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-10. Metal Heart
Je voudrais avoir un cœur en métal pour dépasser les limites
Je souhaiterais être au moins aussi bien que tu le crois

Garbage, 2005

 

Il a envie d'avoir mal, lui aussi. Envie de sentir la douleur ramper dans ses muscles, remonter dans ses veines et envahir tout son corps d'un bourdonnement insoutenable. Malgré qu'il ne supporte pas ce que s'inflige Gabriel, au fond de lui il ne peut que comprendre le soulagement de se raccrocher à quelque chose, de se sentir vivre au moins pour un instant.

Tandis que ses phalanges s'écrasent une dernière fois sur la mâchoire de son assaillant, il le regarde s'effondrer au sol, le couteau toujours serré dans sa main. Quels idiots, à compter sur leurs armes plutôt que d'apprendre à se battre.

Il titube hors de la ruelle et la seule direction qu'il retrouve miraculeusement est celle de la boutique, espérant de là pouvoir rentrer jusqu'à son immeuble. Cependant, une fois devant la porte, il sent le froid saisir ses membres, la fatigue ramollir ses muscles, et opte pour utiliser la clé du magasin afin de se réchauffer un peu à l'intérieur. Il fait quelques pas dans l'obscurité, tâtonnant d'une main à la recherche du passage vers l'arrière-boutique, lorsque soudain un grincement le fait sursauter. La lumière s'allume et il se retrouve face à face avec Armand, tenant un étui à clarinette levé prêt à s'abattre sur lui.

— Armand ! crie-t-il en se protégeant de ses bras.

— Sacha ? demande celui-ci avec étonnement, retenant in extremis l'étui de s'écraser sur son crâne.

— Je suis désolé…

— J'ai cru que c'était un cambrioleur ! Ça ne va pas de me faire une peur pareille…

Laissant ses yeux s'habituer à la lumière, Armand découvre avec stupeur la main ensanglantée de son apprenti et lâche brusquement son arme improvisée pour la lui saisir.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé ? s'inquiète-t-il en dépliant doucement les doigts meurtris.

— C'est rien, soupire Sacha.

— Tu t'es battu ?

Son état général ne prêtant pas tellement à confusion, il hoche simplement la tête, s'attirant un regard réprobateur de la part d'Armand. Ce dernier l'entraîne à sa suite dans son appartement, direction la salle de bain où il prend soin de désinfecter les différentes plaies du jeune homme avant d'entourer d'une bande les plus sérieuses.

— Tu ne dois pas faire ça, Sacha, le réprimande-t-il. Un musicien doit protéger ses doigts, tu sais, tu ne peux pas te battre sans réfléchir juste pour calmer tes nerfs.

— Il fallait que je fasse quelque chose. C'était un hasard…

— Tu parles d'un hasard, ce n'est pas la première fois que je remarque que tu as l'air courbaturé, et je ne parle pas des bleus. Alors quoi, c'est quoi ce délire d'aller chercher des ennuis ?

— Je ne cherche rien, ils me trouvent.

— C'est un peu facile, ça.

Armand soupire et lui fait signe d'aller prendre une douche, récupérant au passage son pull et sa chemise dont les fines éclaboussures de sang ne font qu'accentuer leur état déjà pitoyable. Sacha s'assoit sur la petite marche de porcelaine blanche, pommeau en main, et se lave lentement en évitant de mouiller ses bandages. Celui de son bras est sûrement le plus important, résultat d'une coupure inattendue lorsque son adversaire a sorti ce couteau, et il jure en songeant à la nouvelle cicatrice qu'il vient sûrement de gagner. Si ça continue à ce rythme, il va vraiment finir par ressembler à un patchwork.

La buée qui envahit la pièce commence à l'engourdir et il se traîne non sans mal hors de la douche, abandonnant pour une fois ses habitudes de vigoureuses frictions à la serviette pour s'enrouler dans un drap de bain. Avec un peu de chance, Armand le laissera peut-être dormir sur son canapé ; il n'a pas la moindre envie d'endurer une nouvelle fois le vent glacé pour rentrer jusque chez lui.

— J'ai mis tes affaires à laver, elles seront sèches demain, lui indique son hôte posté dans la cuisine. Tu veux quelque chose ? Une tisane ?

— Je veux bien, oui.

— Je t'ai sorti des vêtements.

Sans la moindre pudeur, il se change au milieu du salon, enfilant le tee-shirt blanc et le pantalon de survêtement noir posés sur un coin du canapé. Étant de taille presque identique avec leur propriétaire, ceux-ci lui vont à la perfection.

— On dirait moi mais en blond, plaisante Armand en ramenant des mugs. Je suis pas mal…

Sacha sourit et accepte la tasse avec reconnaissance avant de se blottir entre les coussins.

— Enfin un sourire, remarque son ami en croisant les jambes. Tu vas me dire ce qu'il y a, maintenant ?

— Ce qu'il y a ?

— Tu fais la gueule ces derniers temps, en plus tu deviens limite irritable, et là tu vas te bastonner avec des mecs lambda juste pour le plaisir de te défouler. Ne me dis pas que tout va bien.

Qu'est-ce qu'il peut lui dire, en même temps ? Que tout va mal ?

— J'ai envie de rentrer, lâche-t-il dans un soupir, les yeux rivés sur les volutes du liquide fumant.

— Pour ce soir, je pense que tu ferais mieux de rester ici, surtout vu le temps. Et puis j'ai une chambre d'ami, tu sais, ce n'est pas une proposition indécente !

