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0. A life all mine
Parce que je veux quelque chose, quelque chose de mal fait
Une vie au lieu de cette semi-existence

The Gathering, 2003

 

Il fait froid ici, un froid prenant même si ce n'est rien comparé à avant. Et pourtant, il est glacé de l'intérieur. Rien ne lui plaît, ces rues trop chics, ces gens trop bruyants habillés de façon criarde… décidément, il ne se sentira jamais chez lui.

Le bâtiment dans lequel on le conduit est sombre et miteux. L'homme lui montre sa chambre et repart sans un mot de plus, bien peu concerné par le bien-être de son nouvel occupant. Sa chambre… on dirait plutôt une prison. Des murs blancs, vides, un lit de fer forgé et une petite armoire ; voilà tout ce qui va peupler son quotidien pendant les mois à venir. Il soupire, même si cela n'arrange pas les choses, et commence à sortir ses affaires. La valise qu'il traîne avec lui ne contient pas grand-chose, toute sa vie dans quelques vêtements, des livres, des lettres. Une vie qui était dure avant, mais à présent qu'il est dans un nouveau pays, un endroit sûr où il ne devrait pas avoir de problème, elle lui paraît encore plus terrible.

--

— Vous pourriez vous taire un instant, s'il vous plaît ! tonne la voix du professeur. Je vous présente Alexandre, qui vient d'arriver parmi nous et qui ne parle pas très bien français, alors je vous demande un peu de clémence.

Il reste à sa place au fond de la salle, silencieux devant les regards curieux tournés vers lui. Pour qui se prend-il, à dire qu'il ne parle pas bien français ? Comme s'il avait besoin de la compassion de quiconque… mais puisque c'est ainsi, autant jouer au plus malin et faire l'ignorant.

Heureusement, personne ne vient le voir à la fin du cours ; il s'échappe discrètement, décidé à sortir un peu et visiter son nouvel environnement. Cependant, il sent qu'on le regarde à la dérobée, sans doute à cause de son air étranger, ou peut-être de la simple chemise de coton qu'il porte lorsque tout le monde arbore de gros manteaux. De toute façon, il s'en moque, le froid ne l'inquiète pas et il apprécie même le contact de l'air frais à même sa peau. Quand il ferme les yeux, il pourrait presque croire être encore chez lui, dans la cour de sa maison, sous le ciel gris de l'hiver. Mais la réalité est tout autre maintenant, comme lui rappelle ce nouveau décor étrange qui lui donne la nausée. Maintenant… ça devra être ici, chez lui.

À midi, il se voit contraint de prendre place à une table occupée. Il tente d'ignorer les regards discrets qu'on lui jette, feignant l'indifférence pour lasser leur curiosité, mais au bout d'un moment une petite blonde le sort de sa rêverie pour lui demander de but en blanc :

— D'où tu viens ?

— Moscou, répond-il à voix basse.

— Sérieux ? Tu es Russe, alors ?

Il la regarde avec agacement. Est-ce que ça vaut vraiment la peine de répondre à ça ?

— Moi c'est Ally, ajoute la jeune fille en lui souriant.

Il lui sourit aussi, plus par politesse qu'autre chose, mais la jeune fille semble intéressée au-delà de la connaissance de ses origines. Il perçoit son envie de lui poser d'autres questions et avant de lui en laisser le loisir, décide de s'éclipser de cet endroit hostile, abandonnant ses restes au fond d'une poubelle avant de s'éloigner du réfectoire.

Malheureusement, alors qu'il comptait sur les cours de l'après-midi pour être en paix, le professeur d'histoire se sent soudain l'envie de le faire venir devant tout le monde pour parler de son pays. Rien de tel pour avoir l'impression de n'être qu'une bête de foire…

— Ne vous en faites pas si votre français n'est pas très bon, le rassure le vieil homme en le voyant hésiter.

Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec ça ?

— Je viens de Moscou, commence-t-il à contrecœur. Trois mille kilomètres d'ici, capitale de la Russie. Le pays fait dix-sept millions de kilomètres carrés, deux fois la taille des États-Unis. L'indépendance de l'URSS est arrivée en mille neuf cent quatre-vingt-onze…

Quel intérêt de lui faire perdre son temps à dire ça ? Ils s'en moquent tous, de toute façon.

— Et si vous nous parliez un peu de vous ? insiste le professeur. Pour quelle raison êtes-vous venu en France ?

— Je suis réfugié politique, répond-il sans flancher une seconde, regardant avec dureté l'homme aux cheveux blancs en espérant que cela mettra fin à cette présentation idiote.

La réponse a jeté un froid auprès des quelques personnes qui suivent encore et il se fait renvoyer à sa place avec un remerciement embarrassé. Au moins, cette fois-ci, on va réellement le laisser tranquille, et c'est bien mieux comme ça.

Dès que la sonnerie de fin des cours retentit, il se dépêche de se fondre dans la masse des élèves pour quitter les lieux au plus vite, rattrapé par un sentiment de captivité oppressant. Mais alors qu'il franchit une première arche en direction de la sortie, il sent la présence de quelqu'un semblant décidé à le suivre.

— Alexandre ?

Il ne se retourne pas. Avec un peu de chance, ce n'est pas lui qu'on appelle, sans compter que ce n'est pas une façon de s'adresser à quelqu'un. À moins qu'ils soient amis… mais des amis il n'en a pas ici, il n'en aura sans doute jamais et même eux n'auraient pas crié son prénom de cette façon.

— Excuse-moi ?

L'autre accélère le pas et il finit par s'arrêter ; l'insistance de l'intrus rend inutile toute tentative de s'échapper. Se retournant pour lui faire face, il voit un garçon s'avancer vers lui, un peu étrange avec son visage trop pâle, ses yeux trop gris et les longs cheveux noirs qui lui donnent un air vaguement féminin.

— Je suis le délégué de classe, dit-il en lui tendant la main.

Il sait que c'est l'usage de la serrer mais ne bouge pas, enfouissant ses mains au plus profond de ses poches pour lui faire comprendre que son interruption n'est pas la bienvenue.

— Je suis désolé si je t'ennuie, soupire l'autre, mais il faut que tu t'inscrives aux cours optionnels. On peut faire ça maintenant ?

La question est de toute évidence rhétorique et il hoche malgré lui la tête avant de le suivre, quelques pas en retrait. Quelque chose chez ce garçon l'intrigue, il ne sait pas si c'est dû à cette sorte de désillusion avec laquelle il s'est adressé à lui ou bien à cette expression vide et froide, tel un masque doué de parole.

— C'est ici, indique-t-il en le faisant entrer dans un bureau.

On lui sort une feuille d'inscription et au fil des lignes, il se rend compte qu'il a du mal à épeler les mots en caractères latins, jusqu'à son nom de famille qui lui paraît faux écrit ainsi. Dire que le comportement compréhensif des enseignants l'avait agacé toute la journée, finalement la confiance qu'il exsude est bien peu justifiée par cette piètre performance.

— Tu as deux noms de famille ? fait remarquer le jeune homme en relisant : Alexandre Sergueïevitch Maleski.

— Nom patronymique, grommelle-t-il sans se soucier qu'il comprenne.

— Soit, soupire l'autre. Tu dois choisir deux sports pour l'année, et même si tu as raté un mois de cours tu seras quand même noté sur la première activité, alors tu devrais choisir quelque chose de facile.

Il regarde rapidement et coche les premières options qui l'intéressent, d'abord « athlétisme », puis « volley », plus par défaut qu'autre chose. L'autre récupère alors la feuille et coche de lui-même « natation » pour le dernier trimestre avant de retourner la feuille, sans un mot.

— Natation ? l'interpelle-t-il en sentant un désagréable frisson lui parcourir l'échine.

— Ce n'est pas optionnel, tu dois passer un test obligatoire pour obtenir ton bac.

Il le regarde avec de grands yeux effarés ; pourquoi personne ne lui en a parlé avant ?

— Non, je ne peux pas.

— Je te l'ai dit, ce n'est pas optionnel.

— Mais… je ne sais pas nager, avoue-t-il en sentant ses joues virer à l'écarlate.

— C'est juste une formalité, tu apprendras.

Il garde le silence quelques instants, profondément embarrassé par les mots qu'il s'apprête à dire, mais il lui semble inévitable de les sortir maintenant.

— J'ai peur de l'eau.

Le jeune homme le regarde fixement un instant, sans doute étonné, mais ne répond rien. Lui aussi garde le silence, incapable de trouver quoi que ce soit à dire après cette nouvelle dégradante, et tandis que le malaise se fait de plus en plus pesant dans la pièce il entend finalement le garçon se racler la gorge.

— Je fais partie du club de natation, je pourrais te donner des cours, dit-il avec hésitation. Ils ne te laisseront pas échapper au test, alors au moins tu éviteras l'humiliation publique.

Ce n'est pas exactement le choix auquel il s'attendait mais vu la façon dont il présente les choses, apprendre à nager avec cette personne indifférente est sûrement une perspective plus réjouissante que de paniquer devant trente autres moqueuses. Il acquiesce timidement et un soupir, qu'il suppose de soulagement, lui fait écho.

