pas besoin de parler, son regard suffit à lui faire comprendre qu'il doit rester en retrait, et bien que ce ne fût pas dans ses intentions Gabriel s'exécute.

Il regarde attentivement la danse des deux adversaires, Sacha se concentrant sur des droites bien placées alors que l'autre tente maladroitement de le blesser au couteau. La coupure au flanc de son ami saigne toujours, élargissant la tache sombre qui se dessine sur son sweat-shirt, et il sent ses mouvements ralentir, sans doute à cause de la douleur.

Pas moyen qu'il reste éternellement derrière.

Tandis que Sacha profite d'un moment d'inattention pour plaquer son opposant au mur, Gabriel saute sur l'occasion pour bloquer le bras tenant le couteau, bien décidé à le lui faire lâcher. Il lui écrase le poignet une première fois, s'attirant un cri de surprise, puis une autre, jusqu'à ce que la peau soit assez écorchée pour qu'il lâche. Sacha saisit alors le cou du jeune homme et le bloque le temps d'un coup de genou bien placé, suffisamment fort pour qu'il ne puisse pas se relever de si tôt.

— Prends tes affaires, souffle Sacha d'une voix rauque en essuyant un peu de sang de sa lèvre.

Gabriel les récupère aussitôt, empochant au passage le cran d'arrêt chèrement gagné, et part en courant à sa suite à travers les petites rues. Derrière eux, des passants attirés par le bruit ont commencé à s'agglutiner, et son ami semble bien peu enclin à rendre leur petite bagarre officielle.

— Où on va ? halète Gabriel en tentant de rester à sa hauteur.

— Je ne sais pas. Pas chez Armand, il va me tuer…

— Chez moi, viens.

Il lui attrape la manche et les fait bifurquer dans une allée bordée de haies, retrouvant rapidement les raccourcis qui mènent à son quartier. Une chance que ses parents ne soient pas là, une fois de plus. Si Armand les aurait tués, Dieu sait ce qu'aurait pu leur faire sa mère. Quant à Chris, la réunion de famille qui le retient chez lui leur offre au pire quelques heures de répit, et au mieux la soirée entière.

Ils ne s'arrêtent qu'une fois à l'intérieur, les jambes et les poumons douloureux d'avoir couru par ce froid. Gabriel se laisse glisser contre la porte, grimaçant en sentant la douleur de son abdomen se réveiller, et ferme les yeux quelques instants pour récupérer.

Lorsqu'il les rouvre, Sacha est agenouillé à ses côtés, nettement moins essoufflé que lui. Celui-ci lui saisit délicatement la mâchoire, les sourcils froncés d'inquiétude, et Gabriel se retient de geindre à ce contact.

— Est-ce que ça va ? demande doucement son ami.

— Oui, c'est rien…

— Tu aurais dû rester en arrière.

— Je ne suis pas une gonzesse, grogne-t-il en écartement gentiment sa main.

— Je sais, soupire Sacha avec un petit sourire.

Ils se relèvent péniblement et se traînent jusqu'à la salle de bain, décidés à soigner le plus gros de leurs blessures. En plus de sa coupure, la main droite de Sacha semble raide et sur son visage, une entaille au sourcil accompagne l'hématome qui se dessine sur le côté de sa mâchoire, miroir de celui qu'il doit sûrement arborer lui-même à cet instant.

— Attends, je vais t'aider, lance-t-il en passant le pull de son ami par-dessus sa tête pour lui ôter.

Sacha le remercie entre ses dents, une main plaquée contre sa blessure que Gabriel écarte pour juger de sa gravité.

— Il faudrait peut-être des points de suture…

— Non, ça va, l'arrête-t-il aussitôt. J'ai connu pire.

Gabriel se retient de protester et sort le nécessaire de premiers soins, qu'il dépose sur le bord de l'évier avant de le laisser prendre sa douche et panser lui-même ses plaies. Bien qu'il eût voulu le faire, le toucher plus que nécessaire serait une mauvaise idée dans sa situation. C'est tout juste s'il arrive à se comporter normalement avec lui, alors tout gâcher pour une foutue bagarre serait définitivement stupide.