La plaisanterie d'Armand a du mal à l'amuser, cette fois-ci ; elle lui rappelle juste que dormir avec un autre homme n'avait jamais été un problème, du moins pas avant que Gabriel ne se mette à se comporter de cette façon.

— À Moscou. J'ai envie de rentrer chez moi.

— Ah ? s'étonne Armand. Mais… pourquoi maintenant ?

— Je suis fatigué, c'est trop compliqué tout ça, j'en ai marre. J'ai envie de tout laisser tomber et de prendre un aller simple pour rentrer.

— Qu'est-ce qui est trop compliqué ?

Bien qu'il n'ait pas vraiment compté s'appesantir sur les détails, l'expression inquiète d'Armand fait pencher la balance et il se surprend à vider son sac sans retenue.

— Je suis fatigué des cours, c'est trop difficile, je ne faisais pas ça avant. Il y a des matières où je ne comprends rien et il faut travailler tout le temps… à quoi ça va servir, tout ça ?

— À ton futur…

— Mon futur, il n'est nulle part pour l'instant. C'est pour ça que je ferais mieux de retourner là-bas, au moins je pourrais faire quelque chose de réel, pas ces choses inutiles.

— Si tu es ici, c'est parce que c'était dangereux pour vous de rester, n'est-ce pas ? demande gravement Armand. Tu crois que ça vaut le coup de risquer ta vie ?

— Je m'en moque de ça, je voulais seulement protéger ma mère. Maintenant elle est ici, en sécurité, elle n'a plus besoin de moi.

— Ne dis pas ça…

Il sent son cœur se serrer et lutte pour ne pas céder à l'émotion, les bras serrés autour de lui comme pour se protéger d'une force invisible.

— La dernière fois que je suis allé la voir… elle criait et m'évitait, ils ont dû l'enfermer dans sa chambre. C'est de pire en pire, j'ai l'impression qu'elle a tout oublié et que je ne suis plus personne. Je préfère encore partir que de la mettre dans cet état.

Armand se lève alors et vient s'asseoir à ses côtés, passant ses bras autour de ses épaules pour le serrer doucement.

— Allez, n'y pense plus. Je sais que ce n'est pas facile mais si tu abandonnes maintenant, alors tout ce que tu as fait n'aura servi à rien. Et tu n'es pas tout seul, ici…

Sacha se tait un moment, sans résister à l'étreinte, et l'épaule où il a posé sa tête lui rappelle des souvenirs qui ne font que renforcer son envie de mettre son plan à exécution.

— Gabriel ne veut plus me parler, lâche-t-il finalement. Il préfère passer son temps avec ce connard de drogué…

— Tu as vite appris les insultes, dis-moi, remarque Armand avec une pointe d'amusement. Mais ce n'est rien ça, juste une dispute. Les adolescents sont des êtres lunatiques, tu sais.

— Je ne sais pas, non.

— Arrête de t'en faire, ça va s'arranger. Je te promets qu'avec le temps, tu ne regretteras pas d'être venu ici. Et même si ça te gonfle les études, si tu arrêtes maintenant tu t'en voudras plus tard, surtout alors que tu as les moyens de réussir. Je peux même t'aider si tu veux.

Il secoue la tête, touché par la proposition mais conscient qu'il représente déjà un fardeau plus que suffisant pour se permettre de le solliciter davantage. Armand s'écarte un peu pour lui faire face, une expression apaisante sur le visage, et il se force à un demi-sourire pour lui faire plaisir.

— Hey, tu ne vas pas me laisser en plan non plus, mon premier apprenti… je prendrais ça comme un terrible échec personnel, tu sais. Après je serais déprimé, et tout…

— Je ne fais presque rien pour t'aider…

— Ça c'est faux, tu m'aides vraiment, et je ne suis pas sûr que j'aurais pu me sortir du fatras qu'était la boutique avant, si tu n'avais pas été là. Allez, reste, au moins jusqu'à la fin de tes études. Après, tu pourras retourner en Russie et trouver un super boulot, mais pour l'instant, repose-toi ici. Prends un peu de recul.

Plus facile à dire qu'à faire. Mais les paroles rassurantes d'Armand finissent par le convaincre, ou peut-être que c'est ce qu'il espérait en lui parlant, car au fond l'idée de rentrer seul à l'improviste le terrifie autant que de rester ; qui sait comment vont réagir les autres à son retour ? Vont-ils le fuir par crainte des représailles ?

Armand le serre un peu plus fort, visiblement inquiet de sa réaction, et il ne peut que se détendre contre lui pour lui faire comprendre que tout va bien, qu'il a juste besoin d'un peu de réconfort. Oui, tout va bien pour l'instant. Les problèmes pourront attendre plus tard.

— Tu n'as pas besoin d'être déjà un adulte, murmure son ami. Ça viendra bien assez tôt…

Sûrement plus tôt qu'il ne l'aurait voulu.

--

Pourquoi faut-il qu'il dorme toujours mieux chez les autres ? Lorsqu'il retrouve enfin sa chambre, il ne peut que se rendre à l'évidence que c'est bien le pire endroit où il a passé sa vie jusqu'à maintenant. Même à Moscou, dans les vieux studios décrépits où il logeait parfois lorsque la bande partait à l'aventure, le décor n'était pas aussi glauque ni le sommier aussi dur. Autant dormir directement par terre, à ce compte-ci…

Il repousse rageusement un manuel de chimie qui s'écrase au sol pour prendre sa place sur la couette élimée, ses jambes ramenées sous lui. Il a craqué hier soir, révélant à Armand ses craintes, ses désillusions, et s'il a bien voulu croire en son soutien sur l'instant, à présent qu'il est entre ces murs de béton gris tout cela ne lui revient que plus fort en tête. Arrêter tout ça, cette mascarade, et rentrer chez lui. Mettre fin au supplice, le sien, celui de sa mère, de sa tante, de Gabriel, tous ceux pour qui son absence serait sûrement un soulagement.