— Tu dois aussi choisir une matière de spécialité, continue le jeune homme. Économie, langue étrangère, musique…

— Musique, l'interrompt-il sans vouloir envisager le moindre autre choix.

— Très bien.

Il griffonne quelques lignes sur la feuille, puis la glisse dans un dossier qu'il dépose au bureau adjacent. Il se dirige ensuite vers l'extérieur, ignorant complètement son captif qui se demande s'il doit le suivre ou non, et finalement s'arrête pour lui faire face, à son tour les mains dans les poches.

— Je peux te poser une question ?

— Oui, s'entend-il répondre par réflexe.

— Pourquoi es-tu réfugié politique ?

Il n'avait pas vraiment prévu d'en parler, c'était une simple réaction spontanée pour se débarrasser de ce professeur curieux, mais à présent que les cartes sont sur la table autant dire la vérité.

— Mon père a été tué.

— Je suis désolé, s'excuse le garçon sans que le moindre frémissement de sourcil ne vienne rompre la monotonie de son visage.

— C'est comme ça, soupire-t-il en s'écartant un peu, prêt à partir.

L'autre semble sentir son empressement à le quitter et fait soudain un pas en avant vers lui.

— Je ne me suis pas présenté. Je m'appelle Gabriel.

— Sacha.

Oui, Sacha, c'est ainsi qu'il s'appelle, bien que personne ne soit censé le savoir ici. Pourtant, il ne peut s'empêcher d'utiliser ce surnom familier, celui auquel il répond spontanément. Le futur lui dira s'il a eu tort de le faire.

— Pourquoi Sacha ?

— Parce que chez moi, Alexandre c'est Sacha.

Il lui semble lire de la surprise sur le visage de Gabriel, ou peut-être est-ce simplement une illusion liée à l'anticipation d'une réaction normale.

Les deux garçons marchent quelques minutes côte à côte, puis une fois passée la lourde porte de bois leurs chemins se séparent.

— La piscine, c'est vendredi soir, l'informe Gabriel. Je t'attendrai.

Et sans attendre de réponse de sa part, il disparaît dans la direction opposée.

--

Sa chambre est une espèce de vide temporel où il semble s'enfoncer. Il y tourne en rond sans pouvoir s'occuper, les heures passant plus lentement que des semaines, et il n'a malheureusement nulle part où aller pour contrer cette morosité. Quel maudit endroit.

Au-dehors, le ciel est gris, assez menaçant pour le résigner à rester à l'intérieur plutôt que d'errer sans but pour finalement se retrouver trempé jusqu'aux os. Mais cette pièce est si vide, bien qu'il ait étalé de son mieux ses maigres possessions, qu'elle ressemble toujours autant à une cellule dans laquelle il se serait enfermé lui-même. Il regrette d'ailleurs de ne rien avoir sous la main pour jouer un peu de musique. Reste à essayer de ne pas penser à sa mère, histoire de ne pas rendre cette journée encore plus misérable qu'elle ne l'est déjà. Demain, il faudra retourner dans ce lycée, avec ces élèves qui le regardent comme une bête curieuse et ces professeurs qui le prennent pour un idiot. Il en a déjà marre et pourtant, tout ne fait que commencer.

C'est sans grande conviction qu'il se rend le lendemain matin au lieu de son supplice, plongé dans la contemplation du sol en espérant que cela dissuadera quiconque ayant la bonne idée de l'approcher. Mais visiblement, cette combine ne marche pas avec tout le monde.

— Tu as lu le livre ? lui demande Ally en lui mettant un ouvrage sous le nez.

— Non.

Cela dit, il ne voit pas bien comment il aurait pu deviner qu'il y avait un livre à lire.

— Alors, je te prête le mien !

Il lui fait les yeux ronds mais devant l'évidente bonne foi de la jeune fille, se sent obligé d'accepter. De toute façon, on ne lui pose pas de questions, puisque tout le monde croit encore qu'il peut tout juste aligner deux mots correctement, et il se réjouit quelque part de cet étrange traitement de faveur.

Observant du coin de l'œil la classe, il compte près d'une dizaine de garçons, plus qu'il n'aurait pensé pour une section littéraire. Parmi eux, Gabriel est assis contre un mur en train de dessiner, se fichant royalement de ce dont le professeur parle. C'est étrange à quel point il semble différent des autres, à la fois plus soigné mais terriblement plus indifférent, presque inexpressif. C'est pourtant lui qui est venu le voir la veille, lui proposant spontanément de l'aider alors qu'il n'a pas l'air d'avoir la moindre considération pour quoi que ce soit. Peut-être n'est-il pas si mauvais dans le fond, mais Sacha préfère encore prendre ses précautions et attendre la suite, que de se faire de faux espoirs.

Midi arrivé, il prend cette fois-ci un sandwich pour manger dehors, évitant ainsi d'être à nouveau confronté à l'oppressante cohue de la cafétéria. C'est son premier repas depuis le déjeuner de la veille et pourtant, son ventre ne crie pas famine pour autant.

Il n'y a personne sur les bancs, logique par ce froid, et il se sent étonnamment bien devant ce paysage désolé, où le vent qui s'engouffre sous sa chemise lui arrache parfois des frissons revigorants. Soudain, son regard croise celui d'un autre, gris comme le ciel d'hiver. Gabriel ne fait que traverser la cour, les mains dans les poches et ses cheveux virevoltant devant son visage. Il le sent agacé, percevant dans son attitude les signes d'un énervement mal dissimulé, et ce comportement l'intrigue encore plus ; qui est donc cette personne qui est venue faire un premier pas vers lui ?

Malgré de longues heures de cours ennuyeux, sa journée n'est finalement pas perdue puisqu'arrive l'heure de la leçon de musique. Il trouve néanmoins le moyen de se perdre parmi les couloirs et lorsqu'il entre enfin dans la salle, une dizaine de paires d'yeux outrés se braquent sur lui.

— Asseyez-vous, M. Maleski, lui demande l'enseignante en soupirant.

Il s'exécute, choisissant une chaise un peu à l'écart du groupe exclusivement féminin, et concentre ses forces pour ne pas dévisager ses hostiles camarades.

— Comme vous le savez, la classe a commencé depuis plusieurs semaines déjà, l'informe le professeur. J'espère que vous avez quelques notions de solfège, sinon le retard va être difficile à rattraper…

— J'en ai, acquiesce-t-il avec conviction.

Le regard de la jeune femme lui laisse pressentir que sa parole vaut peu à ses yeux ; elle se saisit d'une partition et lui demande de la lire. Devant le familier enchaînement de notes, Sacha se demande soudain ce qu'il doit faire de ce papier, qu'il ne sait que jouer, et sans risquer d'utiliser les mauvais noms des notes il décide de se placer au piano. Là, sous ses doigts, virevoltent tranquillement les sons de la partition, jusqu'à ce qu'il atteigne la fin de la page et que l'air dubitatif de l'enseignante lui fasse comprendre de s'arrêter. Il ne peut se retenir de jeter un œil autour de lui et détecte un courroux généralisé ; ravalant un soupir de dépit, il retourne s'asseoir à sa place, la tête baissée.

— Ce n'est pas vraiment ce que j'attendais, avoue la jeune femme en reprenant la partition. Mais incontestablement, vous connaissez le solfège. Vous jouez donc du piano ?

— Du violon, corrige-t-il.

— J'ai bien peur que nous n'ayons pas de violon sous la main, pouvez-vous amener le vôtre ?

— Je n'en ai pas, répond-il à voix basse. Je jouerai du piano, alors.

Son interlocutrice masque sa surprise et reprend son cours, comme si son arrivée n'était qu'un inévitable désagrément. Il s'ennuie durant la première moitié de celui-ci, consacrée à l'histoire de la musique, mais au moment où elle indique à chacun de s'entraîner sur son instrument il sent que ces quelques instants auront bien valu l'inutile blabla. Il se retrouve alors seul devant l'un des deux pianos dans la salle, forcé de constater que l'instrument est désaccordé. Il se retient pourtant de faire la moindre remarque et attrape la partition la plus proche pour jouer quelque chose. Choisissant un morceau assez long sans être trop compliqué, il se lance à l'assaut des notes rangées sur le papier pour tirer de l'instrument en sourdine un son aussi correct que possible. Un petit frisson de plaisir le parcourt lorsqu'il achève une première fois le morceau, excité comme s'il venait de se plonger les doigts dans une prise électrique pour recharger ses batteries. Il l'entame donc une seconde fois sans lever les yeux des touches, admirant le ballet des petits rectangles bicolores qui s'activent au contact de ses doigts habiles. La musique le berce agréablement jusqu'à ce que ses doigts se retirent du clavier pour faire taire les marteaux.

Son regard croise alors celui de son professeur, posté à côté de lui depuis quelque temps apparemment.

— Vous connaissiez déjà ce morceau ? demande-t-elle sur un ton vaguement irrité.

— Non.