Il rejoint sa propre salle de bain à l'étage, abandonnant ses vêtements poussiéreux au sol avant de prendre une rapide douche froide. Un sac de glaçons serait sûrement une bonne idée pour calmer l'élancement de sa mâchoire, et probablement aussi celui de Sacha. En attendant, un peu de crème destinée à réduire la propagation des ecchymoses fera l'affaire.

De retour dans sa chambre, il fouille son placard pour y dénicher un sweater noir − probablement à Chris − qui lui tombe à mi-cuisse, et enfile un jean propre avant de rejoindre le rez-de-chaussée. La porte de la salle de bain est ouverte et il y retrouve Sacha, torse nu, affairé à scotcher une gaze sur son flanc.

— Tu veux des glaçons pour ta main ? demande Gabriel en la voyant reposer sur le bord de la baignoire, inerte.

— Je veux bien, merci.

— Tu as un peu de sang ici, ajoute-t-il en désignant le coin de sa lèvre.

Le jeune homme se lève pour observer l'intérieur de celle-ci, sans doute fendue par un des coups reçus au visage. Gabriel ne peut s'empêcher une brève seconde de s'imaginer la sucer entre les siennes et sent le rouge lui monter aux joues tandis qu'il se retourne pour aller chercher les fameux glaçons.

— Ce n'est rien, j'ai juste les dents pointues, plaisante Sacha derrière lui.

Il se contente d'un faible « ok » avant d'aller se calmer à la cuisine, les deux mains dans le congélateur pour faire passer ses pensées indécentes.

Une fois munis d'un sac de glace chacun, ils s'installent dans le canapé, Sacha vêtu d'un de ses tee-shirts noirs un peu trop petit que Gabriel se retient de regarder avec insistance, déjà bien assez gêné pour ne pas avoir besoin d'en rajouter. Lullaby en profite pour venir s'installer entre eux, roulant sur le dos pour s'attirer des caresses, et les deux garçons s'y attellent sans se soucier des occasionnels effleurements de doigts.

— Tu sais, je crois que je connais le mec qui t'a suivi, lâche soudainement Gabriel en se rappelant sa première impression.

— Ah bon ?

— Je n'arrive pas à me souvenir où je l'ai vu, mais… je suis sûr qu'on s'est déjà croisé.

— Du moment que ce n'est pas un ami à toi…

— Non, vraiment pas. Enfin, c'est étrange tout de même, pourquoi est-ce qu'il t'a suivi ?

— Je n'en sais rien, soupire Sacha en fermant les yeux. La dernière fois, c'était il y a quelques mois : lui et sa bande ont fait un commentaire stupide et j'étais de mauvaise humeur, alors je me suis battu. Rien de spécial… je ne comprends pas pourquoi il a fait tout ça pour me trouver.

— Tu n'as pas peur que ça continue ?

— De quoi, que je continue de le battre ?

— S'il avait réussi à te poignarder…

— C'est un risque à prendre.

Un risque inutile , songe Gabriel. Pourtant, l'air déterminé de son ami coupe toute tentative d'argumenter. Il sait ce qu'il met en jeu à chaque fois qu'il a recours à la violence, pas besoin de discours moralisateurs pour l'en informer. Tout comme lui-même sait ce qui l'attend lorsqu'il force un peu trop les doses, celles d'alcool, celles de médicaments, celles du sang à faire couler… les conséquences de ses actes, il les connaît.

Mais ce n'est pas ça qui pourra l'arrêter.

— Tu n'aurais pas une tondeuse ? demande soudain Sacha de but en blanc.

— Une tondeuse ? Pour quoi faire ?

— Ça, soupire le jeune homme en ramenant ses cheveux en arrière.

Gabriel reste interdit un instant, les yeux fixés sur les douces boucles dorées qui commencent à apparaître au bout de ses mèches ondulées. Qui lui a mis en tête de vouloir commettre un tel crime ?

— Pourquoi tu veux les raser ?

— Pourquoi… ? répète Sacha, éberlué.

— Ils sont parfaits, tes cheveux…

— Tu plaisantes ?

Il lâche un rire de dérision et saisit une mèche qu'il entortille entre ses doigts.