Disparaître comme s'il n'était jamais venu.

Combien de temps ça prendrait ? Refaire cette valise, la même qu'en arrivant, y caser les quelques souvenirs de son étape dans l'hexagone et l'entourer d'une ceinture bien serrée. Protéger son violon, car c'est tout ce qui compte vraiment pour lui à présent. Empêcher sa conscience de trop s'effriter, son bon sens de tout résoudre par la violence et son courage de ne plus rien résoudre du tout. Emballer ses souvenirs dans un papier de soie et rentrer les mains vides à l'endroit qui l'a vu naître, en priant pour qu'il lui ouvre encore une fois ses portes.

Prier, le dernier recours… Un dernier recours qui n'a rien fait pour sauver son père, ni sa mère d'ailleurs. Un bien piètre dernier recours.

Reste la colère pour l'instant, sourde et irrépressible, qu'il sent petit à petit prendre le contrôle de chacune de ses cellules. Jusqu'où peut aller la colère ? L'engloutir lui, ses proches, puis des inconnus, le monde dans sa globalité, jusqu'à ronger ses chairs et qu'il ne soit plus qu'os à jeter au fond d'une tombe. Se laisser mourir à petit feu.

Ça commence à déconner sérieusement dans sa tête.

Une sonnerie interrompt son délire et il décroche machinalement, sans regarder l'émetteur. Ce n'est pas sans surprise qu'il reconnaît le timbre de Christophe.

« Je suis désolé d'appeler comme ça, j'espère que je ne te dérange pas, dit ce dernier d'une voix qui semble fatiguée.

— Non. Qu'est-ce qu'il y a ?

— C'est, hum…

C'est Gabriel, bien sûr. Quoi d'autre ?

— Tu sais que Gabriel ne veut pas me voir ? fait-il savamment remarquer face au silence de son interlocuteur.

— Je sais, Gabriel ne veut pas voir grand monde ces temps-ci. Il a décidé que réduire ses fréquentations à Manu et ses drogues aussi variées que ses injures était plus intéressant.

— Je sais, je les ai croisés.

— Ah ?

Christophe hésite un moment à continuer mais Sacha garde le silence pour lui laisser cette opportunité, n'ayant rien de spécial à ajouter. À part qu'il briserait bien la nuque de ce junky mais ça, Chris n'a pas besoin de le savoir.

— Ça te dirait qu'on aille boire un verre ensemble ce soir ? demande alors ce dernier.

— Pourquoi ?

— Je ne me sens pas de te faire un discours par téléphone et je dois y aller bientôt… ça ne sera pas long, et c'est moi qui invite.

— Si tu veux, répond Sacha en sentant qu'il tient vraiment à cette entrevue. Où ça ?

— À côté de la boutique où tu travailles, il y a un bar, le Sunshine. Ça te dit quelque chose ?

— Oui.

— Vers vingt heures, ça te va ?

— D'accord.

— Merci, à ce soir alors. »

Voilà que Christophe le réquisitionne, maintenant. Il regarde l'air absent l'écran du portable clignoter avant de se mettre en veille ; le portable de Gabriel. Encore et toujours Gabriel.

Quelles que soient les idées que se fait Chris, il ne pourra sûrement rien pour lui. Ce n'est pas faute d'avoir essayé déjà, mais Gabriel semble avoir décidé de le rayer de sa vie de façon définitive. Pourtant, il ne croit pas avoir fait quoi que ce soit pour mériter ce traitement, du moins quoi que ce soit d'autre que de ne pas être homosexuel. Voilà qu'on lui reproche d'être normal, maintenant… le monde ne sait vraiment pas ce qu'il veut. Ou plutôt, Gabriel ne sait vraiment pas ce qu'il veut.

Et bien que penser à lui lui donne presque mal à la tête, il ne peut pas s'en empêcher.

Pourquoi a-t-il fallu que ce soit lui, parmi tous les lycéens de l'établissement, parmi toutes les personnes potentiellement susceptibles de lui parler, pourquoi lui ? Tout est toujours si compliqué avec Gabriel, si difficile ; le moindre contact, le moindre aveu demande une patience infinie, comme si ses sourires devaient être chèrement gagnés. Il n'a pas laissé tomber pour autant, se laissant apprivoiser en même temps que Gabriel baissait ses défenses, et il avait osé croire un instant que c'était gagné.

Ces fois où il lui a prêté sa force, où il lui a tendu la main, est-ce que ça ne compte plus non plus ? Pour rien, une connerie, un baiser qui ne veut rien dire. Ou plutôt qui veut trop en dire.

Est-ce que Gabriel aurait fait tout cela par intérêt, depuis le début ?

--

— Hey ! l'interpelle Christophe, assis à une petite table au fond de la salle.

Il vient le saluer, sans un mot, et s'installe pendant que celui-ci part leur commander une bière à chacun.

— Ça ne te dérange pas trop d'être venu jusqu'ici ? demande Chris en lui tendant son verre.

— Non, ce n'est pas très loin.

— Ok, c'est cool. Ce matin, j'avais vraiment pas le courage de philosopher par téléphone.