Et malgré l'honnêteté de sa réponse, une fois de plus elle ne semble pas convaincue.

— Vous pourriez me jouer autre chose ?

Elle lui tend une autre partition où est marqué d'un scotch de couleur un morceau que Sacha constate plus difficile. Il s'efforce alors de garder sa concentration et enchaîne les notes au juste tempo, à défaut d'éviter les quelques erreurs qu'il fait semblant de ne pas remarquer.

— Vous jouez depuis longtemps ? l'interrompt-elle soudain, bien plus impressionnée par cette performance quelque peu maladroite que par la précédente.

— J'étais petit quand j'ai commencé… c'est ma mère qui m'a appris, dit-il en sentant ses joues rosir.

Elle soupire mais pour la première fois, un sourire approbateur se dessine sur son visage. Il la regarde aller réprimander un groupe de bavardes, qui offre une bien piètre performance de harpe depuis tout à l'heure, puis se concentre à nouveau sur la musique. Il y a d'intéressants morceaux dans cette nouvelle partition et une sonate de Bach l'interpelle. Dès les premières notes, il se souvient l'avoir jouée au violon, et malgré le bonheur que lui procure le contact avec le piano, le manque de son instrument se fait toujours cruellement sentir. Cependant, il se laisse entraîner par ses doigts et ferme les yeux pour savourer les élégantes sonorités, nostalgique du retour en arrière que ce moment provoque.

Puis soudain, l'heure se termine et une violente sonnerie le sort de sa transe ; le temps qu'il referme le piano et range ses affaires, tous les autres élèves ont déjà quitté la salle, hormis quelques retardataires qui le dévisagent de leur regard interrogateur.

Décidément, il ne va pas s'en sortir.

 

Le second soulagement de la semaine arrive en même temps que le cours de sport du jeudi, consacré à l'endurance qui Dieu merci, est ce qu'il connaît le mieux. Il court pendant la demi-heure réglementaire et au-delà, les yeux fixés dans le vide, enivré par la sensation de l'air frais caressant son corps et séchant la sueur de son visage. Lorsqu'il s'arrête enfin, réalisant subitement qu'il est le seul sur la piste, l'entraîneur le regarde avec des yeux ronds et au lieu de le réprimander, vient le féliciter chaleureusement. Pour la première fois, il se sent au moins un peu considéré par quelqu'un, et accepte sans discuter la proposition de venir s'entraîner quelques soirs supplémentaires par semaine avec l'équipe d'athlétisme régionale. Quelques élèves viennent même lui taper dans le dos avec un sourire amical, lui offrant des « t'es un as, mec » dont il ne comprend pas tellement le sens mais saisit toutefois le compliment.

Cette soudaine reconnaissance lui apporte un regain d'énergie insoupçonné et c'est l'esprit léger qu'il suit les autres sur la route qui les ramène au lycée, longeant le fleuve avant de traverser la gare plutôt déserte en cette heure de repas.

Mais alors que les cours de l'après-midi reprennent, il réalise soudain que le lendemain est vendredi et qu'il n'a toujours pas réfléchi à la proposition de Gabriel. Sa peur panique de l'eau tend à le pousser à refuser, toutefois l'idée de se donner en spectacle devant l'ensemble de la classe lors des cours communs ne le réjouit pas non plus particulièrement. Il faudra y passer de toute façon, alors peut-être qu'à deux la sentence sera moins cruelle...

— Tu n'as pas froid comme ça ? lui chuchote Ally en frissonnant devant sa mince chemise.

— Non. Tu le connais bien ? dit-il en profitant de l'occasion pour s'informer sur son possible futur bourreau.

La demoiselle regarde dans la direction qu'il désigne discrètement, effleurant des yeux la silhouette désabusée du jeune homme assis au fond de la classe.

— Gabriel ? C'est le délégué, quoi... Il est sérieux et ne parle pas beaucoup, en plus il reste souvent avec les autres du club de natation pendant les pauses alors ce n'est pas facile de lui faire la conversation.

— Mais, est-ce qu'il est gentil ? insiste-t-il devant l'inutilité de ces informations.

— Gentil ? répète Ally en levant un sourcil. Ouais, je suppose qu'on peut dire ça, même si moi je le trouve bizarre mais bon, il n'y a rien à lui reprocher.

--

— Tu es venu ? s'étonne Gabriel en l'apercevant assis devant l'entrée de la piscine.

Il hoche timidement la tête et le suit à l'intérieur. Par chance, le complexe sportif est rattaché au lycée et leur permet d'être tranquilles, sans compter que la possibilité d'y aller gratuitement est non-négligeable.

— Tu as un maillot ? demande soudain le garçon en s'arrêtant devant les vestiaires.

— Hum… non.

— Je m'en doutais, soupire-t-il. Attends-moi là, je vais te chercher un de ceux de l'école.

Gabriel revient quelques minutes plus tard en lui lançant un bout de tissu noir.

— Rejoins-moi devant le bassin, conclut-il en partant se changer.

Se retrouver presque nu dans un mini short qui le moule terriblement est sûrement le summum de l'embarras qu'il a essuyé jusqu'à maintenant. Il se trouve toujours trop maigre, même si ses bras témoignent encore de ses habitudes bagarreuses et ses jambes des heures passées à courir, le reste n'aurait pas vraiment besoin d'être exhibé. Surtout que lorsqu'il arrive au dit bassin, la silhouette sculptée comme une statue grecque de son autoproclamé entraîneur lui laisse une désagréable impression d'infériorité.

— Allons-y, lance celui-ci sans autre forme de procès.

Il le précède jusqu'à l'extrémité la moins profonde du bassin et se laisse aussitôt glisser dans l'eau. Sacha se fige quelques pas en retrait, incapable d'avancer en voyant l'eau onduler autour du corps du jeune homme, donnant l'illusion de l'avaler petit à petit.

— Tu viens ?

Il secoue la tête et reste campé sur ses jambes, surveillant du coin de l'œil les mouvements de l'eau.

— Tu ne plaisantais pas en disant que tu as peur de l'eau, se moque gentiment Gabriel avant de se laisse tomber en arrière, s'enfonçant sous la surface pour en ressortir aussi mouillé qu'une anguille.

Sacha recule un peu, effrayé par cette vision et passablement énervé par sa remarque. Gabriel sort alors de l'eau en s'ébrouant pour se sécher et part s'asseoir sur le rebord de la piscine.

— Viens ici.

Il reste en arrière quelques instants, peu enclin à s'approcher d'aussi près de la menaçante étendue d'eau, mais finit par obéir à contrecœur devant l'insistance du regard de Gabriel. Prenant soin de ne pas laisser ses jambes traîner un peu trop près du bassin, il s'assied en tailleur dans la zone désignée par le jeune homme, un peu en retrait.

— Et si tu me disais ce qui te fait peur, lui demande-t-il en reculant discrètement à son niveau.

— L'eau, répond-il un peu énervé par son propre embarras.

— Tu veux dire en général ? Prendre un bain ou une douche aussi ?

— Non… non, juste quand tu ne vois pas le fond.

— Le fond est juste là, dit Gabriel en montrant du doigt les carreaux bleus.

— Mais… tu ne sais pas, si c'est profond, si tu ne peux pas remonter…

— Tu as pied ici, le contredit Gabriel. Tu as bien vu, j'étais debout il y a cinq minutes.

— Je n'ai jamais dit que ça a un sens, grogne Sacha en se cachant entre ses mains.

À son grand étonnement, Gabriel se met alors à rire, et le visage qu'il croyait de pierre se déride soudain pour exprimer cette émotion puérile d'amusement qui laisse Sacha bouche bée.

— Ok, ça va être plus compliqué que je ne le croyais !

Il redescend dans l'eau et se tourne face à lui, le sourire aux lèvres. Sacha est surpris de le voir subitement plus petit alors qu'habituellement, ils font presque la même taille.

— Ça te dit, la thérapie persuasive ? demande Gabriel en lui faisant un clin d'œil.

— Je ne sais pas, répond-il précautionneusement.

— Ferme les yeux, déjà.

Sacha s'exécute après l'avoir prévenu que s'il tente de le jeter à l'eau, ça va très mal se passer.

— Tu m'écoutes, là ?

— Hmm.

Il entend le bruit de l'eau qui clapote autour de lui et la résonnance du son dans ce grand bâtiment vide lui donne l'impression d'être encerclé. Pourtant, il sent la dureté du carrelage sous ses fesses, sa froideur sous ses doigts, et ces éléments anodins le raccrochent à la réalité comme une bouée de sauvetage.

— Détends-toi.

Les mains de Gabriel remontent soudain le long de ses jambes et il sent l'eau ruisseler sur sa peau, ce qui le fait irrémédiablement se crisper.

— C'est comme une douche, dit doucement le jeune homme d'une voix qui lui paraît lointaine.

Ses mains avancent de plus en plus, mouillant petit à petit ses bras, son torse, sa nuque.

— Tu te sens bien ?

— Hmm.

— Décroise les jambes.