— Je ne suis pas une gonzesse, dit-il en imitant les paroles de Gabriel un peu plus tôt.

— J'ai les cheveux longs, ça ne fait pas de moi une gonzesse.

— Mais tu n'as pas les cheveux de Candy, souligne Sacha en lui faisant les gros yeux.

Gabriel soupire mais une fois de plus, il sent qu'il a déjà perdu la partie.

— Attends, j'ai mieux qu'une tondeuse. Daphné, la sœur de Chris, elle lui coupe tout le temps les cheveux. Je vais lui demander de te le faire aussi.

— Hum… elle ne va pas me faire ressembler à Christophe, hein ?

Il se retient de rire devant l'air méfiant de son ami, qui n'approuve visiblement pas le style « branché » que Chris cultive en faisant tenir sa tignasse brune en crête depuis quelque temps. Avec un peu de chance, à deux, ils pourraient peut-être le convaincre de son ridicule…

— Ne t'en fais pas, elle s'occupe de toute la famille. Le problème de Christophe ce sont ses goûts, pas ses cheveux…

Quelqu'un choisit ce moment pour frapper à la porte, interrompant leur discussion.

— Quand on parle du loup, soupire Gabriel en se levant pour aller ouvrir.

Mais ce n'est pas son ami qui se tient devant l'entrée, avec un air renfrogné et les bras croisés.

— Manu ?

— Tu croyais que j'étais mort ? rétorque cyniquement l'intéressé.

— Qu'est-ce que tu fous là ?

— Je venais voir si toi tu l'étais, vu que tu ne réponds pas quand je t'appelle.

— Bah tu vois, je suis vivant, réplique sèchement Gabriel en croisant les bras. Content ?

— Ça va, fais pas ta pétasse. J'ai le droit de prendre des nouvelles d'un ami, non ?

— Ce n'est pas le moment, là.

— Pourquoi, ta nounou te surveille ?

Sacha choisit ce moment pour le rejoindre dans l'entrée, apparemment conscient qu'il ne s'agit pas de Chris, et Gabriel voit ses yeux se plisser dangereusement à la vue d'Emmanuel.

— Mieux encore, elle t'a assigné un chien de garde, ricane celui-ci.

— Ferme-la, je traîne avec qui je veux, gronde Gabriel.

— Franchement, je ne vois pas ce que lui trouve à cette brute. Si ce sont les bleus qui t'excitent, je peux te frapper aussi, s'il n'y a que ça…

À ces mots, Sacha s'avance pour se placer à quelques millimètres de lui, les doigts serrés autour du chambranle de la porte.

— Si tu poses un doigt sur lui… susurre-t-il sur un ton menaçant.

— Tu te crois si fort que ça, monsieur le chevalier servant ? Tu n'as pas ce qui faut pour satisfaire Gaby, de toute façon…

— Ça te fait chier qu'il n'ait pas besoin de drogue pour avoir envie d'être avec moi, hein ?

Il ponctue ses mots d'une bourrade qui fait reculer Emmanuel, se rattrapant juste à temps pour ne pas finir étalé dans l'allée. Gabriel les regarde se jauger en silence, un peu amusé par leur petite démonstration, un peu perturbé aussi par la façon dont Sacha a pris sa défense. Les papillons qui volettent dans son estomac ne font rien pour aider non plus, il faut dire.

— Connard de Russe, lâche finalement Manu en crachant à ses pieds, avant de faire demi-tour.

Gabriel pose sa main sur le biceps de Sacha, fulminant et prêt à partir à sa poursuite, pour lui faire signe de lâcher le morceau. C'est à contrecœur que ce dernier le laisse finalement refermer la porte, faisant quelques pas vers la cuisine avant de donner un coup de sa main valide dans la cloison.

— Si quelqu'un doit lui faire mal, c'est moi, lâche Gabriel en s'adossant à la porte. Mais il n'en vaut vraiment pas la peine.

— Il a du culot de venir ici après ce qu'il t'a fait, gronde Sacha en se retournant.

— Il ne m'a rien fait, c'est moi qui ai déconné avec lui, corrige-t-il.