Sacha l'observe en buvant, un peu amusé par son attitude. Christophe est posé sur sa chaise comme une brindille qu'on aurait pliée en quatre pour la faire tenir, ses longues jambes écartées pour ne pas heurter le bord de la table, ses bras nus sous son blouson kaki croisés sur son torse osseux. Malgré ses proportions étirées, il n'est pas désagréable à regarder, son visage un peu poupon illuminé par ses grands yeux bruns et son sourire vaguement cynique toujours présent. Si sa tenue et sa coupe de cheveux pourraient le faire passer pour un marginal, il suffit de l'entendre parler quelques minutes pour se rendre compte que ce n'est qu'un adolescent ordinaire.

Du moins, aussi ordinaire que l'on peut l'être lorsque l'on doit se soucier de quelqu'un comme Gabriel.

— Tu te doutes un peu de pourquoi je t'ai fait venir, hein…

— C'est à propos de Gabriel ?

— Ouais.

Le silence est lourd de non-dits.

— Écoute, soupire alors Christophe, je sais que ce n'est pas ton problème ses conneries, tu as ta vie et tout… je sais aussi qu'il t'a un peu traité comme de la merde ces derniers temps.

— Il m'a juste évité, corrige Sacha à qui le terme semble un peu exagéré.

— Ouais, enfin il s'est comporté comme un connard, quoi. Je ne sais pas si c'est à moi de te dire ça mais ça dure depuis un moment, ses films sur toi… j'aurais dû deviner que ça arriverait.

— Des films sur moi ?

— Espérer que vous sortiriez ensemble. Faut penser aussi qu'asocial comme il est, il y a des chances qu'au moindre individu de sexe masculin qui lui montre un gramme d'intérêt, il soit prêt à lui sauter dessus.

— Et toi ?

— De quoi, moi ?

— Pourquoi tu ne sors pas avec lui, toi ?

Chris le regarde avec de gros yeux quelques minutes, puis se met soudain à rire en secouant la tête.

— Moi, sortir avec Gaby ? Ça me ferait mal, depuis le temps que je le connais… ça serait presque de l'inceste. Sans compter que les mecs, ça n'a jamais été mon truc.

— Ni le mien.

— Je sais, je sais… je ne suis pas là pour te demander de sortir avec lui, tu sais.

— Alors pour quoi ?

Chris redevient grave, ses yeux habités d'une lueur inquiète tandis qu'il reprend à voix basse :

— Tu es au courant, pour ses cicatrices… ça fait un moment que j'essaye de le raisonner là-dessus, de lui faire comprendre que ça ne rime à rien, mais il ne m'écoute pas. Ce n'était pas comme ça, avant… au collège, tout allait plutôt bien, à part ses parents mais il faisait avec. C'est lorsque son tuteur est arrivé, le dernier, que tout a commencé à se dégrader. Ça et le fait que Lena partait à Amsterdam, et moi dans un lycée pro. Je crois qu'il a eu l'impression qu'on l'abandonnait.

N'importe qui aurait sûrement eu cette impression, mais Sacha se garde bien de dire quoi que ce soit. Il n'y a jamais de solution facile à ce genre de situation, il est bien placé pour le savoir.

— Il a commencé à devenir distant, poursuit Chris tête basse. À part moi et quelques-uns de ses anciens amis, il ne tolérait plus personne. Alors quand les filles ont commencé à s'intéresser à lui… je n'ai pas besoin de t'expliquer, t'as bien vu comment il est avec elles. C'est limite s'il ne me fait pas honte, parfois.

Gabriel et ses tendances misogynes, rien de nouveau.

— Tu n'as pas essayé de lui présenter quelqu'un ? l'interroge Sacha.

— Si, bien sûr, mais personne ne lui plaît. Enfin, personne… personne d'accessible on va dire. Mais depuis quelque temps, il commence vraiment à m'inquiéter, en plus des scarifications il s'est sérieusement mis à boire, à fumer, enfin tout ce qu'il a de malsain sous la main y passe. C'est désespérant, je ne sais plus quoi faire.

— Je ne sais pas quoi faire non plus…

— Cette semaine, il m'a carrément envoyé chier en disant qu'il préférait crever que de continuer comme avant. Il était complètement déchiré, je ne sais même pas à quoi. Et là, Guillaume m'appelle pour savoir où il est passé depuis une semaine parce qu'il ne vient plus aux entraînements…

— Tu lui as dit quoi ?

— Qu'il était malade, mais à mon avis il ne m'a pas cru. En même temps, qu'est-ce que je pouvais lui dire ? Qu'il s'est peut-être tranché les veines dans sa baignoire ?

Bizarrement, Sacha ressent un reflet de ses propres émotions dans l'attitude de Christophe. Cette colère, cet épuisement, ce désespoir… ça ne devrait pas être à eux de subir cela, de se ronger autant les sangs pour une autre personne, surtout une aussi égoïste et insouciante. Est-ce que Gabriel a la moindre idée du tourment qu'il leur cause, au moins ?

— J'ai parlé avec ma sœur, sans lui donner de nom, souffle Chris d'un ton las. Elle pense qu'il faudrait lui faire passer quelque temps en hôpital psychiatrique pour qu'il se remette en question.

— Il ne voudra jamais.

— Il n'y a pas forcément besoin qu'il soit consentant.

Sa mère à l'hospice et maintenant Gabriel à l'asile… si cela arrive, il n'hésitera pas à faire sa valise. Définitivement.