Il commence à s'exécuter mais soudain, les doigts de Gabriel lui enserrent les chevilles et il se met à paniquer en les sentant passer la barrière de la surface. Il ouvre brusquement les yeux et la vision de l'eau s'emparant d'une partie de son corps pour l'engloutir lui provoque d'incontrôlables tremblements.

— Non ! crie-t-il en se dégageant, rampant pour s'éloigner de l'eau le plus vite possible. Ты с ума сошёл ?! (1)

Inconsciemment, sa langue maternelle a repris le dessus et il se met à jurer de façon incompréhensible en se remettant sur pied, encore choqué par le geste de Gabriel. Celui-ci se mord la lèvre en voyant l'ampleur de son angoisse et secoue lentement la tête en baissant les yeux.

— Pardonne-moi, je suis allé trop vite... la prochaine fois je ferai mieux, promis.

Sacha ne répond pas, serrant ses bras autour de lui pour se protéger de cette force invisible qui le tétanise, et regarde durement celui par qui tout est arrivé. Mais Gabriel a depuis longtemps abandonné son échec pour aller s'enfoncer dans l'eau, s'immergeant lentement jusqu'aux épaules, puis se glisser sous la surface avant de commencer à nager. La peur de Sacha s'efface petit à petit tandis qu'il le regarde se mouvoir avec aisance, se déplaçant avec agilité dans cet élément qui lui paraît pourtant si oppressant.

À la fois énervé et dépité par cette mauvaise expérience, il part se rhabiller et jette un dernier coup d'œil au bassin avant de quitter les lieux, intrigué par la facilité avec laquelle le jeune homme le parcourt de long en large. Mais cela ne mène à rien de rester, que ce soit par intérêt ou par jalousie, et il préfère partir maintenant plutôt que de se miner davantage.

Bien déterminé à ne pas rester se ronger les sangs un soir de plus chez lui, il enfile un pull et s'éclipse, marchant sans but au milieu de rues éclairées de la ville dans l'espoir de tomber sur une zone animée. La chance lui sourit alors que les magasins se font de plus en plus nombreux, lui permettant de s'arrêter acheter du pain et un paquet de cigarettes pour la soirée. Son portefeuille est loin d'être plein, surtout que l'argent qu'il reçoit chaque mois représente tout juste de quoi vivre, mais vu le peu de choses qu'il achète celui-ci s'avère finalement amplement suffisant. Il déambule parmi les boulevards, grignotant entre deux cigarettes tout en gardant un œil sur le paysage inconnu qui se dessine sous ses yeux. L'amertume du tabac lui rappelle le passé un instant, le ramenant à Moscou, dans les petites rues pavées où ses amis et lui se réfugiaient pour fumer, conspirer et organiser des combats de rues. Il se souvient des odeurs âcres que le mélange des senteurs s'échappant de chaque maison créait, de leur désarroi face à cette vie qui semblait les ballotter de combines en ennuis comme des fétus de paille. Ils n'avaient aucun avenir là-bas, aucune chance de devenir quelqu'un, bien que c'était la dernière de leurs préoccupations. Et maintenant qu'il est ici, l'avenir lui semble encore plus sombre.

Le cœur est déchiré par les souvenirs de cette vie qu'il a abandonnée derrière lui, il regarde la nuit tomber sur cet autre monde, attendant de longues minutes que la dernière tache de lumière solaire ait fait place à l'artificielle lueur des réverbères. Il fait alors confiance à ses pas pour le ramener jusqu'à son immeuble, malheureusement ceux-ci sont encore trop hésitants ; de rues sombres en rues sombres, il ne reconnaît pas les bâtiments, de moins en moins les parcs, et sent qu'il est en train de s'éloigner dans une direction hasardeuse qui ne va pas le ramener chez lui.

Au détour d'une ruelle, il croise une bande de garçons à qui il demande son chemin, mais au lieu de le lui indiquer les quatre larrons l'encerclent, lui faisant sentir leur haleine alcoolisée.

— T'es perdu, blondinet ? fait l'un d'eux avec un rictus méprisant. Ça se monnaye les infos ici, tu sais…

Il s'avance pour lui donner un coup d'épaule et Sacha serre les poings en reculant, résigné à tourner les talons avant que la situation ne se détériore. Mais ses congénères ne semblent pas de cet avis et bloquent sa retraite, le mettant à nouveau face à face avec celui qui lui a adressé la parole.

— Je ne crois pas t'avoir donné le droit le partir, crache ce dernier.

La confrontation semble inévitable à présent. Il n'a jamais aimé se battre, bien que ce fût son quotidien pendant de nombreuses années, mais il y a certaines choses qu'on ne peut éviter, et leur survie dans les bas quartiers de la capitale dépendait fortement de leur habileté à défendre leur territoire. L'art des combats de rues a depuis longtemps perdu ses secrets pour lui, et s'il doit le mettre à nouveau en pratique ici, ainsi soit-il.

Il empoigne le bras du bavard et le tord sans ménagement, déterminé à ne pas lui laisser le temps de préparer l'offensive, avant de le projeter contre le mur dans un sourd craquement osseux. Les autres comprennent rapidement que le combat a commencé et se coordonnent pour lui faire payer son assaut. À leur surprise, Sacha s'avance également et choisit pour cible celui de droite, dont il vise la mâchoire qui se déboîte probablement sous le choc tandis qu'il tombe à genoux au sol. Le temps qu'il se retourne, l'un d'eux lui envoie un uppercut au diaphragme qui le fait reculer de quelques pas, cherchant à reprendre son souffle.

— Мерзавец, jure-t-il d'une voix sifflante. (2)

L'autre s'avance, juste assez pour qu'il lui décoche un coup de pied dans la rotule suivie par son poing sur la tempe ; le bruit de son corps s'effondrant lui indique qu'il est K.O. Le dernier de la bande est resté en retrait, observant sa technique pendant que ses camarades se faisaient régler leur compte. Il évite les coups de Sacha avec une déconcertante habileté tandis que ce dernier tente de faire de même. Cependant, une droite passe une peu trop près de son visage et Sacha n'a pas le temps de s'écarter que des phalanges entrent en contact avec sa mâchoire, répandant alors le sang dans sa bouche, résultat d'une morsure de langue imprévue.

Le goût métallique vient amplifier sa rage, lui rappelant les envies de meurtres que certains combats lui procuraient, lui remémorant les visages défaits de ces inconscients qu'il fallait amener aux portes de la mort pour que le combat cesse enfin. Il sourit d'un sourire malsain et se rue droit sur son adversaire, le faisant basculer en arrière sous son poids. Celui-ci n'a pas le temps de réagir que son crâne heurte une première fois le goudron, puis une seconde sous le coup que lui assène Sacha. Il perd le compte à partir de là, tandis que celui qu'il n'aurait pas dû défier se faisait un plaisir de calmer ses pulsions sur son visage.

Lorsque Sacha se relève, ses poings sont aussi rouges que ses lèvres, et un brusque retour à la réalité lui commande de disparaître au plus vite. Contre toute attente, deux rues plus loin se dresse son immeuble, miracle incertain qui le ramène à l'abri de ces murs de pierre où il peut s'asseoir un moment et examiner les dégâts. Un simple hématome à la mâchoire, quelques écorchures à ses paumes et des doigts qui le font un peu souffrir… rien d'insurmontable.

Et bizarrement, cette douleur autrefois familière le plonge aussitôt dans un profond sommeil.

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Les heures qui composent son week-end sont peuplées de calculs obscurs, livres ennuyeux et rédactions inintéressantes, dont la monotonie lui fait parfois regretter de ne pas les passer allongé sur un banc à rêver. Les années à parler français avec sa mère n'ont d'ailleurs apparemment pas suffi à lui donner une maîtrise satisfaisante de la langue, comme il s'en rend compte en alignant hésitations et orthographes phonétiques sur ses copies. Il se retrouve alors à arpenter les rues à la recherche d'une bibliothèque, croisant les doigts pour y parvenir avant la tombée de la nuit, et c'est finalement un petit centre de documentation qui l'accueille. Il s'y installe avec une poignée de dictionnaires et à son grand soulagement, ses quelques découvertes éclairent quelque peu sa journée morose.

Cependant, voir Gabriel ce lundi matin, installé comme toujours dans un coin de la salle, lui renvoie cruellement le souvenir de sa cuisante humiliation. Il prend ses distances et s'assied près d'une fenêtre, espérant un peu de tranquillité en regardant passer les nuages.

— Tu as passé un bon week-end ? lui demande joyeusement Ally en s'asseyant près de lui.

Pas de chance. Il se retient de soupirer devant cette exaspérante façon de s'imposer dont fait preuve la jeune fille et se contente de lui lâcher un demi-sourire pour réponse.

— Tu as fait le résumé de littérature que la prof a demandé pour demain ? Bon sang, je n'y crois pas qu'elle nous donne tant de choses à faire, déjà la semaine dernière…

Il se force à ne pas entendre le discours pathétique de ses opinions et reste perdu dans le vague, écoutant d'une oreille le discours du professeur d'histoire que sa camarade de table semble décidée à couvrir de ses chuchotements intempestifs.