— Pourquoi tu prends sa défense ?

La colère du jeune homme est tellement forte qu'elle en est palpable, vibrant entre les murs du hall d'entrée comme des ondes négatives.

— Je ne prends pas sa défense, je dis juste qu'il ne m'a forcé à rien.

— Parce que te proposer de boire et de te droguer, ce n'est rien ?

— Ce n'est pas une raison…

Soudain Sacha s'approche, plus près, trop près, un bras tendu à quelques centimètres de son visage pour s'appuyer contre la porte.

— Et quoi d'autre ?

— Quoi ?

— Qu'est-ce que vous avez fait d'autre ?

Gabriel le dévisage, incrédule. Est-ce qu'il est en train de parler de ce à quoi il pense ?

— Je n'y crois pas que tu veuilles un mec comme ça, lâche finalement Sacha sur un ton méprisant.

— Tu… pardon ? s'énerve soudain Gabriel. Qu'est-ce que ça peut te foutre quel genre de mec me plaît, ce n'est pas comme si je t'intéressais de toute façon ! Tu m'as bien fait comprendre que tu ne voulais pas être avec moi…

— Que je ne voulais pas être avec toi ? répète-t-il en écarquillant les yeux. Mais je suis avec toi ! Je vais au lycée avec toi, je rentre avec toi, je dors même chez toi une fois sur deux… je passe ma vie avec toi !

Son prochain battement de cœur est douloureux, bien plus que ses bleus, bien plus que sa mâchoire. Douloureux comme une vérité à laquelle on ne veut pas croire.

— Ce n'est pas pareil.

— Pourquoi ce n'est pas pareil ?

— Parce que tu ne m'aimes pas.

— Tu crois vraiment que je ne t'aime pas ?

Les cris ont fait place à des murmures, et pourtant ils résonnent si fort dans sa tête qu'ils auraient pu être hurlés d'une falaise. Sacha s'approche encore, encore trop près, tellement qu'il doit détourner les yeux pour ne pas flancher.

— Tu crois que je ferais tout ça pour toi si je ne t'aimais pas ?

— Tu ne m'aimes pas comme ça

— … comme ça ?

Sa main chaude et rugueuse vient se poser sous son menton pour le relever, délicatement. Les papillons se sont changés en tremblements, anxieux, impatients ; une suite de réactions en chaîne qui commence par la moiteur de ses paumes, l'accélération de son cœur, le hachement de son souffle, et qui se finit par cet imperceptible tremblement s'immisçant jusque dans ses lèvres qu'il sent pulser en rythme.

Mais Sacha ne ferme pas les yeux et il ne peut le lâcher du regard, complètement décontenancé par sa manœuvre. Encore plus lorsqu'il sent sa bouche se poser sur la sienne. Le battement de son cœur est comme une explosion dans sa tête, assourdissante. Ça et la force de son regard, braqué dans le sien, qui lui donne l'impression que l'on est en train d'aspirer sa vie à travers ce baiser.

Pas un baiser volé, non. Un vrai baiser, chaud, doux, un baiser qui dure et qui veut dire quelque chose. Un bref instant, juste le temps d'expérimenter tout et rien ; un instant magique.

— Qu'est-ce que ça change ? chuchote Sacha.

Il les sent encore, ses lèvres ; tout contre les siennes, juste assez écartées pour que l'air nécessaire à former des sons passe entre eux. Son air, celui qu'il respire, celui qu'il voudrait avaler jusqu'à n'en plus pouvoir.

Il doit se retenir de ne pas se jeter sur lui.

— Ça change tout, lâche-t-il d'une voix étrangement rauque.

— Alors embrasse-moi autant que tu veux, mais ne va pas voir ce mec.

— Je croyais que tu…

Comme c'est dur à dire, ces mots qui risquent de briser l'illusion. Pourtant, il a besoin d'être sûr, une bonne fois pour toutes. Ce n'est plus l'heure de jouer.

La main de Sacha s'aventure lentement le long de sa joue, contre sa tempe, jusqu'à s'infiltrer sous ses cheveux qu'il fait glisser entre ses doigts.

— Fais-moi regretter de t'avoir dit non.