— Je n'ai pas envie d'en arriver là, ajoute alors Chris. C'est pour ça que je voulais qu'on se voie. Je sais qu'on ne dirait pas, mais tu as encore de l'emprise sur lui, probablement plus que moi. Je veux qu'on tente de le raisonner encore une fois, même si je dois crier et qu'il me déteste. Je ne vois pas d'autre solution.

— Qu'est-ce que je dois faire ?

— Tu accepterais de m'aider à le surveiller ? Juste vérifier qu'il va bien en cours et aux entraînements, et je m'arrangerai pour libérer mes soirées pour ne pas qu'il soit seul chez lui. Au moins le temps que ça se calme et qu'il arrête ses conneries.

— Je ne crois pas que ça va lui faire plaisir.

Christophe se lève, les poings serrés, et son expression résignée surprend Sacha.

— C'est sa dernière chance.

 

Une fois les détails réglés, Christophe lui propose de se rendre chez Gabriel tout de suite avant que la situation ne s'aggrave. Il se sent étrangement déterminé à son tour, sans doute contaminé par la motivation de son camarade, et se demande si tout ce qu'ils font sera suffisant pour faire reprendre ses esprits à leur ami. En tout cas, si ça marche, il vient de trouver un bon remède à sa déprime du moment : le baby-sitting.

La maison est éclairée et ils entendent des sons s'en échapper à mesure qu'ils avancent dans l'allée ; de la musique violente, forte, et des rires aigus qui n'appartiennent pas à son occupant.

Chris fronce les sourcils et sort sa clef pour pénétrer sans bruit dans le hall, lourd d'une fumée aux relents plus que douteux.

— J'y crois pas… gronde-t-il en faisant un pas vers le salon.

Au même moment, Gabriel surgit devant eux et se fige à la vision des deux intrus.

— Tout le monde dégage, la fête est finie !

Sacha voit Gabriel afficher une inhabituelle expression apeurée. Malgré la faible lumière, il remarque aussi ses yeux vitreux et ses pas mal assurés, signe qu'il n'est pas dans son état normal et que l'odeur de substance illicite ne doit pas y être pour rien.

S'engage alors une joute verbale entre Chris et Manu, qui vient d'arriver aux côtés de Gabriel, et l'absence de réaction de celui-ci rallume une nouvelle fois la flamme de la colère de Sacha.

— Maintenant ! s'exclame-t-il après une énième injonction de partir de la part de Chris.

Et pour ponctuer ses mots, il frappe de toutes ses forces contre le mur le plus proche qui tremble sous l'impact. Le choc suffit à décider les autres membres de la petite fête, qui filent sans demander leur reste, finalement suivis par Manu qui ne manque pas de leur jeter un dernier regard noir.

Encore un peu et l'affront va devenir personnel, entre Sacha et lui. Personnel et réglable aux poings.

— Cuisine, dit sèchement Chris en poussant Gabriel devant lui.

Il les suit et s'assied à table, où leur hôte s'affale comme une poupée inerte. Cet état second agace Sacha autant qu'il le désespère et il ne peut s'empêcher de demander ce qui se passe. Gabriel ne trouve pas la force de lui répondre et plus que son silence, c'est de voir ses beaux yeux gris s'éteindre de cette façon qui l'affecte, eux qu'il aimait regarder et voir briller lors de leurs rencontres ; eux qui ne sont plus que des globes translucides à présent.

Christophe le met au parfum de leurs récentes conclusions et comme il fallait s'y attendre, Gabriel le prend aussi mal que possible, dénigrant ses paroles avec un mépris qui ne lui ressemble pas. Lorsqu'il se lève en leur tournant le dos pour mettre fin à la discussion, Sacha l'imite par réflexe et réagit de la seule façon qu'ils n'ont pas encore tenté : en le giflant.

Au moins, dans la douleur, Gabriel semble retrouver un peu de lucidité.

— C'est toi qui fais n'importe quoi, dit-il avec un calme qui le surprend. Tu te comportes comme un moins que rien et tu fais du mal aux gens qui tiennent à toi. Si tu crois que tu es seul, continue comme ça et tu vas vraiment savoir ce que ça veut dire être seul.

Gabriel est sous le choc et lui-même se demande d'où viennent ces belles paroles qui lui viennent sans réfléchir. Sans doute un résultat de la frustration accumulée ces derniers temps, et dont il ne peut se débarrasser qu'en faisant comprendre à l'intéressé qu'il est seul responsable de ses actes. Il est grand temps que Gabriel mesure un peu la portée de ses actions.

Mais plus que ces mots, ce sont les suivants qui le surprennent le plus, exprimant tout à coup quelque chose dont il prend conscience en même temps qu'il les dit :

— C'est comme ça que tu essayes de me convaincre de changer d'avis ? Tu crois que c'est comme ça que je vais t'aimer ? Tu te trompes Gabriel, parce que pour l'instant, tout ce que tu fais… ça me dégoûte.

Changer d'avis ? Qui parle de changer d'avis ?

Et tandis que Gabriel s'effondre au sol pour pleurer, il se rend compte que ses sentiments ne l'ont jamais gêné, ni ça ni ses gestes déplacés. Non, ça n'a pas d'importance qu'il soit un homme, qu'il soit gay, qu'il soit amoureux de lui. Tout ça, il peut très bien faire avec.

La seule chose qui le dérange vraiment, c'est de se voir rejeté. Et si pour y remédier, il doit rentrer dans son jeu, alors il est prêt à le faire.