À peine sorti de cours et espérant pouvoir passer quelques minutes à l'écart, il se fait soudain harponner par Gabriel qui l'entraîne à sa suite dans un couloir adjacent. Même s'il avait voulu l'éviter, il y a trop de monde pour traverser le bâtiment et tenter une retraite discrète, et il se résout à faire preuve de civilité une fois de plus.

— Je suis désolé pour vendredi, annonce le jeune homme avec une amorce de sourire mécanique.

Sacha fourre ses mains dans ses poches et attend la suite, pour l'instant peu convaincu par ces plates excuses.

— J'ai réfléchi et peut-être que j'ai voulu aller un peu vite, continue-t-il. Je ne suis pas un spécialiste de la pédagogie mais peut-être qu'en prenant les choses différemment ça se passerait mieux…

— Pas la peine, je ne vais pas y retourner, répond catégoriquement Sacha.

— Tu ne peux pas lâcher maintenant, on vient juste de commencer… je suis vraiment désolé tu sais, mais laisse-moi une chance de me rattraper.

— Si c'est pour me ridiculiser…

— Mais non, c'est justement pour ne pas te ridiculiser que je fais ça.

Un bref silence passe avant que Gabriel n'ajoute :

— Si ce n'est pas moi, ce sera eux et crois-moi, ils ne se gêneront pas pour le faire, par contre.

Sacha fronce les sourcils mais ne dit rien, encore hésitant quant à la démarche à suivre. Bien sûr qu'il n'a pas envie de faire sa petite crise de panique devant l'ensemble de la classe, mais après le coup de vendredi dernier il n'est pas sûr de pouvoir faire encore confiance au garçon.

— On ira doucement ? demande-t-il avec suspicion.

— Je te promets que je ferai plus attention, acquiesce Gabriel avec une nouvelle amorce de sourire.

Mais son masque de porcelaine se reforme bien vite tandis qu'il disparaît de sa vision, le laissant avec une vague envie de frapper le mur pour faire passer sa frustration, que la lancinante douleur de ses articulations lui commande d'éviter.

--

Petit à petit, une sorte d'équilibre s'installe dans son quotidien ; les variations d'ennui entre ses différents cours lui permettent de rester la plupart du temps éveillé et certaines agréables interruptions suffisent à lui redonner le courage d'en affronter quelques heures de plus. La première de ces bonnes surprises est arrivée en même temps que le soudain intérêt de l'enseignante de musique, qui a transformé ses doutes en un opportunisme affiché, reléguant Sacha à aider ses camarades moins douées que lui. Par chance, sa nouvelle partenaire de piano ne fait pas partie des perturbatrices sans talent et il prend presque plaisir à l'accompagner sur le morceau à quatre mains qu'on leur confie pour les semaines à venir.

Sa seconde escapade a lieu sur la piste de gomme rouge, où l'entraîneur sportif l'attend plusieurs soirs par semaine, toujours aussi fasciné de le voir enchaîner les kilomètres sans broncher. Les membres permanents de l'équipe d'athlétisme lui vouent même une étrange affection, et malgré leur différence d'âge il se surprend à apprécier leur compagnie lors des quelques sorties en ville succédant aux entraînements.

 

Pourtant, une ombre vient toujours masquer le tableau, et celle-ci correspond étrangement avec sa présence devant cet immense bassin turquoise en ce vendredi soir, frissonnant mais certainement pas de froid à l'idée de réitérer sa mauvaise expérience.

Gabriel est déjà dans l'eau, échauffant ses muscles en une brève série de longueurs à l'autre bout du complexe, avant de finalement le rejoindre au bord du bassin progressif où la torture se déroule.

— Est-ce qu'il faut que je m'excuse encore une fois ? demande doucement Gabriel en voyant Sacha prendre ses distances.

— Non, je me méfie juste, répond-il en serrant ses bras autour de son torse nu.

Gabriel soupire et se laisse glisser dans l'eau, comme la dernière fois, se plaçant devant lui pour un face à face avec ses jambes.

— Viens du côté de l'échelle, lui indique-t-il en attrapant quelque chose sur le bord.

Il accepte de s'asseoir au niveau de celle-ci, les jambes entourées de ses bras pour les ramener contre lui, et attend avec appréhension le prochain mouvement de son camarade.

— Regarde, c'est un bâton dont les maîtres nageurs se servent pour accompagner les débutants, lui dit Gabriel en tendant l'objet vers lui. Touche, c'est du métal.

Sacha le prend dans sa main pour constater la véracité de ses dires avant que Gabriel ne le mette dans l'eau, en contact avec le fond.

— Il fait un mètre cinquante et l'eau lui arrive là, continue-t-il en désignant le niveau d'immersion. Ça veut dire que si tu descends dans l'eau, tu es assuré que l'eau ne montera pas plus haut que sur ce bâton, et que le fond est solide. N'est-ce pas ?

Il ne trouve aucun argument contre cette logique implacable et hoche sans enthousiasme la tête. Gabriel l'encourage alors à essayer, lui confiant le bâton pour sonder le terrain, puis l'invitant à descendre lentement les marches de l'échelle.

Il ferme les yeux au contact de l'eau qui lui semble glacée et tente de s'imaginer chez lui, de repenser à la fois où la maison d'un de ses amis avait été inondée et où ils avaient dû marcher dans un mètre d'eau pour vider les lieux. Il s'accroche alors à cette vision aussi fort que ses doigts s'accrochent à la barre d'acier et laisse le liquide envelopper peu à peu ses pieds, ses mollets, ses genoux, jusqu'à ce que ses orteils se posent sur le carrelage du fond et qu'il relâche enfin une longue expiration tremblante.

— Tu vois, tu l'as fait, dit tout bas Gabriel.

Il ouvre les yeux et la réalité le frappe de plein fouet : il est au milieu de l'eau, encerclé par le liquide ondulant, et la panique de se faire engloutir le saisit soudain à la gorge pour le pétrifier. Ses pieds sont comme cloués au fond de l'eau, retenus par une force invisible qui propage la panique dans son esprit et la nourrit jusqu'à le laisser paralysé d'angoisse.

— Ça va, calme toi, murmure Gabriel en le voyant trembler et pâlir. Tout va bien, il ne peut rien t'arriver…

Et pour appuyer ses dires il prend la main libre de Sacha dans la sienne et voit avec soulagement les traits de Sacha se décrisper alors qu'il s'y accroche de toutes ses forces.

— Je vais avoir besoin de cette main un jour ou l'autre, grimace Gabriel sans faire mine de la retirer pour autant.

— Désolé, gémit-il en desserrant légèrement sa poigne, conscient à son tour de la douleur dans ses phalanges crispées.

La présence de Gabriel n'est qu'un faible réconfort au milieu de l'étendue turquoise qui l'a capturé et le sentiment de s'être fait piéger s'ancre malgré lui dans son esprit.

— Allez, détends-toi, dit tout bas le jeune homme. Tout se passe bien, il n'y a que toi et moi ici, l'eau n'est juste qu'un décor. Imagine que c'est de l'herbe ou de la neige, c'est pareil…

La neige ? Il avance doucement en absorbant les paroles de Gabriel mais soudain l'eau se met à onduler autour de ses jambes, créant des remous qui menacent de le faire s'évanouir.

— Hey ! Ne flippe pas comme ça ! lance Gabriel en le voyant fléchir.

Ce dernier pose une main sur son épaule et la serre pour le forcer à se maintenir droit.

— C'est naturel, continue-t-il en tentant de fixer son regard, elle suit juste tes mouvements pour ne pas t'entraver.

— Je veux sortir, lâche Sacha dans un souffle.

— Ok, on sort, viens.

Il l'entraîne alors doucement vers l'avant, s'éloignant irrémédiablement de lui et la peur de se retrouver seul prend le pas sur l'angoisse que lui confère la masse liquide. Il saisit ses deux mains et les serre en fermant les yeux, tentant désespérément d'oublier la glue liquide qui le ralentit en concentrant toute son énergie sur la chaleur de ces paumes étrangères et la perspective de remettre rapidement un pied sur terre. Puis soudain le bord est là, sous ses doigts tandis que Gabriel ôte ses mains des siennes, et il lève un genou pour sentir ses orteils heurter la première marche.

Enfin sorti. Il s'assied sur le carrelage un instant pour reprendre son souffle, encore tremblant après cette escalade d'émotions.

— Tu vois, tu as réussi ! le félicite Gabriel avec un clin d'œil.

— J'ai cru mourir, articule-t-il difficilement.

— Mais maintenant que la première phase est passée, tu peux mettre les pieds dans l'eau.

— Peut-être...

Gabriel lui sourit et il constate que c'est la première fois qu'il le voit sourire. C'est comme voir une autre personne.

— Tu veux qu'on s'arrête là pour ce soir ?

— S'il te plaît, acquiesce-t-il vigoureusement.

— D'accord, on se voit lundi alors. Bon week-end.

Sacha n'a pas le temps de répondre qu'il s'enfonce déjà dans l'eau du bassin adjacent, disparaissant en quelques mouvements vers son centre.