Trop d'émotions, trop de lui et trop de tout. Un sentiment d'oppression se réveille, lui rappelant qu'il est cloué entre lui et cette porte.

— Il faut que je…

Il toussote pour lui faire comprendre qu'il a besoin d'air et Sacha s'écarte, le laissant filer dans la cuisine à la vitesse d'une bête traquée.

Le métal de l'évier est froid contre ses paumes, rassurant. Il s'y appuie un instant, le temps de calmer la tempête qui fait rage dans sa tête, celui pour son sang de se remettre à circuler normalement et que cette impression d'avoir inhalé un peu trop d'oxygène s'évapore.

Lorsque Sacha arrive à la cuisine, ils n'échangent qu'un bref accord pour préparer le dîner, un risotto qui les attend au congélateur. Allumer les plaques électriques, mettre le couvert ; tout le reste ne sont que des gestes mécaniques pour éviter d'en reparler.

Ils mangent aussi en silence, distraits par la persévérance du chat, leur chat, qui s'obstine à vouloir monter sur la table pour renifler leurs assiettes. Une bonne raison pour ne pas avoir à réfléchir pour l'instant.

Heureusement, car à chaque fois que leur regard se croise, Gabriel ne peut s'empêcher de revivre l'instant, d'entendre à nouveau ses mots, et les frissons que cela lui procure sont à deux doigts de lui couper d'appétit.

— Je vais peut-être rentrer, suggère Sacha après l'avoir aidé à débarrasser.

Dis quelque chose, maintenant.

— Non !

Quelque chose de sensé , rectifie son esprit alors que ses joues virent au rouge.

— Enfin, hum… tu ne veux pas rester ? Ce n'est pas comme s'il n'y avait pas la place, et puis demain on commence à huit heures, alors…

— Tu veux que je reste ?

— Je…

Hoche la tête.

Gabriel acquiesce, s'attirant un sourire mystérieux, et Sacha le précède à l'étage, suivi de près par une boule de poils décidément collante. Gabriel la retient tandis que son invité investit la salle de bain, et profite du répit pour consulter ses e-mails, ranger quelques feuilles, s'occuper à ne rien faire pour ne pas avoir l'air de l'attendre. Lullaby tente sa chance pour une partie de chasse mais son maître a trop la tête dans les nuages pour se concentrer à surveiller ce que la petite créature mordille.

Subitement, il se pince le bras et constate avec soulagement que cela fait bien mal. Pourtant, il ne peut s'empêcher de redouter le moment où il va se réveiller de ce rêve.

— Qu'est-ce que c'est ?

Il se retourne pour voir Sacha appuyé contre l'encadrement de la porte, fraîchement rasé, brandissant une boîte de médicaments grise.

— Rien, ment-il en ayant reconnu ses somnifères.

— Tu en prends souvent ?

Est-ce qu'il sait déjà ce que c'est ? Gabriel se mord discrètement l'intérieur de la joue à la recherche d'une excuse convaincante.

— Ce n'est pas à moi.

Sacha s'avance mais son sourire a disparu ; ce visage si lisse, si parfait, en serait presque effrayant.

— Alors si je la jette, ça ne te dérange pas, remarque ce dernier en froissant légèrement le carton dans sa main.

— Ne…

C'est plus fort que lui. Sacha la compresse de toutes ses forces, écrasant son contenu, puis attrape son poignet qu'il serre doucement pour le forcer à le regarder dans les yeux.

— Je ne tolère pas ça, dit-il sur un ton calme mais ferme. Tu n'as pas besoin de prendre des médicaments.

Dur de trouver à redire de ça.

— Tu n'as pas besoin de te faire souffrir, ajoute-t-il en retournant son poignet côté cicatrices. Si tu veux être avec moi, alors tu dois arrêter ça.

Ça y est, il l'a dit. Être avec moi, être ensemble , est-ce que c'est sérieux ? Est-ce que ça veut vraiment dire ce qu'il croit ?

Quoi qu'il en soit, ce serait dommage de passer à côté.

— Si je ne te suffis pas, alors je pars. D'accord ?

Est-ce vraiment une question ?

— D'accord.

 

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