Il croise le regard de Christophe, indéchiffrable, puis reporte son attention sur la pitoyable créature à ses pieds. Quel que soit son état, il ne peut s'empêcher d'avoir de la peine pour lui.

— Chut, du calme, souffle-t-il en s'accroupissant à sa hauteur.

Il passe un bras autour de son torse et Gabriel se laisse tomber sur lui, aussi lourdement que s'il s'était évanoui, bien que ses sanglots prouvent le contraire. D'instinct, il le cale convenablement contre lui avant de se relever en le portant de son mieux, ses bras passés autour de son cou et ses jambes lâchement noués dans son dos.

— Qu'est-ce qu'on fait ?

Christophe a l'air de se retenir de rire à sa question et lui fait signe de le suivre à l'étage, jusqu'à la chambre de Gabriel où Sacha le dépose sur le lit.

— Je vais m'en occuper, il est mort pour ce soir.

Le sourire de Chris provoque le sien et ils se dévisagent quelques secondes, l'air satisfait de l'aboutissement de leur mission.

— Joli argument, lâche finalement Chris en lui donnant un coup de poing amical.

— C'était spontané.

— Et de circonstance, je dois dire ! Tu restes dormir ?

— Je n'en sais rien…

— Il y a une chambre d'ami toujours prête à côté, je vais rester avec lui au cas où il essaye de s'enfuir.

Sacha est tenté de protester mais tout cette journée l'a fatigué, sans oublier que d'un point de vue géographique, rester ici est nettement plus intéressant pour se rendre au lycée le lendemain matin. Sans compter qu'il ressent une profonde aversion pour sa propre chambre, depuis peu.

— Ok, réveille-moi s'il se passe quelque chose.

— Pas de souci. Bonne nuit !

Le détour par la salle de bain est bref, se réduisant aux ablutions essentielles, et lorsqu'il se glisse en caleçon entre les draps frais de cette chambre inconnue, il ne faut pas longtemps avant que le sommeil ne vienne le cueillir.

Juste le temps de se dire que dormir aux côtés de Gabriel est tout de même plus agréable.

 

Comme toujours, c'est la lumière du jour que l'absence de volets laisse filtrer qui le tire de son repos. Retrouvant à tâtons sa montre, il constate non sans difficulté qu'il est presque huit heures et que c'est une chance que les cours ne commencent qu'à dix heures, sinon la journée débutait mal.

Il prend quelques minutes pour trouver le courage de se sortir du lit et se traîne aussitôt de l'autre côté du couloir, en direction de la salle de bain. Il compte sur la pression de la douche, le gel douche à la noix de coco et le shampooing aux plantes pour finir de le réveiller ; ceux-ci font leur office et il fait l'effort se raser avec un jetable qu'il trouve au fond d'un placard, soucieux de faire un minimum d'effort tant qu'il n'est pas chez lui.

Du bout des doigts, il attrape une mèche de cheveux mouillés qui tombe sur son front. Depuis que ceux-ci ont dépassé leurs dix centimètres réglementaires, leur ondulation naturelle s'est changée en de joyeuses boucles naissantes qu'il tente tristement de coincer derrière ses oreilles pour les aplatir. Dire qu'il les a coupés il y a moins d'un an et que déjà, ils effleurent la base de son cou. Encore un peu et il ressemblera au gamin de cette photo d'enfance, à cette époque où sa mère s'était mise en tête de lui laisser pousser les cheveux et où ses camarades l'appelaient boucle d'or.

Plus jamais ça. Il va falloir dénicher une tondeuse, et rapidement.

Enfilant ses vêtements de la veille, il descend mollement en direction de la cuisine. Gabriel et Christophe y sont visiblement déjà puisque la voix de ce dernier lui arrive, de plus en plus claire à chaque pas.

— … sais pas si tu réalises à quel point c'est fatiguant pour les gens autour de toi. Parfois, tu te comportes vraiment comme un gosse qu'on ne doit pas lâcher des yeux pour ne pas qu'il fasse une connerie.

— Je sais, répond Gabriel sur un ton las qui surprend Sacha, s'attendant à l'entendre s'énerver comme d'habitude.

— Tout n'est pas tout blanc ou tout noir ! Il faudrait que tu arrêtes cinq minutes de croire que tout va toujours mal et que rien ne s'arrange jamais, parce que ça en devient pitoyable.

— T'as fait psycho ou quoi ? rétorque Gabriel avec dédain.

— J'y songe, figure-toi. Faut dire qu'avec toi, j'ai déjà un bon entraînement.

Sacha choisit ce moment pour faire son entrée dans la cuisine, saluant d'un petit signe de tête ses camarades, et Gabriel décide de s'enterrer entre ses bras qu'il a croisés sur la table.

— Tu me donnes mal à tête, grogne-t-il d'une voix étouffée par le tissu.

— Dis plutôt que tu payes ta connerie d'hier soir, oui, rétorque sèchement Chris, resté debout et appuyé contre le plan de travail. Je te jure, tu me fais subir ça encore une fois…

— Je ne t'ai rien demandé, je te rappelle.

Sacha s'assoit, un mug de thé fumant à la main, et préfère garder le silence pour le moment.

— Attention, parce que je peux être un grand malade moi aussi. Tu me pousses encore à bout et qui sait ce que je pourrais faire ? Te couper la langue, te faire interner…

— Ne parle pas de ça !