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Bien qu'aller au lycée soit loin d'être agréable, passer le week-end seul à se morfondre est probablement encore pire. Il est fatigué de lutter contre la déprime, et pourtant la perspective d'aller voir sa mère demande plus de courage qu'il n'en a, au point où il préfère encore se lamenter seul. Griffonner sur une feuille pour s'occuper ne lui offre pas la moindre satisfaction, ses piètres facultés en dessin ne faisant que souiller un peu plus de matière.

Si seulement il pouvait être un adolescent comme ceux qu'il voit ici, appelant leurs amis pour sortir, dînant en famille… même si dans le fond, il n'a jamais vraiment connu ces moments familiaux ; avant que son père ne meure, ils ne passaient déjà que peu de temps ensemble. Et le peu de chaleur qu'il retirait de sa présence s'est maintenant éteinte, le laissant vide et seul dans ce monde inconnu où il ne peut même pas se permettre de se montrer faible.

Il pense à sa petite amie qu'il a laissée à Moscou, et bien qu'ils se soient séparés avant son départ ce n'était que par commodité. Pendant un moment, il avait cru qu'ils seraient ensemble pour toujours. Après tout, c'était son premier amour… mais à présent tout a changé et toutes ces choses immuables qui régissaient sa vie ont fait place à l'incertitude, ne lui laissant d'autre choix que de se refaire une vie. Une vie qui ne lui semble pas très enviable…

Se sentir misérable est peu réconfortant, malheureusement.

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— Maleski, attendez une minute s'il vous plaît, lui demande le professeur de musique.

Il reste en arrière, vaguement inquiet des raisons qui pourraient la faire le retenir, et l'expression apparemment sans reproche qu'elle affiche le laisse plus que perplexe.

— J'ai un ami luthier, lui annonce-t-elle brusquement. Il cherche quelqu'un pour l'aider dans sa boutique et j'ai constaté l'autre jour que vous aviez accordé le piano. C'est bien vous, n'est-ce pas ?

Il acquiesce en rougissant, embarrassé que son petit acte effectué en cachette se soit fait si aisément découvrir.

— C'était très gentil de votre part, le rassure-t-elle d'un sourire. C'est pour ça que j'ai pensé à vous, cependant le choix final vous appartient. Je pense que si vous le souhaitez, il pourrait vous prêter un violon pour que vous pratiquiez un peu…

— Vraiment ? l'interrompt Sacha avec une note d'espoir mal dissimulée.

— Je vous donne l'adresse, dit-elle en souriant franchement devant son enthousiasme.

Il la remercie rapidement avant de partir en serrant le papier dans sa main, se rendant au plan le plus proche pour tenter de trouver son chemin jusqu'à cette destination inconnue. Après plusieurs arrêts aux arrêts de bus pour vérifier sa route, il tombe finalement sur la petite rue pavée indiquée. Celle-ci n'est peuplée que de vieux immeubles en pierre ternie, et lorsqu'il arrive en son centre une petite enseigne de bois gravée lui indique qu'il touche au but. Derrière la vitre poussiéreuse du magasin, il distingue quelques instruments entreposés, simples formes de bois qui attendent impatiemment le retour de leur heure de gloire.

Sans hésiter une seconde de plus, il franchit la porte de bois grinçante en faisant tinter une petite clochette.

— Bonjour, lance une voix du fond du magasin.

— Bonjour, répond-il en attendant que quelqu'un apparaisse.

Quelques secondes plus tard, un homme d'une trentaine d'années à la tignasse brune ébouriffée débarque derrière le comptoir, essuyant ses mains poussiéreuses sur son tablier.

— Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

— Mon professeur de musique a dit que vous cherchiez quelqu'un…

— Oh, c'est vous le prodige ?

— Ah… ? s'étonne Sacha en se demandant qui pourrait bien dire ça de lui.

Mais l'homme lui saute quasiment dessus pour lui serrer vigoureusement la main, un grand sourire aux lèvres.

— J'ai appelé Elsa ce matin et elle m'a dit qu'un de ses élèves serait peut-être d'accord, je ne pensais pas que tu viendrais aussi vite ! Enfin c'est fantastique, vraiment, ça fait deux semaines que j'essaye de faire du tri dans ce bazar et je ne m'en sors pas, c'est sans fin… dis-moi, tu as déjà réparé un instrument ?

Sacha se sent étourdi par la vivacité de ce discours qui ne lui a pas offert la moindre seconde pour se rétracter. Après tout, il ne comptait pas vraiment refuser, mais l'enthousiasme qu'affiche son interlocuteur le laisse encore hébété.

— Oh pardon, j'allais oublier, je m'appelle Armand, dit-il en lui tendant une fois de plus la main.

— Alexandre, répond automatiquement ce dernier.

— Je suis enchanté de faire ta connaissance, Alexandre ! Alors, tu as déjà réparé un instrument ?

— Non, je sais simplement les accorder… avoue-t-il en baissant la tête.

— Ne t'en fais pas, c'est déjà bien ! rétorque Armand sans perdre une seconde son ton enjoué. Et puis si ça te plaît, je pourrais te montrer. Au fait, tu joues de quoi ? Du violon c'est ça ? Elsa m'a parlé de tes talents au piano mais je t'avoue qu'un violoniste m'intéresse nettement plus.

— Euh, oui.

Il a du mal à suivre le rythme de parole de son compagnon et pourtant, toute cette énergie qu'il émet met Sacha étrangement à l'aise, comme s'il retrouvait un peu de chez lui dans cet endroit abandonné.

— Suis-moi, tu vas me faire écouter ça.

Ils slaloment entre les différents objets qui peuplent la boutique et alors qu'Armand retient de justesse un carton de leur tomber sur la tête, il se tourne vers lui avec un air désolé.

— Navré pour ce désordre, comme je te l'ai dit je ne m'en sors pas avec tout ça. Mon père vient juste de mourir et je n'ai pas encore eu le temps de nettoyer sérieusement le magasin…

— Je suis désolé pour votre père, lâche-t-il avec un sourire de compassion.

Armand efface rapidement le petit air triste de son visage et le remercie avant de le faire entrer dans la réserve.

— Attends, ne bouge pas, je vais te trouver quelque chose.

Il fouille un moment parmi les débris et finit par y dénicher un vieux violon usé dont il essuie brièvement les cordes et l'archet avant de le tendre à Sacha. Celui-ci le prend avec révérence, admirant une seconde les courbes gracieuses de l'instrument, puis en tire un premier son grinçant qui lui laisse à penser que cela fait un certain nombre d'années qu'il est resté oublié. Non sans peine, il parvient à l'accorder à un niveau décent, et le son qui s'en échappe devient soudainement musique à ses oreilles.

Il se sent transporté dans un autre monde alors que la première note qu'il joue résonne agréablement sous ses doigts, lui procurant de petits frissons le long de l'échine tandis qu'il en ajoute une seconde, puis enchaîne sur une vieille mélodie sombre et langoureuse qui lui traîne dans la tête. Les notes font petit à petit le vide dans son esprit, l'entraînant dans leur danse pour qu'il oublie la réalité un moment et se laisse bercer dans cette toile éphémère se tissant lentement entre ses doigts.

Lorsque la musique s'arrête et qu'il remet les pieds sur terre, il s'aperçoit qu'Armand a les yeux écarquillés, braqués sur lui avec fascination.

— Magnifique, murmure-t-il. Elle avait raison, c'est vraiment un don. Cela dit, il faut que je te trouve un meilleur instrument, celui-ci est bien trop usé pour mettre en valeur une telle habileté.

Sacha rougit malgré lui mais lorsqu'Armand lui pose une main sur l'épaule, le regard brillant, cet encouragement silencieux mêlé à l'empreinte du violon sur ses doigts allègent son cœur pour lui faire retrouver un peu de joie de vivre.

Avant de le renvoyer chez lui, l'informant de repasser dès qu'il le souhaite pour entamer un premier grand nettoyage de la boutique, Armand lui pose une dernière question qui semble lui tenir à cœur :

— Au fait, comment est-ce que je dois t'appeler ? Alexandre ou Alex ?

— Sacha.

--

— Fidèle au poste ? le taquine Gabriel en ouvrant les portes de la piscine.

C'est devenu une sorte de rituel, celui où il doit lutter contre sa peur pour se traîner devant se maudit bâtiment qu'il redoute en se convainquant que c'est pour son bien et que le jeu en vaut la chandelle. Si ses amis apprenaient qu'il a mis les pieds dans une piscine, ils n'en croiraient pas leurs oreilles…

Comme toujours, sa résolution flanche légèrement tandis qu'il enfile sa tenue de bain, cherchant à se souvenir des points positifs et non de l'envie de mourir qu'il a ressentie la dernière fois.

— Rejoins-moi, l'appelle Gabriel, déjà dans l'eau.

Il regarde l'échelle, prêt à descendre, mais l'angoisse qui soudain le prend à la gorge le retient.