— J'en parle parce que c'est la seule menace qui marche, imbécile ! Mais on n'a pas besoin d'en arriver là, n'est-ce pas ? Puisque tu es d'accord pour te tenir à carreau…

— Je ne me souviens pas que tu m'aies demandé quoi que ce soit, grommelle-t-il en relevant finalement la tête, l'air sincèrement épuisé.

— C'est un détail , soupire Chris. Tu vas le faire, hein ? Arrêter de déconner complètement, de te foutre en l'air et de m'envoyer chier quand j'essaye de t'aider ?

— Ne compte pas trop sur la dernière partie.

Gabriel se lève, vidant le reste de son thé probablement froid dans l'évier, et Sacha voit Chris le retenir d'un bras autour de sa taille lorsqu'il s'apprête à quitter la pièce. Ce dernier l'observe attentivement quelques instants, scrutant ses pupilles avant de lui effleurer brièvement les cheveux.

Malgré lui, Sacha ne peut s'empêcher de se sentir un peu mal à l'aise tout à coup, comme s'il faisait intrusion dans un moment privé.

― C'est quoi ça ? demande Chris en écartant ses cheveux de la tige d'acier fichée dans son oreille.

― Devine.

Pourtant le premier à trouver ça vulgaire d'habitude, Sacha trouve que le bijou lui va étrangement bien. Vu la grimace de Christophe par contre, ça ne doit sûrement pas être son cas.

— Tu as mangé ces derniers jours ? continue celui-ci sans le quitter du regard.

— Oui maman, réplique son interlocuteur avec une expression agacée, sans faire mine pour autant de se dégager de son étreinte.

— Ne me fais plus jamais une peur pareille.

Gabriel ne bronche pas lorsque Christophe lui embrasse le dessus de la tête, puis part en direction de l'étage, sans doute pour finir de se préparer. Le silence est pesant pendant quelques instants, Chris toujours perdu dans ses pensées et Sacha absorbé par sa tasse.

Quoi qu'on puisse en dire, il n'a pas fait grand-chose dans cette histoire. Secouer un peu Gabriel, c'est tout. Rien à côté de tout ce que fait Christophe… il se demande même si le faire venir a eu la moindre utilité. Peut-être que c'est juste trop dur à porter seul, que cela manque à Chris d'être un adolescent insouciant, lui aussi. Tout comme lui, il n'a pas vraiment eu le choix, pas non plus eu le cœur de se montrer indifférent. Tout comme lui, il s'est fait embarquer dans une tempête qui n'est pas encore prête à se calmer.

Sacha lève les yeux vers lui et sourit faiblement, lui rappelant tout de même qu'il est là pour aider.

— Je ne sais pas ce que je dois croire, soupire Chris en lui souriant à son tour. Il va vraiment se calmer et retourner sur le droit chemin, juste parce qu'on lui demande ?

— Il s'est peut-être rendu compte de quelque chose, suggère-t-il à tout hasard.

— Peut-être qu'il est encore trop défoncé pour se rebeller et gueuler, surtout.

— Il a l'air normal.

— Ouais, il est conscient, disons. Ses yeux ne ressemblent plus à des foutues billes de verres au moins…

Chris se passe alors une main sur le visage, comme pour chasser un mauvais souvenir.

— Il m'a foutu les jetons hier… admet-il tout bas. Merci d'avoir été là, je ne sais pas ce que j'aurais fait si Manu était resté. Je crois que j'aurais son sang sur les mains.

— Pas de problème, répond Sacha avec un demi-sourire.

Gabriel réapparaît peu de temps après et il monte à son tour chercher ses dernières affaires avant de lui emboîter le pas sur le chemin du lycée. Christophe prend presque aussitôt une direction différente et ils se retrouvent seuls, chacun emmitouflé dans son manteau, produisant des nuages de buée à chaque souffle que Gabriel atténue à travers sa lourde écharpe grise.

— Tu es en colère ?

Il ne récolte qu'un bref coup d'œil et enfonce ses mains dans ses poches en attendant une réponse, se distrayant l'esprit en songeant que les casiers du lycée allaient lui sauver la mise une fois de plus, même s'il lui manquerait tout de même quelques manuels restés chez lui.

— Je n'ai pas le droit de l'être ?

Son ton est neutre, un peu froid et un peu énervé aussi, comme on peut s'y attendre.

— Si. Mais tu comprends qu'on fait ça pour toi, non ?

— C'est devenu votre motto cette phrase, ma parole.

— Hein ?

Gabriel soupire en secouant la tête et il devine qu'il n'aura pas d'explication, cette fois-ci.

— Je n'ai rien demandé, moi, lâche-t-il avant que Sacha n'ait le temps d'enchaîner. Je n'ai pas demandé à être ici, à avoir des parents incapables, à me sentir comme si je devais lutter constamment contre moi-même pour ne pas péter les plombs. Je n'ai pas demandé à être un poids pour tout le monde… je veux juste que ça s'arrête.

— Tu crois que j'ai demandé à être ici, moi ?

Sacha se place devant lui pour avancer à reculons, bien décidé à lui faire réaliser qu'il n'y a pas que lui dans ce cas.

— Tu crois que ça m'amuse de me retrouver à cet endroit où je ne connais personne, où je vis dans une cage et où la seule famille qui me reste est internée dans un hôpital ? Tu crois qu'on choisit et que c'est facile de se débrouiller seul quand on n'est même pas dans son pays ?

Il n'a pas voulu dire ça de façon aussi dramatique mais maintenant que c'est sorti, son ami baisse la tête avec une expression coupable.