— Allez, on a déjà fait ça ! Tu ne peux pas reculer à chaque fois, il faut qu'on continue.

Gabriel lui tend une main dont il se saisit pour se donner du courage, et commence à descendre. L'eau est à la fois brûlante et glacée, l'aspirant lentement dans ses méandres alors que ses jambes s'y enfoncent, et la réalité du sol sous ses pieds ne suffit pas à chasser ce sentiment de malaise qu'il ressent toujours au contact de l'élément liquide. Il serre la main de Gabriel dans la sienne et respire lentement pour se calmer tandis que le jeune homme l'entraîne à sa suite, où il ne sait pas, mais lorsque l'eau vient laper ses cuisses il lui semble que c'est bien assez loin.

— Ça va, je ne te lâche pas, dit Gabriel avec un sourire en coin. Continue d'avancer et pense à autre chose, ok ?

Sacha écarquille les yeux en secouant la tête, incapable de détourner son attention de la situation, et c'est son camarade qui prend les devants pour le distraire :

— Allez, parle-moi d'où tu viens. Tu allais au lycée là-bas ?

— Oui… répond-il faiblement.

— C'est comme ici, tu étais en première ?

— Non, onzième année… on compte à partir de l'école primaire…

— Onzième année c'est la première ? Vous restez… douze ans à l'école ?

— Non, onze. C'était ma dernière année mais je n'ai pas eu l'examen terminal… je la refais ici.

— Alors en fait, il y a une année de moins ?

— Oui.

Il essaye de ne pas tourner la tête, de ne pas penser au niveau de l'eau qui monte lentement jusqu'à venir lécher son aine, et garde les yeux fixés dans les iris nuageux de Gabriel.

— Il est difficile, l'examen terminal ?

— Je n'y suis pas allé, avoue Sacha sur un ton un peu triste. Ma mère était malade…

— Je suis désolé, répond Gabriel en baissant la tête.

La rupture de leur lien visuel fait également baisser les yeux de Sacha et soudain, il se rend compte que ses pieds ne sont qu'une ombre floue sous la surface mouvante. La panique refait aussitôt son apparition et il s'accroche de toutes ses forces à son compagnon qui sursaute de surprise.

— Stop, stop, s'affole-t-il sans pouvoir faire le moindre mouvement.

— Hey, ça va…

— Non, je veux sortir !

L'angoisse qui le paralyse transpire par tous ses pores et c'est au tour de Gabriel de serrer ses doigts pour l'empêcher de défaillir.

— Ferme les yeux ! commande le garçon.

— Non !

— Ferme les yeux ! répète Gabriel sur un ton ferme en s'approchant de lui pour placer leurs mains entrelacées devant son visage. Oublie ce qui se passe, oublie la peur.

— Je ne peux pas…

— Imagine-toi ailleurs et dis-moi où tu es.

— Ici, répond Sacha d'une voix tremblante.

— Non ! Concentre-toi, dis-moi où tu es. Allez…

Il lutte contre son corps qui rejette la sensation de l'eau encerclant sa chair, contre son esprit persistant à le convaincre qu'il est en train de signer son arrêt de mort, et inspire lentement pour rechercher un souvenir auquel se raccrocher.

— Sotchi… (3)

— Sotchi ? répète Gabriel dans un murmure.

— Kolia avait emprunté une voiture… on a conduit toute la nuit…

Il sent qu'on pose ses mains sur des épaules chaudes et que d'autres mains viennent encadrer son cou, l'attirant imperceptiblement vers l'avant.

— Continue, lui souffle-t-on.

— Il faisait chaud… une chaleur étouffante. On est allé à la gare…

Il sent que Gabriel le fait avancer et le clapotement de l'eau manque de le sortir de sa transe, le forçant à redoubler de concentration pour ne pas se laisser tomber au fond du bassin.

— Anna voulait aller à la plage mais ils ont choisi un lac… il y avait une cascade, au milieu de la forêt. C'était bruyant…

Alors qu'ici tout est silencieux, hormis le son produit par leurs souffles vaporeux, hormis les clapotis que les remous provoquent en s'écrasant contre les bords. Et ce silence est oppressant.

— Ils ont essayé d'attraper un lapin. Liocha… il est tombé dans le lac et tout le monde l'a rejoint.

— Toi aussi ? murmure Gabriel.

— Je suis resté dans l'herbe…

— Tu aurais pu y aller.

— J'aurais pu ?

Soudain, un bruit de choc les stoppe alors que le dos de Gabriel heurte le bord et manquant de s'arrêter à temps, Sacha entre en collision avec lui.

— Ouch ! s'exclame Gabriel en repoussant légèrement.

Il s'écarte pour se rendre compte qu'ils sont de retour au bord de la piscine, seulement pas le bord d'où ils viennent ; le liquide atteint à présent le haut de son torse et un désagréable frisson le secoue. L'illusion est finie et c'est de nouveau vendredi soir, de nouveau ce fichu endroit chloré, de nouveau la peur qui prend le pouvoir.

— On est au plus profond, dit alors Gabriel en le fixant dans les yeux. Et tu ne coules pas…

— Non.

— Qu'est-ce que ça fait ?

— C'est désagréable.

— Non, le fait d'avoir surmonté ta peur…

Sacha l'observe un moment, lui qui perd son temps pour lui, pour ses caprices futiles et ses angoisses puériles, lui qui se cache derrière son masque alors que le vrai visage est là, juste devant lui, avec un sourire d'enfant enjoué.

— Merci, répond-il simplement.

Gabriel lui flashe un clin d'œil puis prend appui sur ses mains pour se soulever hors de l'eau, s'asseyant un bref instant au bord avant de se relever.

— С удовольствием. (4)

Avant que Sacha ne puisse ouvrir la bouche, le jeune homme a traversé la distance qui le sépare de l'autre bassin et y disparaît, plongeant dans les eaux glacées où il semble se mouvoir comme un poisson. Il le regarde quelque temps, son corps parcourant sans difficulté la distance qui relie les deux bords du bassin, comme si le liquide l'accompagnait tel l'air qui frôle les ailes d'un avion.

S'extirper de l'eau est un réel soulagement mais il contemple tout de même avec une petite fierté le chemin parcouru au cours de cette étrange soirée. Finalement, il se sent un peu plus confiant sur la tournure que prennent les événements, et se dit que son séjour ici n'aura pas complètement servi à rien.

--

Amusant comme quelques semaines peuvent suffire à retourner une situation. Même si tout n'est pas parfait, il a retrouvé au fil du temps des raisons de s'accrocher à cette vie et à défaut de s'y plaire, il s'y sent dorénavant moins étranger. Ce soir-là, le professeur de français lui a fait remarquer à juste titre que les épreuves anticipées du bac étaient dans quelques mois et qu'il allait lui falloir un peu de persévérance pour écrire dans un français grammaticalement correct. Ayant refusé de suivre les cours de « français langue étrangère » qu'on lui a proposés à son arrivée, il s'en trouve maintenant réduit à devoir mettre les bouchées doubles sur le travail scolaire. S'il avait échoué chez lui à obtenir son examen d'entrée à l'université, il ne referait pas la même erreur ici ; puisque plus rien ne le retient, autant se donner les moyens de construire quelque chose.

Mais pour le moment, les rédactions vont devoir attendre car c'est vers la boutique d'Armand qu'il se dirige, son sac de cours encore sur le dos, bien décidé à entamer le travail promis.

— Sacha ! s'exclame Armand en le voyant passer le pas de la porte.

Il sourit et dépose ses affaires dans un coin, surpris de voir qu'une partie du magasin a déjà été dégagée pour y faire entrer un peu de lumière.

— Je viens aider pour le rangement.

— Tu tombes bien, j'étais en train de déplacer un piano et c'est fou comme ces vieilles choses peuvent peser des tonnes ! Déjà, j'ai pu me débarrasser de tous les débris inutiles qui traînaient, il a fallu trois voyages jusqu'à la déchetterie… mais au moins on voit à nouveau la vitre !

Sacha se retient de rire en le suivant vers l'arrière-boutique, résigné au caractère excentrique du jeune homme qui semble compenser son habituelle solitude en réitérant tous les événements de la semaine à ses oreilles. Mais cela ne le gêne pas, il est même heureux pour une fois d'avoir quelqu'un avec qui converser pendant qu'ils effectuent les tâches ingrates que demande un bon rangement. Ce n'est que trois heures plus tard que l'endroit ressemble enfin à quelque chose, les instruments rangés par catégorie dans les coins de la pièce et l'ensemble des déchets regroupés au milieu des cartons.

— Est-ce qu'on fait le ménage aussi ? demande Sacha en voyant les tas de poussière qu'ils ont soulevés s'étaler à leurs pieds.

— Je crois que je m'en occuperai demain plutôt, soupire Armand en s'asseyant sur le bord d'un meuble. Ensuite, il va falloir que je fasse l'inventaire des commandes de restauration et que l'on range les instruments à retaper plus tard…

Sacha saisit délicatement un violoncelle posé dans un coin et constate rapidement que presque tout l'extérieur est à refaire si l'on veut en sortir le moindre son.

— Est-ce que je peux aider ?

— J'ai bon espoir que oui, répond Armand en riant. Quand on aura dégagé un peu le terrain, je te montrerai les bases. En attendant, il est huit heures passé… le temps de faire une pause, je crois !

Après un détour à la salle de bain pour se débarrasser de la crasse qui les macule, Armand insiste pour l'inviter à dîner jusqu'à ce qu'il doive céder à son entêtement. Une volée de marches plus haut, Sacha se retrouve dans un joli petit appartement moderne apparemment refait à neuf.

— Laisse tes chaussures dans l'entrée, dit Armand en faisant de même.

— Je ne veux pas déranger, s'excuse-t-il encore une fois, embarrassé par cette proposition imprévue.

— C'est moi qui t'invite et d'ailleurs, tu ne vas pas refuser de tenir compagnie à un triste célibataire…

Sacha sourit et le suit jusqu'à la petite cuisine aménagée, semblable à une image de magazine.

— Est-ce que tu veux prévenir quelqu'un ? s'inquiète soudain Armand.

— Non…

— Même pas tes parents ?

Il secoue doucement la tête, incertain quant à l'explication qu'il doit donner, mais Armand semble comprendre et lui épargne cette peine.

— Ça t'ennuie si on fait un plat surgelé ? Il doit y avoir des lasagnes quelque part… je suis désolé mais la cuisine, ce n'est vraiment pas mon rayon.

— C'est très bien, acquiesce Sacha.

Une fois le plat au four, son hôte lui tend deux verres et lui fait signe de le précéder au salon. Il s'installe sur un des fauteuils en suédine, posant précautionneusement les verres sur la table vernie, et regarde avec curiosité le décor abstrait qui meuble la pièce.

— Je sais ce que tu te dis, lance Armand en lui servant un soda. On ne dirait pas comme ça, mais à l'origine, les endroits vieux et poussiéreux ce n'est pas ma passion ! Je n'avais pas prévu de devenir luthier, même si mon père a passé beaucoup de temps à m'en apprendre les subtilités ; j'ai fait des études pour être traducteur. Mais je n'avais pas prévu non plus que mon père mourrait aussi tôt…

Sacha ne dit rien, ne comprenant que trop bien ce qu'il peut ressentir, et le laisse ravaler la peine le temps d'une gorgée pétillante.

— Si je ne faisais rien, ils auraient détruit la boutique, personne n'en voulait. Des luthiers aujourd'hui, il n'y en a plus beaucoup, et je ne pouvais pas abandonner ce que mon père avait mis toute une vie à construire pour un simple caprice.

— Je comprends.

— Les travaux de l'appartement sont finis depuis peu, c'est pour ça que je commence à m'attaquer à la boutique. Mon père avait une clientèle assez importante, il était reconnu comme luthier et il faut maintenant que je prenne la relève.

Ils se regardent un instant, yeux verts dans yeux bruns, le même sourire étirant leurs lèvres.

— Je suis content de pouvoir aider, dit Sacha.

— Je suis content aussi d'avoir un coup de main. Merci, Sach' !

Et sur ces mots ils font tinter leurs verres, signant par ce geste le pacte d'une collaboration à long terme.

Le dîner se déroule sur fond de musique classique et une fois terminé, ils s'appuient ensemble sur le rebord de la fenêtre ouverte le temps d'une cigarette.

— Je peux te demander d'où tu viens ? demande alors Armand. J'ai remarqué le petit accent…

— De Moscou.

— Long voyage dis-moi… tu as de la famille ici ?

— Oui, ma mère est française et sa sœur habite ici.

— Ça fait longtemps que vous êtes arrivés ?

— Quelques semaines…

Devant le regard interrogateur d'Armand, Sacha décide de laisser tomber les retenues et de se confier sincèrement à cette personne avec qui il se sent étrangement bien.

— Mon père s'est fait assassiner au printemps. On a eu pas mal d'ennuis depuis et un ami à lui nous a permis de rentrer en France, comme ma mère est française. Mais, à cause du choc… elle n'est plus comme avant.

— Je suis désolé, dit doucement son interlocuteur en lui posant une main sur l'épaule.

— J'habite dans un studio en ville et elle avec sa sœur à la campagne.

L'air triste d'Armand le force à sortir de sa morosité et il ajoute sur un ton qui se veut rassurant :

— Mais ça va, ça me convient comme ça. Je m'habitue. Toi aussi tu vis seul…

— Moi je ne suis pas un lycéen, rétorque-t-il avec une bourrade amicale. Mes parents ont divorcé il y a longtemps et ma mère habite à la capitale, on ne se voit pas souvent. Et puis les femmes j'ai donné, tout ce que ça m'apporte ce sont des ennuis !

Sacha rit avec lui en se disant qu'il avait dû en voir passer, aux vues de son physique attirant. Un grand brun à la peau mate et aux yeux sombres, avec un sourire charmeur et un rire entraînant, ce n'est pas exactement l'idée que l'on se fait d'un luthier.

— Et toi, qu'est-ce que tu en dis des Françaises ? demande Armand en lui faisant un clin d'œil.

— Je n'ai pas vraiment le temps, bredouille-t-il en rougissant un peu.

— T'inquiète, je comprends. Tu sais, si tu n'as pas le temps de venir à la boutique, je ne t'oblige pas…

— J'aime bien venir, l'arrête Sacha. Ça me change les idées… je voudrais être utile.

— Ça me fait très plaisir, vraiment. D'ailleurs, puisqu'Elsa t'a appâté pour venir, j'ai trouvé quelque chose pour te motiver encore plus…

Il disparaît un moment pour revenir avec un bel étui laqué, qu'il tend à Sacha avec un grand sourire.

— Mon père était violoniste, aussi. Il vient de sa collection personnelle.

— Je ne peux pas…

— Je ne sais pas en jouer tu sais, il sera définitivement plus heureux avec toi.

Et sans lui laisser le choix, il lui place l'objet entre les mains avant de se reculer d'un pas. Sacha ouvre avec précaution l'écrin et affiche alors de grands yeux éblouis devant la merveille qui s'y trouve.

— Je ne peux pas accepter, murmure Sacha en le posant délicatement sur la table.

— Tu vas le laisser moisir au fond d'un grenier ? Ce que tu as joué l'autre jour… le rendu serait magnifique sur un instrument comme celui-là.

— Mais… vous pourriez le vendre très cher.

En effet, gravée dans l'érable, une signature datant du dix-neuvième siècle vient appuyer la valeur de l'objet, recouvert d'un vernis sombre aux reflets rouges lui donnant un aspect envoûtant.

— Je n'ai pas besoin d'argent et mon père n'aurait pas voulu que je vende ses violons à des inconnus. Par contre, le voir dans les mains de quelqu'un avec autant de potentiel que toi… rien ne pourrait lui faire plus plaisir.

Bien qu'il ne peut se résoudre à accepter quelque chose de si précieux, Armand le regarde avec insistance, une pointe de réprimande dans le regard au cas où il compterait contester, et le pousse à jouer quelque chose avant de se décider.

Sacha saisit doucement le violon entre ses doigts, le calant au creux de son cou, et un délicieux sentiment familier l'envahit alors que l'archet effleure les cordes. Un son incroyablement clair s'en échappe, lui procurant des fourmillements au bout des doigts ; les notes s'enchaînent et il se laisse finalement sombrer parmi elles, oubliant un bref instant qui il est, où il est, pour profiter pleinement du bien-être que la musique lui procure. Ses doigts se mettent d'eux-mêmes à jouer un long morceau classique, de ceux qu'il a appris il y a peu et qui semble retranscrire au mieux les possibilités que lui offre l'instrument.

Armand le regarde en silence, oubliant même de tirer sur sa cigarette qui se consume lentement au coin de ses lèvres, et lorsque la musique se tait enfin et que les yeux de Sacha se font interrogateurs, ceux d'Armand semblent s'embuer.

— Tu ne peux pas refuser, pas après une performance pareille… murmure-t-il avec incrédulité. C'était magique.

— Mais…

— S'il te plaît.

Il se mord la lèvre, coincé par l'insistance de son hôte et son désir de profiter encore un peu de l'instrument, auquel ses doigts s'accrochent comme pour le convaincre de céder.

— Considère que m'aider au magasin de temps en temps sera son paiement, conclut Armand avec un demi-sourire. Si tu acceptes, je pourrais même te trouver des concerts où jouer, les jeunes comme toi sont une denrée rare. Des jeunes qui jouent encore avec passion…

— Je ne sais pas comment vous remercier, dit-il tout bas.

— Tu viens juste de le faire, rétorque Armand en posant une main sur son épaule. Allez, rentre maintenant, il est tard. On se voit bientôt et d'ici là, prends-en soin.

— Je vous le promets, répond Sacha en s'inclinant légèrement, les doigts vibrants de bonheur.

 

(1) Ça ne va pas la tête ?!
(2) Enfoiré
(3) Ville du sud de la Russie, au bord de la Mer Noire
(4) Avec plaisir

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