— On n'a rien demandé mais on fait avec, soupire-t-il. Et il n'y a que toi ici avec qui j'ai envie de passer du temps, tu comprends ? Je ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose, et Chris se fait du souci parce qu'il t'aime.

— Mais pas toi…

Gabriel se mord aussitôt la lèvre mais Sacha a tout de même entendu. Il retourne marcher près de lui, le poussant doucement de l'épaule.

— Tu vas me le reprocher longtemps ?

— Pardon, c'est sorti tout seul.

Le silence revient, accompagné par le sifflement du vent qui s'engouffre dans chaque fissure autour d'eux. Au détour de l'église en vieilles pierres grises, le lycée est déjà en vue et ils pressent le pas pour y arriver avant la sonnerie de début des cours, peu enclins à se faire remarquer en étant en retard. Sacha se dirige vers les casiers pour y récupérer quelques affaires et cache sa surprise de voir Gabriel le suivre, bien que celui-ci ne se retienne pas d'afficher une expression contrariée.

— Ça t'ennuie vraiment qu'on passe du temps ensemble ? finit par demander Sacha en emportant les manuels dans ses bras.

— Non, non, répond aussitôt son ami. Ce n'est pas ça…

Il est rassuré de voir ses yeux retrouver leur lumière habituelle qu'il affectionne tant et ses lèvres pâles s'étirer en un sourire sincère.

— … vraiment.

C'est déjà ça.

— Hey, les mecs ?

Ils se retournent par réflexe et Ally arrive en trottinant vers eux, ses cheveux généralement détachés retenus en un chignon serré que des baguettes multicolores maintiennent en place.

— On a cours de bio au labo cette semaine, il y avait un mot sur la porte, leur dit-elle en s'arrêtant à leur hauteur.

— Merci, répond Sacha en faisant demi-tour pour rejoindre l'aile des laboratoires.

— Vous avez réfléchi à un sujet pour le dossier de littérature ?

Les deux garçons se lancent un coup d'œil perplexe qui semble amuser leur camarade.

— Le mois prochain, rendre un dossier d'une trentaine de pages par groupe de deux ou trois… ça ne vous dit rien ?

— Fais chier, j'avais zappé, grommelle Gabriel.

— Moi je pensais faire quelque chose sur la prédominance de la fiction sur la littérature narrative du XXIème siècle.

— Passionnant, remarque Gabriel.

— Tu fais ça avec qui ? demande Sacha en l'ignorant.

— Personne… ça vous intéresserait ?

Difficile de passer à côté de l'espoir qu'elle met dans sa question, ni à côté du but implicite de la conversation.

— Bien sûr, pourquoi pas, acquiesce Sacha avec un sourire chaleureux.

Il se tourne ensuite vers Gabriel, soudain passionné par les motifs du carrelage mural, et le fixe jusqu'à ce qu'il daigne enfin croiser son regard, une brève seconde, juste assez pour le faire sourire.

— Ouais, peu importe, soupire ce dernier en enfonçant ses mains dans ses poches.

Ally laisse échapper un petit bruit d'excitation proche du gloussement et profite de sa chance pour s'asseoir avec eux sur une des tables du labo. Son enthousiasme contamine Sacha, qui rit avec elle de quelques douteux commentaires sur leur futur cobaye de dissection, du moins jusqu'à ce qu'il croise le regard noir de deux filles assises un peu plus loin.

— Je les connais ? chuchote-t-il en les désignant discrètement à ses camarades.

Gabriel hausse les épaules mais Ally secoue lentement la tête avec un air dégoûté.

— Des copines de Marine… surveille tes arrières, Alex. On ne sait jamais de quoi elles sont capables.

--

Si la journée se passe sans encombre majeur, Sacha ne doute cependant pas que l'entrevue avec Guillaume dans peu de temps sera moins clémente. Ignorant les protestations de Gabriel, il l'accompagne jusqu'à la piscine et se retrouve malgré lui pris à témoin dans la confrontation avec son entraîneur, posté à l'entrée du bassin.

— Tiens, un revenant, fait amèrement remarquer Guillaume.

— Hey… répond Gabriel sur un ton embarrassé, le regard tourné vers ailleurs. Je suis désolé pour cette semaine.

— Pas autant que moi, je suis sûr. Ça va, bien rétabli ?

— Rétabli… ?

— Oui, Christophe m'a sorti que tu étais malade. Je suppose que ce n'était pas ça, donc.

— Ah, hum…

Le ton du coach n'est pas spécialement agressif mais Sacha y perçoit tout de même de la déception, masquée par ses sarcasmes.

— Tu fais ce que tu veux de ta vie, mais c'est un minimum de prévenir quand on compte sécher l'entraînement.

— Je suis désolé…

— Tu peux l'être.

Le silence s'éternise quelques instants, avant que Guillaume ne lâche un soupir et s'écarte de l'entrée pour laisser passer Gabriel. Il le retient cependant une dernière seconde, lui faisant affronter son regard réprobateur.

— Ne va pas trop loin. Tes choix ont des conséquences .

Un hochement de tête, des pas qui s'éloignent et Sacha décline poliment l'invitation à rester pour partir en direction de la piste de course, décidé à se détendre un peu durant les deux heures qu'il a devant lui en attendant Gabriel.

C'était plutôt facile, au final. Passer outre, faire mine de rien, redevenir comme avant. Presque comme avant. Avec juste un peu trop conscience de ses gestes, de ses paroles, et juste un peu trop de souvenirs pour oublier ce que ça fait, d'être embrassé par un autre…

Pas n'importe qui, non ; par lui .

 

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